y^^/ I Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/uvrescompltesd06ch I OEUVRES DE M. J. CHÉNIER DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT IMPRIMEUR DU ROI ET DE l/lKSTITUT, RUE JACOB, w" 24. OEUVRES POSTHUMES DEM.J. CHÉNIER, MEMBRE DE L'INSTITUT; REVUES, CORRIGÉES, ET AUGMENTEES DE BEAUCOUP DE MORCEAUX INEDITS; PRÉCÉDÉES D'UNE NOTICE SUR CHÉNIER Par m. DAUNOU , membre de l'institut ; ET ORNÉES I)U PORTRAIT DE l'aUTEUR d'aPRÈS M. HORACE VERNET. TOME I. PARIS, GUILLAUME, LIBRAIRE, RUE HAUTE - FEUILLE , N" 14. MDCCCXXIV. UniveriTÇj* Dliki • _ > r^ PGl /9a NOTICE SUR M.-J. CHÉNIER, Par m. DAUNOU, de l'institut. ««««09 •• ««o« es 9^ Marie-Joseph Chémer naquit, le 28 août 1764, à Constan- tinople, où son père était consul général. Transporté en France des l'âge le plus tendre, il reçut à Paris une éducation si précoce et si rapide, qu'aussitôt qu'elle fut terminée il sentit le besoin d'étudier tout ce qu'on venait de lui apprendre. Mais la nature l'avait doué d'une raison forte, d'une vive et brillante imagination, d'une mémoire immense; et il avait puisé au sein de sa famille , beaucoup plus que dans les écoles, le goût de toutes les connaissances utiles. Ses parens entrete- naient avec un grand nombre d'artistes et de littérateurs dis- tingués des relations qui, depftis 1770 jusqu'en 1780, contri- buèrent à développer ses talens, secondèrent les progrès qu'il faisait déjà, et préparèrent surtout ceux qu'il devait faire. Sa mère, née en Grèce et digne d'une telle patrie, est connue par quelques lettres insérées dans le Voyage littéraire de Guys; et son père, après avoir rempli honorablement plusieurs fonc- tions diplomatiques, a publié deux ouvrages, Tun sur l'his- toire des Maures, l'autre sur les révolutions de l'empire ottoman. En 1781 M.-J. Chénier embrassa la profession militaire, qui, depuis le milieu du dix-huitième siècle, était devenue compatible avec celle des lettres. Officier dans un régiment de dragons alors en garnison à Niort, il a passé dans cette ville deux années, durant lesquelles il a recommencé toutes ses OEuvres posthatnes. 1. ^ Il NOTICE «'•tildes. N'ayant plus de professeurs , il fit en peu de temps des progrès solides; mais il était trop avide d'instruction et de gloire pour se tenir long- temps si loin du centre des lu- mières el du théâtre des succès. Il fallut donc quitter le ser- vice, revenir à Paris, et se mettre en état de débuter le plus tôt possible dans un des principaux genres de littérature. Depuis son adolescence, il n'avait cessé d'ébaucher des scènes théâtrales, d'imaginer des canevas dramatiques, et de s'exercer à les remplir. Parvenu à l'âge de vingt-deux ans, il rougissait d'être encore inconnu; et, le 4 novembre 1786, il lit représentera Fontainebleau une tragédie qui, jouée à Paris le 6 du même mois , fut imprimée peu de temps après : elle se nommait Azémlre. Il n'a pas daigné la faire entrer, en 1801, dans le recueil de ses pièces de théâtre ; il ne parlait plus ^ Azémire qu'avec cette gaîté satirique qui , dans les der- nières années de sa vie, était devenue l'un de ses talens. Nous oserons être moins sévères : quoique cet essai ne fût pas heureux, déjà quelques traits éloquens de l'un des principaux rôles, quelques mouvemens , quelques beaux vers, annon- çaient un poète tragique. Les premiers efforts d'un talent qui s'est perfectionné peuvent mériter qu'on les observe : en lisant cette pièce à la tète du Théâtre de Chénier, les jeunes auteurs dramatiques apprennent au moins à ne pas se décourager. Trois aimées de silence et d'études suivirent une si faible tentative; et l'on ne se souvenait plus du tout à'Azémire^ quand Charles IX parut, le 4 novembre 1789 : l'éclatant succès de cette tragédie fut considéré comme le début de Chénier. Il nous serait difficile de dire combien de fois elle a été représentée, reprise, imprimée, traduite; mais, tandis qu'elle obtenait partout tant de renommée, elle subissait l'inexorable censure de son propre auteur, qui jusqu'en 1801 n*a cessé de la retoucher. Il aimait passionnément la gloire, mais la gloire durable ; et il sut de bonne heure de quels longs travaux elle est le prix. Auprès cette tiagédie mémorable, dont le principal ressort SUR M.-J. CHENIER. m ost la terreur, et dont l'ônergie est le plus sensible caractère, Chi-nier donna, en 1791, deux tragédies qu'on peut compter an nombre des plus pathétiques qui soient au théâtre : Henri VIII et la Mort de Calas. Cette dernière même est un spectacle si déchirant, que l'auteur a fini par reconnaître qu'il avait passé le but; c'est un monument précieux de son talent plutôt qu'une heureuse production de son art. Plusieurs vers de ce drame sont restés dans la mémoire des hommes de goût : ceux surtout qui offrent une peinture si fidèle des fu- nestes effets de l'édit de i685. Mais le pathétique est si pro- fond et si vrai dans Henri VIII, qu'il suffirait à remplacer les autres genres d'intérêt qui pourraient manquer à cette tra- gédie. Quand on la veut critiquer, il faut commencer par es- suyer ses larmes, veiller sans cesse à les retenir, et résister non moins courageusement aux impressions qui résultent des mouvemens et de la beauté du style. Elle a été aussi à diver- ses reprises retouchée par le poète, qui semblait avoir une sorte de prédilection pour elle. Il en a donné, en i8o5, une dernière édition, la seule qui contienne toutes les corrections qu'il a faites à ce poëme. Caïus GracchuSf mis au théâtre en 1795, continuait d'être représenté en 1794- En vain Fauteur avait dignement exprimé les grandes pensées et les sentimens énergiques des Romains; en vain il avait souvent reproduit les traits et les mouvemens de leur éloquence républicaine; on ne lui pardonna point d'avoir osé emprunter leur voix pour demander des lois et non du sang, au moment même où le sang ruisselait en France sur les ruines de toutes les institutions sociales. La tyrannie répondit : Du sang et non des lois^ proscrivit la pièce , et ré- solut la proscription du poète. Il avait mérité cette honorable haine par plusieurs autres actions généreuses, et principalement par sa tragédie de Fé- nélon, représentée au mois de février 1793. La morale auguste et véritablement religieuse qui règne dans cet ouvrage était une sorte de protestation solennelle contre les crimes publics a. IV NOTICE fOTICE Voltaire lui-menu; avait donné place dans son Dictiotniaire j)hiloso|)hic]ue an discours de Rulhière sur les Disputes. Nous croyons qu'en effet Voltaire eut dit de ces vers de Cliénier encore plus que de ceux de Rulhière : « Voilà des vers comme « on en faisait dans le bon temps. » La Hollande affranchie du joug espagnol était \c sujet d'un poëme épique en dix livres, qui, entrepris en 1806, n'aurait pu être achevé qu'en 181 5, et qui demeurait interrompu toutes les fois que le poète, dont la santé s'affaiblissait de jour en jour, perdait l'espoir d'atteindre à ce terme. 11 se pro- mettait de finir an moins un poëme didactique, qui ne devait avoir que quatre chants, mais dont il n'a pu terminer que le premier. Il osait y traiter de la théorie générale des beaux arts, des principes qui leur sont communs à tous, des formes et des méthodes qui doivent demeurer propres à chacun d'eux. Il avait déjà publié un discours en vers sur les poèmes descriptifs; et il se proposait d'examiner si la raison et le bon goût admettent un genre romantique. C'est, comme on voit, un recueil très-riche et très-varié que celui des poésies diverses de Chénier : il s'en faut pour- tant que nous indiquions ici tous les morceaux qui le compo- sent, ni tous ceux qui resteraient à y joindre. Les amis des lettres et de la liberté y ont distingué l'élégie intitulée la Pro- menade, composée en i8o5 : peinture fidèle et touchante des sentiments politiques de l'auteur, de son patriotisme inalté- rable, et de l'horreur que lui inspirait la tyrannie sous la- quelle géipissait alors la France. Ses écrits en prose peuvent se diviser en trois parties dont la première est comprise, sauf les morceaux que l'on n'a pu rccovivrer, dans un volume publié eu 1818, sous le titre de Fragments de littérature \ On y trouve un discours, im- primé en 1801, sur les progrès des connaissan,ces en Europe, et de l'enseignement public en France. Quoique ce discours r. A Paris, ohez, Maradaii ; iii-8'\ SUR M.-J. GHENIER. xi ait été prononcé à une distribution de prix , ce n'est ni une liaranjj;ue de collège, ni un tissu de vaincs formules, de com- plimens académiques et d'exhortations banales : c'est un élo- quent morceau d'histoire littéraire, et véritablement un mo- dèle de l'art d'instruire, qui n'est au fond que celui d'agrandir l'esprit des élèves, de l'enrichir d'idées précises, mûres et profondes. Mais l'histoire des lettres avait tant d'attrait pour Chénier que depuis il en voulut faire l'objet d'un travail beau- coup plus étendu. Les discours qu'il a lus à l'Athénée de Paris contenaient la première partie d'un Tableau historique de la littérature française : il y traçait l'histoire de la langue et des divers genres de poésie et de prose depuis le onzième siècle jusqu'à l'avènement de François P^. Le seizième, le dix-sep- tième et le dix-huitième siècles devaient fournir la matière des trois autres parties. Une excellente introduction expose le plan de tout l'ouvrage, et en indique même les principaux résultats. Les leçons qui concernent tes fabliaux et les anciens romans français sont les seules qui aient été imprimées en entier. Celles qui avaient pour objet les chroniques, les his- toires, les poèmes, les mystères, et les autres productions dramatiques antérieures à l'année i5i5, ne sont point assez complètes dans les copies qu'il a été jusqu'ici impossible d'en recouvrer. Toutes ces leçons étaient d'un grand intérêt, mal- gré quelques inexactitudes ou même quelques erreurs que Chénier n'avait pas eu le temps d'éviter. Il se proposait de vérifier plus à loisir certains détails obscurs et d'une faible importance, auxquels il n'avait guère pu donner que l'atten- tion qu'ils méritent. Il s'était du moins assuré, par beaucoup de lectures et de recherches, de la vérité des résultats essen- tiels. Nous oserons dire qu'il les a mieux saisis, et surtout mieux présentés que n'ont fait jusqu'à présent ceux qui ont attaché un prix extrême à des particularités aussi indifférentes que problématiques. L'érudition est sans contredit indispen- sable dans ces matières; mais elles réclament encore plus, pour être utilement traitéç* , les lumières de la philosophie. XII NOTICE les i^ract's de l'esprit et du style. Ce qu'il (aut lej^retter, e'est que Chénier n'ait achevé que la partie la moins attrayante de son ouvrage, et que la littérature française, proprement dite, attende encore un historien, quand la littérature italienne en a trouvé un, et le meilleur qu'elle ait jamais eu , dans un écri- vain français '.Aux discours, aux leçons que nous venons de rappeler, on a joint des articles de littérature insérés par Chénier dans quelques journaux, spécialement dans le Mer- cure, dont il était, en 1809 et 1810, l'un des rédacteurs, et ime traduction du Dialogue sur les orateius attribué à Tacite ou à Quintilien. Il a traduit d'autres morceaux de Tacite ; et ce travail est resté manuscrit; mais on a imprimé en Belgi- que et ailleurs sa version française de la poétique d'Aristote. Tels sont ceux de ses écrits en prose que nous comprenons sous une première classe. La seconde consiste dans le volume imprimé sous le titre de Tableau historique de l'état et des progrès de la littéra- ture française depuis 1789 : ouvrage déjà classique, qui de- j)uis la fin de 1816 a eu quatre éditions, outre celle que l'Institut en avait fait faire en i8i5. Ce volume est malheu- reusement resté incomplet : on n'y trouve ni le chapitre qui devait concerner le genre oratoire, ni celui qui aurait été consacré à l'examen des livres d'histoire littéraire; on désirerait aussi les dernières pages du chapitre qui traite de l'histoire civile : mais ceux qui ont pour objets la gram- maire, la logique, les sciences morales et politiques, la théorie de l'art d'écrire et les romans, sont achevés, aussi bien que ceux qui concernent les principaux genres poétiques. Avant la publication de cet ouvrage, l'opinion publique, il faut l'avouer, n'avait point encore décerné à Chénier la place éminente qu'il méritait parmi les prosateurs de ces derniers temps : on ne connaissait toute l'étendue ni de son talent, ni I. Histoire littéraire d'Italie, par Ginguené. Paris, chez Micliaud ,^ iSiç), 9 vol. Jn-S**. — Ibid., a*^ édilion , 1824,9 vol. in-S**. SUR M.-J. CHENIER. xiii (le ses lumières, ni de son impartialité; on ne savait pas quel empire sa raison et sa conscience exerçaient sur ses préven- tions et sur ses ressentimens; on ignorait qu'habile autrefois clans l'art de la satire, il avait fini par l'être bien plus dans l'art de louer : véritable et rare progrès du talent littéraire autant que de la bonté morale. Ce Tableau, où sont si bien appréciées les productions les plus récentes de notre littéra- ture, a pour appendice un rapport auquel avaient donné lieu les discussions sur les prix décennaux, ouvertes au sein de l'Institut. C'est le dernier écrit de Chénier : il l'a tracé d'une main mourante avec toute la vigueur et toute la grâce de son taleiat. Cette fois les applaudissemens furent unanimes, et l'on parut sentir enfin quel littérateur, quel écrivain l'on était sur le point de perdre : l'auteur fut presque aussi loué que s'il eût déjà cessé de vivre. Il est certain qu'en réclamant pour l'un de ses anciens ennemis le prix de littérature didactique il a réellement enseigné à le mé- riter, et que personne encore n'avait mieux apprécié ce qu'il y a d'excellent et d'imparfait, de trop court et de trop long dans les dix-neuf tomes du Lycée de La Harpe. Divers autres écrits en prose , que nous n'avons pas encore indiqués, composeraient une troisième et dernière classe. Nous voulons parler, non des préfaces et des notes qu'il a jointes à ses poèmes, principalement à ses tragédies, mais bien des dis- cours qu'il a prononcés dans plusieurs assemblées politiques, et qui, presque tous encore, appartiennent à la littérature, par leur matière même autant que par leurs formes. En effet, ils concernent la propriété des productions littéraires, les ré- compenses dues aux savans , aux artistes , aux écrivains ; la conservation des monumens , des livres et des objets d'arts ; l'instruction publique en général , et certaines institutions par- ticulières, spécialement le Conservatoire de Musique, dont Chénier a proposé, obtenu et déterminé l'organisation. Voilà quels ont été ses ouvrages en prose et en vers depuis XIV NOTICE 1786 jusqu'à la fin de i8io, c'est-à-dire durant vingt-quatre années, entre lesquelles il en faut compter dix de fonctions politiques et dix de maladies. Il a été, sans interruption, membre de toutes les législatures qui se sont succédé depuis 179*^ jusqu'au mois de mars 1802. Quoiqu'il ait beaucoup écrit en vers et en prose dans le cours de ces dix années, il est indubitable que, s'il avait pu les con- sacrer aux lettres sans partage et sans distraction , le recueil de ses œuvres serait aujourd'hui beaucoup plus riche. Cepen- dant, comme nous venons de le dire, c'était encore de littérature et d'instruction publique qu'il s'occupait le plus ordinairement dans l'exercice de ses fonctions législatives, et il s'est, à cer- taines époques, presque borné à ce seul genre d'activité et d'influence. Quand il sortait de cette sphère, c'était presque toujours, depuis 17945 pour contribuer au retour de l'équité, pour s'opposer aux résolutions tyranniques, aux mesures ar- bitraires, pour rétablir l'ordre et le règne des lois. Sa voix éloquente a rappelé au sein de la Convention M. Lanjuinais et les autres proscrits de 1793 , et au sein de la France M. de Talleyrand. Il est bien aisé, après de violens orages, de censurer les hommes publics qui , jetés au milieu des troubles , ne les ont pas maîtrisés. Mais l'exagération des reproches qu'on leur adresse prouve seulement qu'en leur place on en aurait soi- même mérité de bien plus graves; car c'était précisément cette partialité , cette rigueur extrême , cet impatient besoin de con- damner, qui, dans ces temps déplorables, disposait, entraî- nait presque invinciblement aux erreurs , aux fautes , aux injustices. Il est une opinion , un vote de Chénier que nous n'entendons excuser en aucune manière; à l'égard des autres, nous désirerions que ses censeurs voulussent bien prendre une connaissance un peu exacte des faits et des époques dont ils parlent : ils sauraient que plusieurs missions lui ont été proposées en 1793; que, pour les avoir toutes l^efu- SUR M.-J. GHENIER. xv sres , ii fnl exclu du comité d'instruction publique '; que, menacé d'une proscription plus sérieuse, et forcé de prendre la parole sur les honneurs qui avaient été décernés, en 1791, à la mémoire de Mirabeau, il osa rendre hommage aux ta- lens, au génie et à quelques actions de cet orateur célèbre, et ne pas dire un seul mot d'un autre homme dont on divini- sait le délire et les attentats. Ce silence, au moment même d'une telle apothéose, en était, sans aucun doute, le désaveu le plus solennel, l'improbalion la plus outrageante; et nous ignorons ce qu'auraient fait de plus courageux, en une pareille conjonc- ture , ceux qui ont tant blâmé et si peu lu ce discours ^. J^es tyrans en jugèrent mieux : ils se promirent de venger leur idole par la perte de Chénier et de sa famille entière. Son père fut menacé; deux de ses frères furent arrêtés; il fut bientôt dé- noncé lui-même, cité, recherché, inscrit à son rang sur l'une des pages de la liste des proscriptions. Il n'en devint que plus ardent à solliciter la délivrance de ses frères: durant plusieurs mois il n'eut: pas d'autre pensée, et ses instances furent si vi- ves, si persévérantes, qu'il parvint à sauver l'une des deux victimes. Nous ne prétendons point le louer ici de ces démar- ches, auxquelles l'entraînaient les sentimens les plus tendres, mais qu'il aurait encore faites quand il n'eût consulté que son intérêt personnel ; caries périls de ceux qui portaient son nom agravaient les siens propres, et l'on arrivait à lui en les frap- pant. André Chénier périt le 7 thermidor; et cette date toute seule réfuterait assez une calomnie aussi absurde qu'horrible. Si quelqu'un, le 7 thermidor, avait en effet le moyen de sau- ver ses parens les plus chers , assurément un tel crédit , une telle puissance n'appartenait point à celui qui périssait lui- même si ce régime sanguinaire eût duré quinze jours de plus. Immolé à trente-un ans, André Chénier s'était déjà distingué 1. Voyez le pi*ocès-verbal de la Convention nationale, séance du quin- zième jour du premier mois de Tan II, pages i23 et 124. 2. Il est dans le Moniteur du 7 frimaire an II. XVI NOTICE dans la carrière des lettres : ses productions en vers et en prose annonçaient nn écrivain d'un goût pur, d'un esprit étendu et d'un rare talent. Sa mère, qui l'a pleuré quatorze ans, demeura tant qu'elle vécut avec Marie-Joseph Chénier; et c'était lui qui la consolait, si le charme de la douleur par- tagée doit s'appeler consolation \ Une femme célèbre , que Chénier comptait au nombre des écrivains dont la littérature française devait s'enorgueillir % l'a jugé lui-même avec beaucoup moins d'équité l Elle ne cite pourtant, de toute sa conduite politique, que deux faits fort honorables l'un et l'autre, savoir : ce qu'il fit pour M. de Talleyrand, qui lui dut son rappel, et pour Dupont de Ne- mours, qu il parvint a ^awper.Madame de Staël trouve ces deux actions assez belles pour s'y associer elle-même ; et sans doute elle était fort digne de les suggérer; car on l'a vue, dans toutes les circonstances difficiles , empressée à rendre des services courageux; et les périls de tous les hommes de mé- rite, y compris Chénier '' y ont toujours vivement excité son zèle. Il était l'un de ceux dont elle recherchait le plus la so- ciété : on la rencontrait chez lui; on le remarquait parmi les membres du Corps législatif et de l'Institut qu'elle se plaisait 1. Voyez les vers 129-156 du Discours sur la Calomnie , tome III des œuvres anciennes, présente édition. 2. Tableau de la Littérature française depuis 1789. 3. Considérations sur la Révolution française, pages 188 et 189 du tome II. 4. Voici ce que madame de Staël écrivait, en 1802, à un ami de Ché- nier : « Je suis venue chez vous ce matin pour vous demander si vous «ne saviez rien de Chénier, dont je suis fort inquiète, et pour causer «c avec vous sur les services qu'on peut lui rendre. Je voulais lui faire « offrir de l'argent, un asile et un passeport, selon qu'il pourrait en avoir «besoin.» Chénier, quoiqu'il n'ait accepté aucune de ces offres, n'en était pas moins reconnaissant. SUR M.-J. CHÉNIER. xvii à réunir chez elle. Madame de Staël aimait comme lui , il aimait comme elle la liberté et la justice; et, depuis 1795 jusqu'en 1802, on n'apercevait d'ordinaire aucune différence bien essentielle entre leurs opinions politiques. Il n'en était pas tout- à -fait ainsi lorsqu'il s'agissait du genre romantique ou de la philo- sophie allemande : nous devons confesser que, sur ces articles, Chénier ne se montrait ni assez traitable ni peut-être même assez poli ; et c'est sans doute à quelque ressouvenir de ces discussions ou disputes littéraires qu'il convient d'attribuer ce qui est dit des préjugés et del'âpreté de Chénier, dans l'ou- vrage posthume, d'ailleurs si recommandable, de madame de Staël. Tous ceux qui ont connaissance des événemens de 1 799 et des trois années suivantes savent que Chénier fut l'un des hommes publics de cette époque qui, soit dans les commissions inter- médiaires établies le 18 brumaire, soit au sein du tribunal, s'efforcèrent de mettre un frein aux usurpations, de repousser les lois arbitraires , de maintenir en France les derniers restes du système représentatif, et qu'on eut besoin d'éloigner pour arriver au consulat à vie et à l'empire. Il fut donc compris dans l'élimination de 1802 avec Ginguené , Saint-Aubin, et MM. Bailleul, Ganilh, Parent-Réal, Benjamin-Constant, Thiessé, etc.; et peu s'en fallut qu'on ne prît contre lui des résolutions plus violentes ^ Tant d'orages, tant de périls et de chagrins doivent être comptés parmi les causes qui ont abrégé les jours de Chénier. L'altération de sa santé n'était déjà que trop sensible en 1799, quand il résistait avec l'énergie la plus honorable aux der- niers mouvemens de l'anarchie, et aux premières entreprises de l'usurpateur. Sa constitution robuste et les soins de M. Por- tai, son médecin et son ami, ont lutté pendant plus de dix ans contre les progrès d'une maladie grave et compliquée, qui 1 . Voyez la note précédente. Œuvre» posthumes. I. xviii NOTICE j)eiit;-otre aurait cédé aux efforts de la nature et de l'art, si Chénier avait su s'assujétir à un régime uniforme et austère;, jnais, trompé par l'activité toujours croissante de ses facultés intellectuelles et morales, il méconnut long-temps son état, et n'en sentit tout le péril que lorsque ce sentiment ne pouvait plus être qu'un péril de plus. C'est dans le cours de ces dix années qu'il a commencé ou achevé la plupart de ses ouvrages. Il en avait projeté plusieurs autres : par exemple, une tragédie ayant pour sujet la mort de Conradin, une édition de Racine, un traité des sources du pathétique , une continuation des élémens de l'histoire de France de Millot. Il ne subsiste aucun vestige de ces projets , parce que Chénier n'écrivait presque jamais de notes ni d'es- quisses; mais les matériaux en étaient si bien rassemblés et disposés dans sa léte qu'il rendait compte de toutes les idées, de tous les détails qui devaient entrer dans ces productions futures, et que, lorsqu'il en parlait, il en composait réelle- ment quelque partie. L'étendue et la ténacité de sa mémoire le dispensaient des soins qu'on a coutume de prendre pour re- cueillir et fixer ses connaissances et ses pensées. Quoiqu'il n'eût jamais rien tianscrit, rien extrait de ses lectures, nous ne sau- rions dire combien de volumes on eût rempli des morceaux de vers et de prose qu'il savait par cœur , car il faudrait y com- prendre, non seulement tous les chefs-d'œuvre de la poésie française, tous les grands traits et les plus belles pages de nos meilleurs écrivains en prose, mais encore un recueil très-long, quoique choisi, des plus mauvais vers qu'on ait faits depuis Chapelain , et des phrases les plus ridicules qu'on ait écrites depuis les premières harangues de l'Académie française. Au- cune sottise n'échappait à sa mémoire impitoyable, qui avait contracté en quelque sorte les habitudes satiriques de son esprit; mais aussi il ne pouvait rien voir de grand et de beau sans l'admirer, ni rien admirer sans le retenir à jamais. Tant de souvenirs, toujours fidèles , toujours présens, éclairaient les discussions littéraires auxquelles il prenait part; il disposait SUR M.-J. CHENIEU. xix tl'iin inépiiisablt? fonds d'oxcniplos, qui venaient s'appliquer d'eux-mêmes avec une parfaite justesse à chaque point d'une question. Ce qui surprendra davantage ceux qui ne l'ont pas connu, c'est qu'il savait presque autant de dates que de vers; pas un seul fait de quelque importance dans l'histoire civile ou littéraire, dont il ne fût toujours prêt à rappeler l'époque précise ou convenue; pas un poète , pas un seul auteur, tant soit peu remarqué, dont il ne pût au besoin et sans la moin- dre recherche dater la naissance, les travaux et la mort, au- tant du moins qu'on le peut faire. Il avait particulièrement étudié la bibliographie , comparé les plus riches catalogues , examiné un très-grand nombre de livres; non seidement il sa- vait d'une manière imperturbable les dates de toutes les édi- tions qui sont dignes de quelque souvenir, mais il en avait ob- servé et retenu toutes les circonstances distinctives : cette étude lui plaisait, comme une branche de l'histoire littéraire, de cette histoire de toutes les connaissances humaines, qui est elle-même l'une des plus utiles connaissances. Il n'avait point cultivé les sciences physiques et mathéma- tiques; mais il en savait l'histoire et par conséquent les prin- cipaux résultats, ceux du moins que le langage commun peut exprimer. Plus entraîné vers les arts qui tiennent à la poésie par des rapports immédiats et sensibles, il en avait appris et les annales et les langues : il prenait un vif intérêt aux arts du dessin, il cultivait la musique, et les grands artistes le pla- çaient au premier rang des amateurs éclairés; mais il excellait dans les deux genres de connaissances qu'on a coutume de dé- signer par les noms de belles-lettres et d'histoire; il les regar- dait comme indivisibles , et n'en séparait ni l'anal vse de la pen- sée, ni les sciences morales et politiques. Malgré l'immensité de ses lectures, et son goût pour certaines recherches, il ne prétendait point à l'érudition; mais fort peu de littérateurs ont réuni , possédé un plus grand nombre de ces connaissances réelles, de ces lumières véritables et fécondes (pii ne pren- nent que le modeste nom d'instruction, et qui nian([uent sou- vent aux é ru dits. XX NOTICE De ses passions, qui toutes étaient vives, la plus dévorante fut le désir de contribuer aux prOjjjrès des lumières: il aimait les lettres et la vérité encore plus que la gloire. L'extrême imperfection de l'enseignement dans les écoles publiques l'avait frappé dès son jeune âge : il n'omit aucun soin pour y remédier, soit lorsqu'il concourut à la rédaction des projets de loi qui concernaient cette importante matière, soit lors- qu'il exerça les fonctions de membre du jury d'instruction du département de la Seine, puis celles d'inspecteur-général des études. L'état déplorable de sa santé ne modéra point son zèle : il parcourut, en i8o3, les départemens de l'ouest, y visita toutes les écoles, ranima partout les études et l'émulation; jamais sa maladie ne l'a plus affligé qu'en le forçant d'inter- rompre ces utiles et laborieux voyages. Lorsqu'après la pu- blication de l'épître à Voltaire il eut été si scandaleusement destitué de cette place d'inspecteur, il continua du moins de prendre part aux travaux de la classe de l'Institut à laquelle il appartenait, et y concentra souvent toute l'activité de son esprit et de son ame : ses quatre dernières années ont été consacrées au service et à la gloire de cette compagnie. Il entreprit pour elle le Tableau de la Littérature française de- puis 1789; et, quoiqu'elle ne paraisse point avoir revendi- qué cet ouvrage, il doit être permis de dire qu elle n'a guère vu naître dans son sein de productions plus honorables. Mais il s'intéressait vivement à tous les autres objets des discussions académiques, particulièrement aux concours d'éloquence et de poésie fzélé défenseur des vrais talens, toujours sur de les discerner, et presque toujours d'obtenir pour eux des triom- phes. S'il en fallait citer des exemples, nous nommerions MM. Jay et Victorin Fabre, dont les succès ont commencé par le suffrage de Chénier. Tel était enlin son dévouement à tous les genres de travaux littéraires que le dictionnaire même de l'Académie française l'a occupé sérieusement, et qu'on re- trouve dans ses papiers les traces des efforts qu'il a faits pour le perfectionner, ou du moins pour substituer des exemples SUR M.-J. CHENIER. xxi classiques aux phrases triviales, insignifiantes et (iiiehiuefois incorrectes qui le remplissent. Nul n'a su mieux que lui jouir de tous les succès de ses plus dignes rivaux : c'étaient pour lui des jours de fête que ceux où la littérature s'enrichissait d'un bel ouvrage, de VO- thello de Ducis, de YAgamemnon de M. Lemercier, des Véni- tiens de M, Arnault, d'ime comédie de M. Andrieux. Il louait éloquemment même ses ennemis, La Harpe par exemple, qui, après avoir reçu de lui d'éminents services^, l'outragea plus qu'auparavant. Il est vrai que Chénier s'est vengé, par quel- ques traits satiriques, de cet excès d'ingratitude et d'injustice; mais il connut les bornes que devaient avoir ces représailles. Dès qu'il sut que La Harpe était malade, il retira des mains de l'imprimeur une dernière satire où ce littérateur célèbre était jugé sévèrement. Ce n'est là qu'un acte d'humanité bien simple et bien vulgaire dans les mœurs de Chénier: mais, lors- qu'il était malade et presque moribond lui-même, ses ennemis n'avaient pas coutume d'être si généreux. Dans la société Chénier recevait, de tout ce qu'il entendait et voyait, des impressions extrêmement fortes ; et, au moment où elles s'emparaient de lui, il ne savait pas les dissimuler: voilà pourquoi ceiix qui n'ont pas eu avec lui des relations très -intimes ont pu quelquefois ne pas trouver ses mœurs assez douces. Qui Ta bien connu doit rendre hommage à la noblesse et à la bonté de son caractère : tous les sentimens hon- nêtes, humains, vertueux, remplissaient son ame active. Pour l'estimer et le chérir, il suffisait de le voir de près. Il n'était I. Au coramencemeut d'octobre 1793, Chénier, membre du comîté de salut public , déchira publiquement et avec indignation un mandat d'arrêt décerné contre La Harpe par un auti'e comité, el qu'un person- nage dès lors très-puissant ( Bonaparte ) était impatient de mettre à exécution. Ce fut encore Chénier qui se chargea de veiller à la sûreté de La Harpe en septembre 1797. XXII NOTICE dans la vie privée qu'un homme excellent et le meilleur des amis. Nous ne dissimulerons j3oint qu'il avait contracté, dès sa jeunesse, un goût pour la magnificence, qui dans l'état de sa fortime pouvait sembler excessif: mais ce qui mérite aussi d'être observé, c'est que, malgré l'empire de ce penchant, il ne s'est jamais occupé , durant dix années de fonctions pu- bliques, des moyens de le satisfaire; et que, depuis 1799 jus- qu'en 1802, quand l'opulence et les honneurs étaient pour des hommes tels que lui le prix assuré de l'adulation et des com- plaisances, loin de rendre à la tyrannie aucun des services qu'elle récompensait avec tant de prodigalité , il s'est tenii constamment et sciemment sur la ligne qui n'aboutissait qu'à des disgrâces. La toute-puissance ne s'était pas attendue à trouver d,ans un ami du luxe une conscience si pure , un ca- ractère si noble, un désintéressement si austère. Ayant toujours porté dans ses affaires personnelles la probité, la délicatesse, malheureusement aussi la négligence au plus haut degré pos- sible, il est sorti des assemblées nationales beaucoup plus pauvre qu'il n'y était entré. Il y arrivait en 1792 plein de santé, et déjà riche des produits de ses premiers travaux lit- téraires : il s'est retiré en 1802 malade, exténué, endetté, sans autre ressource qu'un talent dont on ne lui permettait plus de recueillir les fruits honorables. Bientôt , malgré les réclamations du public, en dépit du zèle et de l'intérêt des acteurs, la représentation de toutes ses pièces de théâtre fut partout interdite; et de tous les biens de ce monde il ne lui restait plus qu'une grande renommée, lorsque, cédant aux conseils de ses amis, il accepta en 1806 un obscur et mo- dique emploi dans une administration particulière ^ D'autres travaux dont il se chargea depuis l'aidèrent à mieux pourvoit à ses besoins : mais, vers la fin de novembre 1810, sa maladie 1. Dans riiii des bureaux des aichivcs. SUR M.-J. CHENIER. xxiir j)rit un caractère plus menaçant que jamais : il essuya des accidens graves; sa force naturelle s'épuisait enfin, et ne lut- tait plus qu'avec désavantage contre les progrès du mal. Sa mort fut précédée d'un mois d'insomnie et de souffrance, du- rant lequel il avait pourtant conservé tout son génie et toute sa mémoire; quelquefois même il retrouvait encore la gaîté de son esprit. Cependant il touchait au terme de sa carrière illustre ; et, le lo janvier 1811, vers midi, il mourut paisiblement, sans faste et sans faiblesse, à l'âge de quarante-six ans, quatre mois et treize jours, échappant peut-être à d'autres infortunes, mais enlevé à un siècle sur lequel il aurait de plus en plus versé de l'éclat et des lumières, laissant, il est vrai, plus de travaux qu'il n'en faudrait pour honorer une vie bien plus longue, mais ayant acquis à peine la moitié de la gloire litté- raire à laquelle il lui était permis d'aspirer. AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR. Les OEuvres posthumes de M. J. Chénier ne le cèdent à ses autres OEuvres ni en importance ni en intérêt. Si dans les anciennes on remarque les tragédies de Fé- nélon, Charles IX ^ et Henri Vîll ^ VEpître a Voltaire^ le Discours sur la Calomnie et les Nouveaux Saints^ dans les nouvelles on trouve Tibère , la Bata<^iade , V Essai sur les principes des Arts , l'Art poétique d* Horace, et le Tableau de la littérature. Tibère est sans contredit le chef-d'œuvre tragique de Chénier. Dans aucune autre de ses pièces les caractères ne sont tracés avec autant d'art et de vérité; on n'y rencontre pas cette emphase de sentiments et d'opi- nions qui étouffe l'intérêt dramatique au lieu de le fortifier. Elle a surtout l'avantage de ne point porter la couleur des circonstances ; et c'est presque la seule qui pourrait être jouée dans tous les temps et dans tous les lieux. Qui croirait pourtant qu'elle n'a pu encore pa- raître sur notre scène ? On devait la représenter , il y a peu d'années : déjà les rôles étaient appris, et la repré- sentation près d'être annoncée; tout-à-coup elle est dé- fendue ! Cependant c'était après la chute de Buonaparte ; OEuvres postbunies, F. I 2 AVERTISSEMENT et le personnage de Tibère ne pouvait plus faire allusion. On peut en dire autant du personnage de Séjan; car on sait bien que nous n'avons point eu de ministre qui lui ait ressemblé , depuis le cardinal de Richelieu. Dans lëpoque actuelle, à la vérité, une grande émulation de susceptibilité règne entre le public et Tautorité : au- tant l'un est dispose'; à faire des applications, autant l'autre est porté à en craindre , et habile à en trouver. On est presque tenté de s'étonner qu'on donne encore sur nos théâtres des tragédies de Corneille et de Voltaire. Les pièces de nos grands maîtres ne seraient point ad- mises aujourd'hui , si elles paraissaient pour la première fois. Espérons qu'il viendra des temps plus favorables aux productions dramatiques. Le Tableau de la Littérature^ de Chénier, est un des meilleurs ouvrages de critique que nous possé- dions. Tout resserré qu'il soit , il offre un ensemble digne des suffrages les plus éclairés, et servira long-temps de régulateur aux gens du monde et aux hommes de lettres tout à la fois. L'auteur n'a pu se défendre de quelque partialité à l'égard des écrivains contemporains; mais on conviendra que la partialité était inévitable à cause de la grande division qui régnait dans les opi- nions politiques et morales de l époque où il écrivait, division qui s'est renouvelée récemment parmi nous. Ses jugemens n'en sont pas moins justes et lumineux; et, si le cadre étroit où il fut obligé de les renfermer lui a interdit de longs développemens , leur vérité n'en est pas moins bien établie : ils resteront comme des oracles plus sûrs peut-être que ceux qu'a rendus dans son DE L'EDITEUR. 3 cours (le littérature La Harpe , beaucoup plus partial que Ghénier. Il est à regretter que la Bataviade n'ait point été achevée : ce serait un poëme épique de plus dans notre littérature, mais un poëme épique du troisième ordre. Il est frappé du même défaut que la Henriade, à laquelle on ne doit point le comparer; et, en effet, de même que Voltaire, Chénier a trop dédaigné l'emploi du mer- veilleux, et encore plus respecté la vérité historique, qui nécessairement rend glaciale toute composition épi- que. L'épopée ne se soutient que par les fictions. C'est la principale raison pour laquelle la Pharsale est si pro- digieusement loin de l'Enéide. Du reste, il y a de beaux morceaux dans la Bataviade; et, en la lisant, on sent qu'elle ne peut être que l'œuvre d'un esprit supérieur. U Essai sur les principes des Arts est un des bons poèmes de Chénier : il atteste ses grandes connaissan- ces en littérature, son goût exquis et son talent émi- nemment classique. Son Discours sur V intérêt personnel n'eût pas été dés- avoué par Voltaire : on y reconnaît la touche d'un dis- ciple de ce grand homme; et il abonde en idées philo- sophiques, profondes, en réflexions ingénieuses, en pensées fortes. Sa traduction de X Art poétique d^ Horace est un mo- dèle d'élégance et de simphcité de style. Il a rendu le poète latin avec fidélité, précision et énergie. La versifica- tion en est harmonieuse et facile. En général , Chénier est un de nos littérateurs qui ont le mieux entendu la fac- ture du vers dans presque tous les rhythmes; et , malgré 1. 4 AVERTISSEMENT. l'arrogance avec laquelle en parlent aujourd'hui beau- coup de petits écrivains qui ne l'atteindront jamais, Chénier brillera toujours au premier rang parmi nos poètes modernes. Au surplus, nous ne prétendons point ici le défen- dre contre les attaques auxquelles il a pu être en butte depuis qu'il n'est plus. Elles ne sont pas dangereuses , et l'opinion en a déjà fait justice. Le nombre des enne- mis de Chénier a considérablement diminué; et l'Envie, qui a bien assez d'occupation ailleurs, a renoncé à se tenir près de sa tombe. Pascitur in vivis Hvor : post fata quiescit. OviDB. Pour nous, qui n'avons rien négligé de tout ce qui peut honorer et perpétuer sa mémoire , nous avons recueilli religieusement les moindres productions litté- raires sorties de sa plume. Les lecteurs en trouveront dans notre édition beaucoup qui sont inédites. Celles de ses poésies qui avaient été imprimées dans l'étran- ger, ou publiées par MM. Maradan , Baudouin et Fou- lon , à Paris , se trouvent ici avec des corrections et des changemens inconnus à ces éditeurs, et en outre collationnées , d'après un texte plus pur, sur les ma- nuscrits rectifiés de la main de Chénier lui-même. THÉÂTRE. CYRUS, TRAGÉDIE EN CINQ ACTES, REPRÉSEICTÉe , POUR liA PREMIERE FOIS, SUR tE THEATRE FRANÇAIS, LE 17 FRIMAIRE AN XIII DE LA REPUBLIQUE (8 DECEMBRE iSo/j.). ANALYSE DE CYRUS, PAR M. SAUVO. lo décembre i8o4' XJA tragédie de Cyrus était depuis long -temps attendue , et tout concourait à faire désirer la re- présentation de cet ouvrage annoncé comme l'un des mieux écrits de son auteur, M. Chénier. La première représentation a eu lieu hier; le con- cours qu'elle avait attiré était prodigieux. Les deux premiers actes ont excité de vifs applaudissemens. Les belles scènes des troisième et quatrième actes n'ont pu dissimuler les vices que nous avons cru reconnaître dans la disposition du plan , et peut- être aussi dans le choix du sujet. Le spectacle im- posant du cinquième acte a reconquis les suf- frages; mais, au total, l'ouvrage n'a pas obtenu un succès complet. En voici une analyse aussi exacte qu'a pu le permettre une seule représen- tation d'une pièce dont l'intrigue ne laisse pas que d'être compliquée. ro ANALYSE Astyage occupe le trône ; il règne sur les Mèdes. Mandane, sa fille, vient de perdre dans les com- bats Gambyse , son époux , roi de Perse. Elle ne le pleure pas seul: elle déplore aussi la perte, ou du moins l'absence et l'exil de son fils, de Cyrus proscrit même avant d'être né , et condamné par son aïeul , redoutant , sur la foi d'un songe , que Cyrus , appelé au trône par les destinées , ne vienne s'y asseoir à sa place. Harpage, général de l'Empire, a été chargé du soin odieux de faire périr Cyrus : un trône lui a été promis pour prix de sa complicité. Mais, fidèle à l'honneur, à Cambyse et à Mandane, Harpage a sauvé le jeune rejeton , espoir de l'Orient. Par son ordre , Mitradate , un pasteur , a laissé dans les forets, et sans sépulture, son propre fils, mort en naissant, et l'a revêtu des langes de Cyrus. L'enfant du pasteur est descendu dans les tom- beaux des rois; et Cyrus, échappé à la mort, igno- rant son nom , son rang , sa destinée future , a été élevé secrètement par Harpage. 11 est devenu fameux sous le nom d'Elénor; il a été instruit dans l'art de vaincre , par Harpage lui-même ; et , lorsque sa mère le pleure, le jour de la fête du soleil doit éclairer, à Ecbatane, les honneurs ren- dus à son courage, Harpage , dans ce jour solennel , s'ouvre qu grand prêtre Memnon sur ses dispositions et DE CYRUS. II celles des mages à l'égard de Cyriis. Le grand prêtre parle du jeune héros, comme du souve- rain promis par les Dieux éternels, et jure qu'au moment où il paraîtra les mages obéiront aux oracles qui l'ont annoncé ; c'est sous ces auspices que la fête séculaire du soleil et le triomphe d'E- lénor vont être à-la-fois célébrés. Élénor paraît devant le roi, les mages, les grands, et devant Mandane; il ordonne à ses guer- riers la remise des dépouilles des ennemis vain- cus; mais, pour prix de sa victoire, il demande de conserver l'armure d'un héros qu'il a vengé, l'armure de Cambyse , qu'il a arrachée au Scythe qui venait de tuer le prince. A la vue de ce glaive, Mandane éperdue se plaint qu'il ne soit pas entre les mains de son fils; mais elle-même le remet à Élénor, en recevant les sermens de sa fidélité, et les vœux qu'il fait pour le bonheur de l'Empire. Memnon saisit cette occasion pour prononcer de nouveau le nom de Cyrus, pour le promettre au nom des Dieux, pour proclamer les hautes destinées qui l'attendent. Astyage se trouble, et la fin de la cérémonie le laisse en proie à une agitation violente. Demeuré seul avec Élénor, il lui avoue ses terreurs , il a connu l'artifice d'Har- page, et ne s'en est point vengé; il sait que Cyrus existe, et le redoute plus que jamais. Il invoque 12 analyse' Élénor contre Cyrus, demande au jeune héros la tête du petit-fils qu'il proscrit ; Élénor frémit , ne promet que de désobéir, et conjure Harpage de l'arracher à une odieuse cour. Au troisième acte , Mandane interroge Elénor sur le sort de Cyrus : aux lieux qu'il a parcourus en vainqueur, n'en a-t-il eu aucune nouvelle? Ce nom n'est -il jamais parvenu à son oreille? Malheureux lui-même, orphelin, et sans appui, Elénor avoue que les malheurs de Cyrus et de Mandane sont parvenus jusqu'à lui; que son père, un pasteur... A ces mots, Mandane s'émeut, mais le pasteur se nommait Arbacès, et Mitradate n'est, comme Cyrus, connu d'Elénor, que de nom seulement; Mandane est donc forcée à im- plorer seulement la protection d'Elénor. Ce guer- rier lui engage sa foi, et, en sa présence, déclare à Astyage qu'il est prêt à remplir ses ordres, mais alors seulement que ses ordres seront dignes de lui. Sûre d'Harpage , de Memnon et d'Elénor , la mère de Cyrus tente un dernier effort sur Astyage; ses pleurs touchent enfin son père ; Astyage par- donne , et consent que Cyrus le représente aux murs de Babylone , lorsqu'un vieillard paraît : c'est Mitradate, qui, long -temps compagnon de Cyrus, et veillant sur lui, s'est tout-à-coup vu délaissé par le jeune héros, et qui, citant le té- DE CYRUS. i3 moignage du Scythe et de l'armée, prétend que Cyrus est tombé sous les coups d'Elénor lui-même, et qu Élénor a ravi l'armure que Cyrus avait reçue de Cambyse. Astyage abandonne le meurtrier à la vengeance d'une mère. Au bruit de la déclaration de Mitradate, Élénor accusé se présente , et s'étonne que le soupçon puisse s'élever contre lui : par l'ordre même d'Har- page, il a combattu un Scythe meurtrier de Cam- byse; ce Scythe pouvait-il être Cyrus? Mais Man- dane , poursuivant à regret sa vengeance contre un guerrier dont les traits lui rappellent son époux, cite le témoignage de Mitradate lui-même. A ces mots , Elénor confondu ne peut plus qu'ac- cuser le destin, et proteste de son innocence; il demande la mort due à son erreur; il l'attend de Mandane elle-même; il la supplie de frapper, lorsque Mitradate paraît, reconnaît Cyrus, et le fait reconnaître à sa mère. Astyage interrompt cette scène, en venant insister sur le supplice d'E- lénor. Harpage se déclare pour le guerrier, et, sans quitter le voile mystérieux dont il s'enve- loppe, obtient qu'Élénor sera jugé devant le peuple , les grands et les mages , sur le témoignage de Mitradate lui-même. Au cinquième acte , Harpage rassure Mandane tremblante sur le sort de son lils, sous quelque nom qu'il paraisse devant Astyage : il lui fait le i4 ANALYSE détail de sa conduite et de son artifice, de ses desseins ; il lui avoue que lui-même a séparé Cy- rus de Mitradate, pour déconcerter Astyage dans ses recherches, et former la vaillance du jeune héros; que lui-même a fait courir le bruit de son trépas, et qu'il a mandé au même jour Élénor et Mitradate , pour faire reconnaître Gy- rus. Ainsi s'expliquent le double changement de nom du vieillard et de Cyrus, la fuite de ce prince, ses exploits et son apparition à Ecbatane. Harpage promet d'accomplir son ouvrage , de sauver et de couronner Cyrus. De son côté, Mem- non promet à Mandane la voix des oracles et l'ap- pui du Ciel, lorsque des cris élancés de la place publique se font entendre. Mitradate accourt et les explique : en présence du peuple assemblé, Harpage, élevant la voix pour Elénor, a déclaré qu'il était Cyrus ; il a invoqué les témoignages et les sermens de Mitradate, et surtout les larmes de Mandane ; à ces mots , deux partis furieux prêts à en venir aux mains, allaient faire parler les Dieux pour Astyage ou son fils, lorsque Cyrus, s'élançant lui-même au-devant de ses ennemis , les a fait pâlir à l'aspect de son dévouement, et, à force de générosité, a désarmé la colère d'As- tyage. Bientôt , en effet, l'aïeul de Cyrus s'avance avec son fils : cédant à la voix du destin el aux vœux DE CYRUS. i5 de Teinpire, il dépose sur la tête du jeune héros une couronne trop chancelante sur la sienne. On voit par cette analyse ce que l'auteur a pris dans l'histoire , quel historien il a suivi , et quelle fable tragique déjà connue il a imitée; on voit qu'au merveilleux répandu par Hérodote sur les premières années de Cyrus , à l'histoire de sa proscription et des terreurs d'Astyage , l'auteur a cru devoir lier la situation de Mérope presque entière, et que cette imitation, s'étendant jusqu'au changement du nom du héros et du pasteur, jus- qu'à la supposition du meurtre dont le héros est accusé, jusqu'aux moyens de reconnaissance entre iMérope et son fils , nons dirons même jusqu'aux détails de quelques parties du dialogue, n'a pu permettre au spectateur d'accorder au poète le mérite de l'invention dans le sujet qu'il a traité. Ce même spectateur a pu trouver aussi l'expo- sition un peu longue, quoique, chose à remar- quer, le premier acte n'ait que deux scènes; il a pu s'étonner de voir cette exposition nécessaire- ment reproduite à la fin du quatrième acte, et en- core au commencement du cinquième, et accu- ser dès-lors l'ouvrage entier de manquer de clarté et d'une sage distribution. Ajouterons- nous qu'en imitant le sujet si intéressant de Mérope Fau- teur ne nous semble pas lui avoir donné tout l'intérêt qu'il pouvait comporter. Il n'y a d'inté- i6 ANALYSE rét que là où il y a un péril certain, évident, im- minent; il n'y a d'action intéressante que là où se trouve un nœud fortement conçu , un obstacle que le spectateur doit croire invincible : or, dans Cyrus, où est l'imminence du péril, où est la force du nœud dramatique? Ce péril, ce nœud, existent dans Mérope et dans Athalie; ils résul- tent du caractère de Polyphonte et d' Athalie, de l'isolement d'Égiste, de la faiblesse des défenseurs de Joas. Ici Cyrus a pour lui la voix des Dieux, sa mère, le général de l'empire, le peuple et l'ar- mée; contre lui, un monarque faible, irrésolu, qui conspire lui-même à sa perte, qui, dès le troisième acte, accordait le pardon de Cyrus. Le péril n'est donc qu'imaginaire, et il l'est d'autant plus que celui qui a fait mouvoir tous les fils de l'intrigue, qu'Harpage, qui abuse Astyage sur sa situation, sans éclairer Cyrus sur la sienne, et qui lient en effet dans sa main les destinées de l'em- pire, n'a d'autre dessein que de détrôner Astyage, et de couronner le petit-fils de ce prince. Ce caractère d'Harpage répand de l'obscurité sur l'ouvrage, et son ton mystérieux n'intéresse point. Astyage lui avait pardonné son artifice; on n'aime point à voir le même guerrier abuser en- core le monarque, et lui peindre comme un banni le successeur qu'il tient prêt à paraître. Cette dis- simulation tient de la perfidie. Les Dieux appellent DE CYKUS. 17 Cyrus, mais est-ce du vivant d'Astyage? A cet égard, les oracles sont muets, et Memnon est sans voix. Tout serait justifié peut-être, si l'auteur eût donné au caractère d'Astyage la couleur dé- cidée que l'intérêt semblait commander, si As- tyage eût été inflexible dans sa sévérité, dans sa haine, s'il n'eût point pardonné. Cela est si vrai, que Mandane , au cinquième acte , dit que ses larmes auraient pu tout réconcilier, et le dit au grand-prétre , qui lui tient à-peu-près le discours par lequel Joad ranime le courage de Josabeth. Cet ouvrage peut donc être reprochable sous le rapport du plan, de la conduite, et du défaut de liaison de quelques scènes; mais on en aurait une idée bien fausse, si l'on croyait que l'on n'y trouve pas l'empreinte d'un grand talent et le cachet d'un génie tragique. Le style est partout remarquable par son élévation, son abondance, sa pompe et sa couleur locale. Cet ouvrage compte une foule de vers et de nombreuses tirades qui ne seraient point désavouées par les maîtres de l'art; seule- ment la nature du sujet et le lieu de la scène ont entraîné l'auteur à quelques répétitions, à l'em- ploi des mêmes figures, et à quelque prodigalité de sentences et de préceptes : le rôle de Mandane, écrit avec force, tombe quelquefois dans la dé- clamation , et fait languir des scènes que l'amour maternel devrait seul animer. Le rôle de Cyrus OEuvres Posthumes. I- 1 i8 ANALYSE DE GYRUS. est aussi bien tracé que bien écrit; il est toujours noble, généreux, intéressant: celui d'Astyage est trop complètement sacrifié, pour que son style puisse être particulièrement caractérisé : Memnon a bien l'accent prophétique qui convient à son auguste ministère. Parmi les tirades qui ont été le plus vivement applaudies, on doit remarquer la poétique invo- cation au dieu des Persans, les vœux que Cyrus exprime au nom du peuple , l'imitation de la pro- phétie de Daniel mise dans la bouche de Mem- non, la peinture du règne d'Astyage, Craintif et sanguinaire , Ignoré dans les camps où l'on meurt pour lui plaire; les refus d'Elénor aux ordres d'Astyage , le récit du combat d'Élénor contre le Scythe, dont Élénor décrit ainsi la fin : Il tombe, fier encore , avide encor de gloire ; Ses regards expirans menaçaient ma victoire. Enfin le récit de Mitradate. CYRUS. PERSONNAGES. GYRUS, appelé d'abord Elénor. ASTYAGE, roi des Mèdes et des Persans. MANDANE, fille d'Astyage et mère de Cyrus. HARPAGE , général de l'empire. MEMNON , grand-prêtre du temple du Soleil. MITRADATE, pasteur. Mages. Satrapes. Guerriers. Peuple. Gardes d'Astyage. La scène est à Ecbalane , dans le temple dn Soleil. CYRUS, TRAGEDIE. ACTE PREMIER •« »«««««««««»««« SCENE PREMIERE. MANDANE, MEMNON. ME M NON. \J fille d'Astyage ! est-ce vous que je vois , Quand tout sommeille encor dans le palais des rois^ Aux bords de l'Orient quand le mage contemple Les premiers traits du dieu qu'on adore en ce temple ! Sa fête, après cent ans, plus brillante en ce jour, Dans les murs d'Ecbatane est enfin de retour; Fête à jamais auguste, époque fortunée, Qui renouvelle ensemble et le siècle et l'année. Son éclat solennel va redoubler encor : Ici même aujourd'hui cet heureux Elénor Qui, des mers d'Hircanie aux monts de la Taurique, Renversa les remparts dans sa course héroïque. 22 GYRUS. Doit offrir les drapeaux des Scythes révoltés, Subjugués mille fois et toujours indomptés. Vous, en qui cependant tant de grâce respire. Dont la vertu modeste embellit cet empire, Et que le suppliant nomme aux Dieux protecteurs Dans sa reconnaissance et jamais dans ses pleurs. Seule aux gémissemens vous semblez condamnée! En faisant des heureux, Mandane infortunée. Près du trône éclatant où son père est assis, Lève au ciel des regards de larmes obscurcis. MANDANE. Je n'aurais point , Memnon , l'infortune en partage , Si j'étais seulement la fille d'Astyage; Mais , veuve de Cambyse et mère de Cyrus , Je fatigue le ciel de vœux mal entendus. Qu'est-elle donc pour moi cette pompeuse fête, Quand Cyrus est proscrit, quand je crains pour sa tête ? Que sont-ils ces drapeaux par un autre conquis. Ce héros si vanté, mais qui n'est point mon fils? Ah! les jours de Cyrus abreuvés d'amertume. C'est là ce qui m'agite et ce qui me consume; C'est là, durant la nuit, ce qui rouvre mes yeux; Et quand l'astre divin qu'on adore en ces lieux Répand ses feux naissans et nous éclaire à peine. En son temple aujourd'hui c'est là ce qui m'amène. Interprète sacré de cette auguste loi, Que jadis le prophète et le pontife roi , Zoroastre, apportait aux peuples d'Assyrie, ACTE I, SCENE I. ^3 Du sommet enflammé des monts de la Bactrie , Mandane vous implore après les immortels: Intéressez pour moi le pouvoir des autels; Si ma douleur stérile importune Astyage, Faites tonner ces Dieux qu'il craint, et qu'il outrage; Sauvez mon fils des mains prêtes à l'immoler, Et tarissez les pleurs que vous voyez couler. ME BINON. Que n'ai-je point tenté ! Souvent à votre père J'ai du ciel équitable annoncé la colère; En vain j'ai combattu des rêves imposteurs ; Astyage peut tout : il lui faut des flatteurs. Un songe, quel motif pour ordonner le crime! Jadis en votre sein lui marquait sa victime: Votre malheureux fils, même avant d'être né,. , Etait par son aïeul à périr condamné. J'ignore avec quel art l'humanité d'Harpage Du soupçonneux monarque a pu tromper la rage; Mais Cyrus fut prédit à nos premiers aïeux : Il vit ; il doit régner : il est chéri des Dieux. MANDANE. Quel affreux souvenir en mon cœur se réveille ! Hélas! pourquoi faut-il offrir à votre oreille Du pouvoir absolu les décrets insensés, Et les malheurs d'un fils avant lui commencés? i Qui causa ces malheurs? De frivoles mensonges. Le roi, vous le savez, menacé par des songes,. Prétendit vainement lutter contre le sort; 24 . CYRUS. De Cyrus qui naissait il ordonna la mort: On remit cet enfant, né pour le rang suprême, Entre les mains d'Harpage, allié du roi même; Un trône fut promis à sa fidélité : Il aima mieux l'honneur qu'un trône ensanglanté; En feignant d'obéir, il sauva la victime: Ainsi le vrai courage est toujours magnanime. Mitradate, un pasteur, fut l'instrument heureux Qui fît seul réussir ce complot généreux. Son fds mort en naissant colora l'imposture : Au milieu des forêts laissé sans sépulture. Des langes de Cyrus il fut enveloppé. Porté par Mitradate au monarque trompé. Et déposé bientôt dans ces monumens sombres Où des aïeux du prince on révère les ombres. Mais le fils d'un héros , le petit-fils d'un roi , Loin de son oppresseur, hélas! et loin de moi. Trop heureux cependant d'ignorer sa naissance, A vu sous la chaumière élever son enfance. N'ayant d'autre soutien contre l'adversité. Que les regards des Dieux et son obscurité. MEMNON. O prodige où du ciel éclate la puissance! Toutefois de Cyrus on apprit l'existence : Le secret transpira; mais qui l'a dévoilé? M AND A NE. Harpage : Au roi lui-même il a tout révélé. Rappelez-vous l'époque et de deuil et de gloire, ACTE I, SCENE I. aS Où périt mon époux au sein de la victoire. Les camps, le peuple entier, tout déplora sa mort; Le roi même donna des larmes à son sort; Et, soit pour consoler une épouse, une mère, Soit, quelque temps ému d'un repentir sincère. Dans sa cour, à l'aspect des guerriers attendris, Il maudit sa frayeur, et parla de mon fils. Harpage osa tout dire : il s'égara peut-être ; Et la frayeur rentra dans le cœur de son maître. Harpage, cependant, nécessaire à l'Etat, Unissait les vertus d'un chef et d'un soldat; Désigné par Cambyse et par la renommée. Sur les bords de l'Araxe il rallia l'armée : Mais le roi fit chercher Mitradate et Cyrus; Des champs qu'ils habitaient ils étaient disparus. MEMNON. Et sur eux maintenant il n'est aucun indice ? MANDANE. C'est peut-être un hasard , peut-être un artifice : A la fois répandus , mille bruits incertains Depuis plus de trois ans, ont voilé leurs destins. On a cru voir, dit-on, Cyrus et Mitradate Auprès de Babylone, aux rives de l'Euphrate: Là , parmi les tribus des enfans d'Israël ; Ici , dans les forêts de l'antique Ismaël ; Tantôt sur les hauteurs des monts de l'Arménie ; Tantôt'^non loin des mers qui bordent l'Hircanie; Même aux lieux où le Scythe , au fond de ses déserts , 26 CYRUS. Brave un ciel inflexible et d'éternels hivers. Triste sort d'un héros! cherchant d'humbles asiles, Assailli de dangers à l'empire inutiles, Hélas ! dès le berceau , faible enfant délaissé , .Qu'un regard maternel n'a jamais caressé, Celui qui doit un jour ceindre vingt diadèmes, Cet envoyé des Dieux , annoncé par eux-mêmes , Caché de bords en bords, fugitif, inconnu... MEMNON. Cyrus n'est point caché, puisque les Dieux l'ont vu. Quel climat, quel désert, quel antre le recèle, Où ne pénètre point la lumière éternelle? L'astre dont la puissance étincelle à nos yeux Sur les jours de Cyrus veillait du haut des cieuxr Sans dissiper la nuit qui voile sa naissance. Il éclairait sa course, échauffait sa vaillance. Jetait l'aveuglement sur ses persécuteurs, Et répandait sur lui ses rayons protecteurs. MANDAIVE. Je me livre avec joie à ces douces pensées. MEMNON. Bientôt, quand du soleil les fêtes commencées Rassembleront le peuple et les grands et le roi , Courbés devant l'autel avec un saint effroi, Selon l'usage admis dans le jour séculaire. Je dois à tous les yeux ouvrir le sanctuaire , Interroger le ciel en ces livres sacrés. Au divin Zoroastre autrefois inspirés : ACTE I, SCENE I. 27 Là de votre Cyrus vous verrez l'existence, Sa gloire et les destins du siècle qui commence. MANDANE. O momens souhaités ! Et qu'il me tarde encor De parler de mon fils à ce jeune Elénor! Ah! j'aime à pressentir, je me flatte peut-être, Qu'au fond de la Scythie il a dû le connaître. Qui sait même... ? A Cyrus accordant son appui , Il peut... Harpage vient: je vous laisse avec lui: En vous quittant, Memnon, je ressens moins d'alarmes; Comme si, plus propice, et vaincu par mes larmes, Pour soulager mon cœur, si long-temps désolé, Du fond du sanctuaire un Dieu m'avait parlé. ( Elle sort. ) SCÈNE IL MEMNON, HARPAGE. HARPAGE. O VOUS, pontife saint que l'Orient révère, Qui savez dire aux rois la vérité sévère. Et jamais, caressant les abus du pouvoir, N'avez flatté l'empire, et vendu l'encensoir! Si je viens, près de vous, dans la même journée Où d'un siècle nouveau s'ouvre la destinée, Et dans le même temple oii la fille des rois De ses longues douleurs a déposé le poids, 28 CYRUS. Un intérêt puissant pour elle et pour l'empire M'ordonne de parler, me dirige et m'inspire. Je vous connais ; mon cœur va s'ouvrir devant vous : Un héros dans ces lieux nous fut promis à tous; Un roi le persécute ; un empire l'implore : Des promesses du ciel on se souvient encore; On hait et l'on méprise un fantôme de roi Qui craint, et qui se venge en répandant l'effroi. Si du jeune Elénor j'ai guidé la vaillance, Elénor avec moi sera d'intelligence: Les guerriers à regret courbent un front soumis; D'Astyage abusé les fragiles amis. Aujourd'hui dans sa cour plus rampans que fidèles, S'il vient à chanceler, demain seront rebelles : On les verra toujours sur les pas du pouvoir. Et c'est leur intérêt qu'ils nomment leur devoir: Mais Cyrus obtiendra de plus dignes hommages. Qu'en pensez-vous, pontife, et qu'attendre des mages ? MEMNON. L'obéissance aux Dieux et des vœux pour Cyrus. HARPAGE. Des vœux ? Eh quoi , Memnon , vous n'avez rien de plus ! Quand des rois indolens déshonorent l'empire. Contre eux-mêmes bientôt leur faiblesse conspire. Bélus , aimé des siens et partout respecté , Fut puissant par le glaive et grand par l'équité; Ninus, Sémiramis, égalant son courage. De ce roi fondateur ont cimetjté l'ouvrage; ACTE I, SCENE IL 29 Mais les fils de Ninus et de Sémiramis, Plus craints de leurs sujets que de leurs ennemis, Dans les bras du sommeil attendaient leur couronne, Et du sein des plaisirs opprimaient Babylone. Leur joug avilissait ce peuple généreux; Il fallait un héros qui vînt régner pour eux. Et qui, purifiant leur puissance flétrie, Rajeunît les destins de l'antique Assyrie. Déjocès eut l'honneur de rétablir nos droits ; Cyaxare après lui nous a soumis des rois; Mais Astyage, enfin, craintif et sanguinaire, Ignoré dans les camps où l'on meurt pour lui plaire, Fatiguant les autels d'un encens odieux, Par un vœu parricide ose outrager les Dieux. Sous leur volonté sainte il est temps qu'il s'abaisse: De ces Dieux protecteurs acquittant la promesse, Le héros tant prédit bientôt va se montrer. Et d'un joug oppresseur il vient nous délivrer. M E M N O N. Quelsjours sont plus brillans ? quelle époque est plus belle ? Qu'il vienne ; qu'il paraisse ; il verra notre zèle : Des célestes décrets les mages sont garans; Ils n'ont jamais chéri ces despotes tremblans , Qui, fermant leurs palais, au peuple inaccessibles, Régnent sans gouverner, idoles invisibles, Et , cachés sur un trône , y sommeillent en paix , Inconnus à la gloire autant qu'à leurs sujets. Si vous n'écoutez pas une vaine espérance, 3o CYRUS. Si nous voyons Cyrus, ayez-en l'assurance, Unis à vos guerriers, tous les mages contens Eliront le monarque attendu si long-temps. C'est lui qui fut promis, lui qu'on doit reconnaître; Lui : tout autre guerrier, quelque grand qu'il puisse être, Tentera vainement notre fidélité; Par le ciel en courroux il sera rejeté. Qu'Élénor avec vous partage la victoire; Mais si, pour les grandeurs abandonnant la gloire. Il aspirait lui-même au trône de nos rois. Un revers éclatant flétrirait ses exploits : Cyrus appartient seul aux destins de l'Asie, Et sa tête proscrite est la tête choisie. HARPAGE. Voilà les sentimens que j'attendais de vous. Que j'ai toujours gardés, que nous partageons tous. Sur le jeune Elénor soyez sans défiance ; Il n'a pas du pouvoir l'orgueilleuse espérance; Son âme franche et pure est ouverte à mes yeux; C'est de gloire , Memnon , qu'il est ambitieux. Suivi de quelques chefs et loin de ses cohortes. Appelé dans ces lieux, lui-même est à nos portes; Tandis qu'au nom du roi je vais le recevoir. Vous, Memnon, remplissant un auguste devoir. Allez vous réunir à la tribu des mages; Réservez à Cyrus d'unanimes hommages : Puisqu'il lui fut donné de régner à son tour, Qu'il montre aux nations l'équité de retour; ACTE I, SCÈNE IL 3i Favori des destins, qu'il soit digne de l'être; Des Mèdes, des Persans, le père et non le maître. Qu'en s'appuyant du peuple il lui serve d'appui : Qu'il règne par la loi; qu'elle règne sur lui. I I 32 CYRUS. ACTE IL -««««&«€>«««»« SCÈNE PREMIERE. ASTYAGE, M AND ANE, HARPAGE, satra^pes, PEUPLE. ASTYAGE. J-JE ciel, en ramenant cette fête sacrée, Qu'avant moi cet empire a dix fois célébrée, Sans changer l'univers renouvelle les temps. Dans l'âge qui n'est plus j'ai régné quarante ans; Contre les factions soigneux de me défendre. J'ai répandu des pleurs, et j'en ai fait répandre; Nourrissant chaque jour les soucis inquiets , Ignorés sous le chaume, habitans des palais. Puissent nos vœux ardens trouver les Dieux propices ! Puisse un siècle nouveau , sous de plus doux auspices , S'ouvrir en protégeant et ce peuple et son roi. Et vaincre les destins conjurés contre moi! MANDA NE. Ah! mon père! entouré d'éclat et de puissance, Pouvez-vous des destins accuser l'inclémence? ACTE II, SCENE I. 33 Offrez un encens pur et d'équitables vœux. En semant le bonheur un monarque est heureux; Non, s'il est isolé dans sa grandeur suprême: Celui qui n'aime rien n'est point aimé lui-même. HARPAGE. Elénor, précédant ses principaux guerriers. Seigneur, vient sur l'autel déposer ses lauriers. MANDANE. Ah! j'éprouve à la fois l'espérance et la crainte. ASTYAGE. Qu'il paraisse: abordons la redoutable enceinte Qui, des prêtres du temple ordinaire séjour. Au reste des humains ne s'ouvre qu'en ce jour. SCÈNE IL ASTYAGE, MANDANE, MEMNON, ÉLÉNOR, HARPAGE, MAGES, SATRAPES, GUERRIERS, PEUPLE. ( Le sanctuaire s'ouvre. Les mages entourent l'autel du Soleil , où est allumé le feu sacré. ) MEMNON. Ame de l'Univers que tes feux renouvellent. Dieu qui nourris la terre et que les cieux révèlent. Dieu qui produis sans cesse, et ne fus point produit, Tu brilles par toi-même; et, quand la sombre nuit ■ Sur l'horizon paisible a déployé ses voiles, OEuvres posthumes. I. «3 34 CYRUS. C'est toi qui luis encor sur le front des étoiles, Et, ramenant le jour aux bords de l'Orient, Renais toujours le même et toujours différent! La jeunesse éternelle et l'éternel empire N'appartiennent qu'à toi: tout naît, vieillit, expire; Et, tandis que tu vois les siècles entassés Couler comme les flots l'un par l'autre poussés. Tu restes immobile en ces bruyans naufrages, Eclairant les débris des peuples et des âges. Si les Assyriens, les Mèdes, les Persans, A tes pieds réunis, te prodiguent l'encens. Par les lois, par les mœurs, tempère, la puissance; Et que, béni par toi, le siècle qui commence Puisse, disciple heureux des temps qui ne sont plus. Eviter leurs erreurs, surpasser leurs vertus. ASTYA^GE. Elénor, approchez. MANDANE. k5 D où vient mon trouble extrême ? ÉLÉNOR. Grand roi , princesse auguste , et pontife suprême , Et vous tous, réunis au sein des mêmes lieux Où jadis Zoroastre assembla nos aïeux. Quand il leur enseigna cette loi révérée Qui doit du soleil même égaler la durée. Le ciel nous protégea: rendons grâces au ciel. Vous , guerriers , dans ce temple , au pied de cet autel Déployez, suspendez, de vos mains triomphantes, ACTE II, SCENE IL 35 Ces étendards poudreux, ces enseignes sanglantes; Offrez ces boucliers, ces flèches, ces carquois; Présentez ces trésors entassés par des rois; Que tout soit au monarque, à l'empire, à l'armée: Mais voici la dépouille, autrefois renommée. D'un chef audacieux qui tomba sous mes coups ; Bien que j'ai seul conquis, et dont je suis jaloux. ASTYAGE. Qui donc, vous excepté, qui pourrait y prétendre? Il est de plus hauts prix que vous devez attendre. Et vous , fille des rois , que nos solennités Consolent un moment vos regards attristés; Honorez le vainqueur, en cette auguste fête. Et donnez-lui ce fer devenu sa conquête. ÉLÉNOR. Ah! ce glaive à ses yeux est un objet d'effroi. Ce glaive, il fut long-temps... M AND A NE. A qui? donnez-le moi. Cambyse! 6 ciel! ÉLÉNOR. Cambyse illustra cette épée : Aux bords du Thermodon sa valeur fut trompée; J'ai cherché son vainqueur, et je l'ai combattu; J'ai nommé votre époux, et son ombre a vaincu. C'est le dernier exploit qu'ait tenté ma jeunesse. M ANDANE. Il a vengé Cambyse! 6 douleur, 6 tendresse! 3. 36 CYRUS. Mais Cyrus... ah! pardonne au trouble de mon cœur. Cher Cambyse ! et c'est vous, vous qu'il eutpour vengeur ! HARPAGE. C'est lui. MANDANE. Jeune héros, je vous rendrai ces armes. Mais ]e vous les rendrai couvertes de mes larmes. Parure d'un époux si tendrement aimé ! Le voilà donc ce fer, à vaincre accoutumé, Qui n'a pu de la mort préserver sa vaillance ! Ce fer, dont je l'armai dans une autre espérance, Lorsqu'à ce même autel, témoin de ses adieux, Pour Mandane et Cyrus il invoquait les Dieux! Vous devez, Elénor, ce glaive à la victoire: Dans les mains de Cambyse il a connu la gloire; Il aurait dû passer dans les mains de son fils; Mais il vous appartient, mais vous l'avez conquis. Ah ! du moins , en portant cette armure sacrée , Ah! n'oubliez jamais que Mandane éplorée. Une veuve, une mère, a fait, dans sa douleur, Des vœux pour votre gloire et pour votre bonheur. ÉLÉNOR. Oui, j'en fais le serment; et je vous jure encore. Par cet autel sacré, par ce fer qui m'honore. Par vous, par vos malheurs, par votre auguste époux. De verser tout mon sang pour l'empire et pour vous. A s T Y A. G E. Digne appui de mon trône, espoir d'un nouvel âge. ACTE II, SCENE IL 07 Le ciel même a guidé votre jeune courage; Seul, en faveur de tous, vous pourrez obtenir Des signes fortunés, garans de l'avenir. Ne souillons pas l'autel par le sang des victimes ; Mêlons à notre encens des souhaits magnanimes: Présentez-les aux Dieux; les Dieux seront calmés. ELENOR. Par le pontife roi feux jadis allumés , Feux qui , de notre Asie attestant les hommages , Brûlez incessamment, conservés par les mages, Emblème des rayons de cet astre divin Qui n'eut point d'origine et n'aura point de fin; Que le siècle naissant soit pur comme vous-mêmes; Que, respectant des lois les volontés suprêmes. Le prince ait des amis plutôt que des sujets; Sans craindre les combats, qu'il chérisse la paix; Que les pleurs des vaincus désarment sa victoire: Qu'il aime le mérite, et permette la gloire; L'estimer dans autrui, c'est déjà l'obtenir: Prompt à récompenser, qu'il soit lent à punir ! Tels sont les vœux publics; j'ose les faire entendre: Puisse, avec eux, l'encens que ma main va répandre Monter jusqu'au séjour rayonnant de clarté Où règne, au sein des Dieux, l'éternelle équité! MEMNON. Vos souhaits sont remplis, et jamais sacrifice N'obtint des immortels un plus heureux auspice. 38 CYRUS. MANDATE. Le ciel exaucera des vœux dignes de lui. MEMIN^ON. Roi, princesse, guerriers, peuple, c'est aujourd'hui Que va s'ouvrir pour vous le livre prophétique Inspiré par le ciel à la sagesse antique. D'un illustre destin le cours est commencé. Quel sort, jeune héros à la terre annoncé, Te cache aux nations qui déjà t'ont vu naître? Les teirlps sont arrivés; tu viens; tu vas paraître. Ton nom sera Cyrus. ASTYAGE. O ciel î M A N D A N E. O mon cher fils ! ME M NON. J'abaisserai le front de tes fiers ennemis , A dit le Dieu vivant : pour toi , ma main guerrière Rompt des portes d'airain l'impuissante barrière; IjCS rois , à ton nom seul , ont reculé d'effroi : Mon souffle t'accompagne et marche devant toi. Tes lois dans Israël font cesser l'esclavage; Tyr abaisse à tes pieds l'orgueil de son rivage ; Tu brises son trident, qu'accusait l'Univers, Et tes vaisseaux vengeurs délivrent les deux mers. Aucun ne doit en vain, dans ton empire immense, lnvo(|uer ta justice et même ta clémence; Mille autres ont vaincu: tu sauras gouverner, ACTE II, scenp: il 39 Et, pour régner en tout, tu sauras pardonner. Viens , commande a ce prix : ce sont là mes oracles ; J'ai préparé ta voie, et de nombreux obstacles N'auront fait que t'ouvrir un plus large chemin , Puisque le Dieu des Dieux te conduit par la main. M A N D A N E. O brillant avenir! ASTYAGE. o destin qui m'accable! MEMNON. Mages, fermez du Dieu l'enceinte redoutable; Et dans le sanctuaire, à ses pieds, renfermés, Offrons-lui , sans témoins , nos vœux accoutumés. ( Il sort avec les mages. ) SCÈNE III. ASTYAGE, MANDANE, ÉLÉNOR, HARPAGE, SATRAPES, GUERRIERS, PEUPLE. ASTYAGE. Harpage, c'en est fait; ma perte se prépare. H ARPAGE. A ce nom d'un banni quel trouble vous égare? ASTYAGE. Que ne suis-je un banni par les Dieux protégé 1 HARPAGE. Quel est votre dessein? 4o CYRUS. ASTYAGE. Je n'en ai point changé. MANDAKE. Ah! seigneur, désarmez cet œil sombre et sévère. ASTYAGE. Hélas! MANDANE. Gyrus et moi n'avons-nous plus de père? ASTYAGE. Que peut-il vous manquer quand vous avez les cieux ? Allez, ma fille: et vous, demeurez en ces lieux, Jeune et brave guerrier, soutien de cet empire. MANDANE. Quel est donc ce mystère? à peine je respire. Vos vertus, Elénor, dissipent mon effroi. Craignez les Dieux, mon père ;Harpage, écoutez-moi. ( Elle sort avec Harpage , les satrapes , les guerriers , et le peuple. ) SCENE IV. ÉLÉNOR, ASTYAGE. ÉLENOR. Ah! seigneur, pour un fils ses pleurs vous sollicitent; Quand les Dieux ont parlé, quelles frayeurs l'agitent? Vous voyez dans Gyrus un prince aimé du ciel. ASTYAGE. Je ne vois dans Gyrus qu'un ennemi mortel. ACTE II, SCENE IV. 4r ÉLIÉNOR. Qu'eutends-je ? On le disait, seigneur, et votre gloire M'avait, jusqu'à ce jour, interdit de le croire. ASTYAGE. N'ai-je donc pas le droit d'arrêter dans son cours Un destin qui menace et mon trône et mes jours? Nuisible en sa naissance, il est temps qu'il finisse. ÉLÉNOR. Les Dieux même n'ont pas le droit de l'injustice : De verser des bienfaits se faisant un devoir. Ils ont , par leur bonté , limité leur pouvoir. ASTYAGE. Leur bonté ne va point jusqu'à souffrir l'outrage: L'autorité des rois est aussi leur ouvrage : Lorsqu'au nom de ces Dieux on ose la braver, Le devoir des sujets est de la conserver: C'est le votre, Elénor; un maître vous confie Le soin de son empire et même de sa vie. Chez les Scythes caché , Cyrus est leur soutien ; Vous fûtes leur vainqueur, soyez encor le sien. Il est temps ; prévenez son dessein parricide ; Entre Elénor et lui que le glaive décide : Allez, courez, servez un trop juste courroux. ELÉNOR. Qui? moi! contre Cyrus! que me proposez- vous? ASTYAGE. De la gloire , un combat , quelques dangers peut-être , L'honneur de garantir les jours de votre maître. 4^ CYRUS. Ecoutez. De ce troue affermi par vos mains Cyrus, en succombant, vous ouvre les chemins; Et , pour un tel service , une telle assurance Peut d'un soldat fidèle étonner l'espérance. É L É N o 11. Dans vos offres, seigneur, rien ne peut m'étonner, Hormis l'indigne emploi que vous m'osez donner. Un soldat, votre aïeul, régénéra l'empire: Si ce n'est pas un trône où ma valeur aspire , J'ose au moins me flatter de l'espoir glorieux Qu'un jour mes descendans nommeront leurs aïeux. Laissez-leur, puisqu'enfîn ma gloire est leur partage, Recueillir tout entier cet unique héritage. Gyrus vous appartient , vous l'avez délaissé : Permettez-lui de vivre en un désert fflacé. Même hors des confins de cet empire immense. N'est-il pas un asile où le pardon commence? Que dis-je? espérez-vous un plus grand héritier? Ah! mon devoir serait de me sacrifier. De vous garder Cyrus, en mourant sa victime. Oui, périsse Elénor, mais non souillé d'un crime! Mon nom , par cent héros quelquefois prononcé , Serait chéri par eux , et par eux surpassé. Mais, jetés sur la terre à de longs intervalles. Où sont-Ils ces mortels dont les âmes royales Aiment les sages lois, en respectent le frein, Et se font pardornier le pouvoir souverain? i ACTE II, SCENE IV. 43 A s T Y A G E. Il doit être chéri quand il est légitime, Et jamais excusé s'il appartient au crime. Mais, où peut parvenir, en respectant les lois, Ce roi , ce conquérant sans trône et sans exploits , Ou plutôt ce banni , privé même d'un père , Et qui n'a d'autre bien que les pleurs de sa mère? EL EN OR. Cyrus est agrandi par son adversité; Et, fût-il orphelin, les Dieux l'ont adopté. ASTYAGE. Qui le sait ? qui dira si le fils de Cambyse Est Cyrus, dont la gloire à l'Asie est promise? ÉLÉNOR. S'il ne l'est pas , des Dieux il n'aura point l'appui : S'il l'est, que pouvez-vous contre les Dieux et lui? ASTYAGE. c'est ainsi qu'outrageant les droits du diadème, Vous pesez devant moi ma volonté suprême! Seul, je dois commander: c'est à vous d'obéir. D'exécuter mes lois, de vaincre et de punir. É L £ N o R. Vos ennemis. ASTYAGE. Cyrus. É L É N o R. Eh quoi! votre famille? Votre héritier? 44 CYRUS. A s T Y A G E. Jamais. EL EN OR. Le fils de votre fille? ASTYAGE. Lui-même. ÉLlélVOR. Avec ce fer, qu'illustra son époux, Qu'après l'avoir conquis je tiens d'elle et de vous? ASTYAGE. D'elle, mais par mon ordre, et de moi pour défendre Un trône où quelque jour vous auriez pu prétendre. Avant vous, renommé dans le champ des combats, Gambyse avec honneur y reçut le trépas. Sa fortune sous moi fut toujours florissante. Utile à mon empire et non pas menaçante; Et ce fer, redoutable à tous mes ennemis. Par Gambyse illustré , peut combattre son fils. Allez, et, rassurant ma puissance alarmée... ÉLÉNOR. Le combattre! eh! seigneur, où donc est son armée? Où donc est-il? Du glaive implorant le secours. Tout son camp révolté menace-t-il vos jours? Vous régnez; et Gyrus malheureux, mais fidèle. Gâché loin de ce trône, où son destin l'appelle. Espérant des Dieux seuls im avenir plus doux, Fait des vœux pour sa mère et peut-être pour vous. Et moi, vous trahissant par moji obéissance. ACTE II, SCÈNE IV. 45 J'irais... Vous n'avez point cette horrible espérance; Non, vous me puniriez si j'osais vous servir. Quand par un tel exploitée pourrais me flétrir, Triompher de Cyrus, du ciel qui le protège, Où traîner désormais ma gloire sacrilège? J'aurais vaincu Cyrus, mais non pas le remord. Et que dirait Mandane en apprenant sa mort? Mandanelelleen mourrait. Songez-vous qu'elleestmère? Elle en mourrait, seigneur, dans les bras de son père: Martyr infortuné du pouvoir absolu, Vous seriez seul au monde, et vous l'auriez voulu! ASTYAGE. Je n'aurais point compté sur tant de résistance. Il suffit. Un héros qui brave ma puissance, Comme ennemi du trône ose se déclarer; Et ménager Cyrus, c'est déjà conspirer. Adieu; sans votre appui je calmerai l'empire. Vous avez mon secret; craignez qu'il ne transpire: Même au sein du triomphe et parmi vos guerriers. Mon courroux peut encore atteindre vos lauriers. ( Il sort. ) SCÈNE V. ÉLÉNOR, HARPAGE. KARPAGE. Venez; un peuple ému par la reconnaissance. Du héros , son appui , demande la présence. 46 CYRUS. Lui seul donne la gloire. Offrez-vous à ses yeux; Et, ce devoir rempli, revenez dans ces lieux. Où la fille du roi va bientôt vous attendre; Elle veut , en secret , vous voir et vous entendre : Avec l'empire entier vous savez ses chagrins. ÉLÉNOR. La mère de Cyrus? Hélas! que je la plains! Qu'elle a droit de pleurer! Noble et vaillant Harpage, Sous vous, de la vertu j'ai fait l'apprentissage. Quand fuirai-je avec vous ce dangereux séjour? HARPAGE. Votre âme est insensible aux pompes de la cour! Ah! puisqu'à vos regards ses jeux n'ont point de charmes, Ensemble, s'il le faut, nous reprendrons les armes. Je vous suivrai partout, jeune élève des Dieux. Ce sont eux qui , sur vous veillant du haut des cieux , D'un triomphe éternel ont semé votre route. Ah! seigneur... Elénor, ces mêmes Dieux sans doute. Au moment du péril vous prêtant leur soutien , Consommeront bientôt leur ouvrage et le mien. ÉLÉNOR. Puissent-ils de Cyrus finir les infortunes! Mais que me parlez-vous de pompes importunes? Nourri dans les forêts et parmi les pasteurs , Que me font d'une cour les charmes imposteurs? Ah! montrons-nous au peuple, et voyons la princesse; Mais bientôt dans les camps ramenez ma jeunesse; Fuyons loin de ces lieux, à mon cœur étrangers; ACTE II, SCÈNE V. 4? Rendez-moi mes travaux, mes combats, mes dangers; Et, si même des camps la franchise est bannie, S'il y faut respirer l'air de la tyrannie. Dans le fond des déserts cherchons la liberté, Et restons vertueux avec impunité. »a M> •« ««-OA 09 ««-ov 48 GYRUS. ^^^^^%^^^^«'^'%/%^«. %/%/%« -%/m'^^.<%/^«.'»^w^'%^^%^^.'««'«/%/^'%/%/%.<«/x/%%'^^^^/%^^V'^/%.^^%.''«^^^ ACTE III. SCENE PREMIERE. MANDANE, HARPAGE. MANDANE. Uui, sans doute, Élénor est votre heureux ouvrage; Il unit comme vous la franchise au courage. De quelle noble ardeur ses traits sont animés! Avez-vous entendu les vœux qu'il a formés? Il doit aimer Cyrus puisqu'il est magnanime. Le vainqueur de Cambyse est tombé sa victime. Jamais de tant d'espoir mon cœur ne s'est flatté. HARPAGE. Par l'hommage public un moment arrêté , Embelli des lauriers qui parent sa jeunesse, D'une gloire sans tache il jouit sans ivresse. Élénor va venir ; vous pourrez tout sur lui : Un jour peut-être, un jour il sera votre appui. MANDANE. Il va venir! Qu'il tarde à mon impatience! Des destins de Cyrus aura-t-il connaissance? ACTE III, SCÈNE I. 49 Il vengea mon époux. S'il avait vu mon fîls , Si , tous deux par le ciel l'un de l'autre avertis , Tous deux pleins du respect que la valeur inspire... HARPAGE. Ah ! princesse , pour vous , pour eux , pour tout l'empire , Je désire plutôt que les Dieux immortels Voilent encor Cyrus même aux yeux maternels; Astre paisible et pur, que, du sein des nuages, Radieux il s'élance , et calme les orages. Mais plus nous approchons du moment fortuné. Plus je vois de périls Cyrus environné. Hélas! je crains pour lui jusqu'à votre tendresse. On vient. C'est Elénor : avec lui je vous laisse. (îlsort.) SCÈNE II. MANDANE, ÉLÉNOR. MANDANE. Le voici : quel aspect ! que mon cœur est ému ! ÉLÉNOR. O veuve d'un héros, vous, de qui la vertu. Aux Dieux obéissante, aux malheureux propice, Devrait fléchir du sort la trop longue injustice! Disposez d'un guerrier qui vous sera soumis: Par quel bienfait peut-il , auprès de vous admis , Vous présenter ses vœux et sa reconnaissance? OEuvres posthumes. I. 4 5o CYRUS. MANDATE. Il suffît des lauriers cueillis par sa vailla^nce. L'Etat vous doit beaucoup; je vous dois plus encor. Je suis mère. Ecoutez, généreux Elénor: Si i'Araxe autrefois vous a vu sur sa rive De Cambyse immolé venger l'ombre plaintive; Au nom de mon époux, que son fils et le mien Dans l'appui de l'État trouve encore un soutien. ÉLÉNOR. Lui! non pas un soutien, mais un soldat fidèle. Les héros dont il sort, le sceptre qui l'appelle, La terre qui l'attend, les Dieux qui l'ont promis, Voilà sur quels soutiens doit compter votre fils. M AND A NE. Ah! combien ce langage est doux pour une mère! Mais quoi! durant le cours d'un destin si prospère. Aux lieux qu'en triomphant vous avez parcourus, La fortune à vos yeux n'a pas montré Cyrus? ÉLÉNOR. Jamais. MANDANE. Jamais ! ÉLÉNOR. Partout on me parlait sans cesse De sa gloire future et de votre tendresse, De ses malheurs si longs et si peu mérités, Des pleurs qu'il doit répandre , et qu'il vous a coûtés. M AN DAN E. Devant vous un moment s'il avait pu paraître, ACTE ITT, SCENE TL 5r Et ses pleurs et les miens seraient sèches peut-être. Oui , le cœur d'un héros est sans peine attendri : Vous aimeriez Cyrus, vous en seriez chéri; Tous deux nés pour la gloire, et tous deux dans cet âge Où la vertu facile embellit le courage, Tous deux chargés du soin d'illustrer l'avenir, Que de liens sacrés qui devaient vous unir! Mais le ciel entre vous mit quelque différence : Vous avez les honneurs; Cyrus a l'espérance: Le sort, juste une fois, a comblé tous vos vœux; Et Cyrus est errant , Cyrus est malheureux ! ÉLÉNOR. Son âme est à l'épreuve; elle en sera plus pure: Trop souvent la puissance est insensible et dure : Les bons rois sont toujours élèves des malheurs; Tl a pleuré lui-même; il essuîra des pleurs. MANDAIVE. Oui, je le sens; mais vous , vous dont la voix touchante Par ces mots pénétrans me console et m'enchante, Auriez-vous, Elénor, connu l'adversité? ÉLÉNOR. Je suis homme, orphelin, né dans la pauvreté. Errant dès le berceau. M ANDANE. Vous aussi ! vous ! ÉLléNOR. Mon ])ère, Armant du fer guerrier sa main sexagénaire, 4- 02 CYRUS. Abandonna pour moi le sol agriculteur, Et le soin des troupeaux dont il était pasteur. Si j'osais quelquefois plaindre ma destinée, Mandane, disait-il, Mandane infortunée Pleure sur son époux , et tremble pour son fils : Mandane, dont le cœur à la vertu soumis Du timide opprimé prit toujours la défense. Ah ! c'est le premier nom qu'ait appris mon enfance. MANDANE. Ciel! ÉLÉNOR. J'entrais dans un temple, et, les larmes aux yeux, Je prononçais Mandane, et j'invoquais les Dieux. MANDANE. Un pasteur... Approchez. Ah! plus je l'envisage. Plus d'un époux chéri je retrouve l'image. C'était là son maintien , sa démarche , sa voix ; Tel à mes yeux charmés il parut autrefois , Lorsque, brillant encor des fleurs de la jeunesse, 11 offrait à mes vœux sa gloire et sa tendresse. Vous le fils d'un pasteur ? ÉLÉNOR. Je vous Tai dit. MANDANE. Hélas! Me trompé-je? achevez. Son nom n'était-il pas... ÉLÉNOR. Arbacès. ACTE m, SCENE II. 53 M A N U A N E. Arbacès î ÉLÉKOR. Un vain espoir vous flatte. M AND ANE. Arbacès , dites-vous , et non pas Mitradate ? EL EN OR. Mitradate à mes yeux ne s'est jamais montré; Mais son nom m'est connu: je n'ai point ignoré Que d'Harpage et de lui l'heureuse intelligence A conservé Cyrus proscrit dès sa naissance; Qu'il lui servit long-temps et de guide et d'appui;. Que d'asile en asile il fuyait avec lui. Hélas! depuis trois ans le destin les sépare; Chez les Scythes caché , sous un climat barbare , Depuis trois ans, dit-on, Cyrus est isolé. Arbacès, en ce temps, de vieillesse accablé, Expirait loin de moi dans les champs d'Amasie;. Et moi, portant la guerre aux bornes de l'Asie^ Et du sort une fois désarmant le courroux, Je servais votre père, et vengeais votre époux. MANDANE. J'ose encore implorer votre audace intrépide : Cyrus est sans appui , sans compagnon , sans guide : J'avais cru... j'abandonne un espoir aussi doux. Mais non les sentimens que j'ai conçus pour vous. Vous n'êtes point Cyrus : eh bien! soyez son frère; Soyez mon second fils, je serai votre mère: 54 CYRUS. Courez , sanctifiez ce glaive paternel , Qui des cieux prévoyans fut le don solennel. Cyrus n'a plus que vous, à vous je le confie: Conservez, protégez, environnez sa vie; Aux périls, aux déserts, redemandez Cyrus; Dans mes vœux , dans mes pleurs , vous serez confondus ; Mon amour vous unit, que mon nom vous rassemble; Combattez , triomphez , vivez , régnez ensemble. ÉLÉNOR. J'accepte avec transport le nom de votre fils , Tout, excepté l'empire; il ne m'est point promis. Orphelin, sans naissance, adopté par vos larmes. N'est-ce donc point assez? Je consacre mes armes A ce frère chéri, que vous m'avez donné, A ce roi qu'un oracle a déjà couronné. Ses périls sont les miens, et ma vie est la sienne; Gardons Cyrus au monde, à sa mère, à la mienne. Je cours avec les Dieux en partager le soin : Jamais, jamais peut-être il n'en eut plus besoin. M A N D A N E. O ciel ! daignez instruire une mère alarmée. ÉLÉIVOR. Je ne m'explique point; mais je rejoins l'armée. M A N D A ]V E. J'entends votre silence; un père... ÉLÉIVOR. Le voici. ACTE 111, SCÈNE 111. 55 SCÈNE III. ÉLÉNOR, M AND ANE, ASTYAGE. A s T Y A G E. Je ne m'attendais pas à vous trouver ici. Jouissez, Elénor, de ces pompeuses fêtes; Allez revoir un peuple épris de vos conquêtes; Triomphez aujourd'hui: demain, dès que le jour Au sein de nos remparts brillera de retour, Regagnez un rivage oh déjà votre absence Peut de mes ennemis ranimer l'espérance; Courez au sein des camps, chez les Scythes vahicus, xlttendre, avec respect, mes ordres absolus. ÉLÉNOR. Je m'y rendrai, seigneur; j'y servirai l'empire; C'est le bien, le trésor, la grandeur où j'aspire. Oui, les Scythes bientôt reverront Ipur vainqueur; Je rejoindrai ces camps habités par l'honneur. Ces camps où vos soldats conservent ma mémoire , Où mon âme auprès d'eux n'a connu que la gloire. Une gloire nouvelle et digne d'Elénor S'unit à votre voix, et m'y rappelle encor: Je saurai l'obtenir; elle est brillante et pure. A vos ordres sacrés obéir sans murmure, Sera, dans tous les temps, mon devoir le plus doux, Quand vos ordres, seigneur, seront chgnes de vous. (Il sort.) 5G CYRUS. SCENE IV. MANDANE, ASTYAGE. ASTYAGE. Je ne m'aveugle point , ma fille , et votre père Craint d'avoir, en ce jour, un reproche à vous faire. MANDANE. A moi, seigneur? ASTYAGE. A vous. Pourquoi cet entretien? Voulez-vous à Cyrus ménager un soutien? M A N D A jy E. Eh! qui sait mieux que vous le sort qu'on lui prépare? 11 est errant, proscrit; l'Univers nous sépare. Que puis-je en sa faveur? le nommer et pleurer. Hélas! contre mon fils dois-je aussi conspirer? ASTYAGE. Non; mais au pied du trône, et dans tout mon empire, Pour votre fils, Mandane, on s'émeut, on conspire; Renouvelant des cieux les antiques décrets, La tiare elle-même est dans ses intérêts. On ose, je le sais, outrageant ma vieillesse, Du sceptre que je tiens accuser la faiblesse; Et trop faible, en effet, soit bonté, soit mépris. J'ai d'un peuple volage encouragé les cris. Sur le nom de Cyrus tout le complot repose; ACTE III, SCÈNE IV. 57 Astyage a l'empire , et Cyrus en dispose. Mais j'aurai des appuis, peut-être des vengeurs. M AND ANE. Et vous ne craignez point d'avouer vos fureurs ! Armer contre ses jours une main meurtrière! Vous ! Laissez-vous fléchir ; rendez-vous : la prière , La prière tremblante est la fille des Dieux. Dédaigne-t-on ses pleurs , ses cris vont jusqu'aux cieux; Elle y monte plaintive, et redescend terrible. Apportant sur ses pas, au mortel inflexible. Quelquefois la vengeance, et toujours le remord. Qui rend la vie affreuse, et prolonge la mort. Il siège sur le trône auprès de sa victime. Ah! chassez loin de vous ce compagnon du crime, Ou bien laissez-moi fuir un horrible séjour: Ne me contraignez plus d'entendre chaque jour Mon père, de mon fils prononcer la sentence. Le crime de Cyrus est dans son existence : Il me la doit; lui seul est cependant puni; Ma patrie est aux lieux oii Cyrus est banni. Que fais-je auprès de vous, quand vous n'êtes plus père? Moi, j'ai toujours un fils; moi, je suis toujours mère. J'irai, j'irai, seigneur, l'arracher au trépas, Reconnaître le sol qu'auront touché ses pas; Suivant, pour le trouver, la trace de ses larmes, De vos soldats vainqueurs j'affronterai les armes; Des Scythes révoltés j'irai chercher les tVaits; J'irai fléchir pour lui les monstres des forêts. 58 CYRLJS. Ah! dans ces noirs déserts, si la faim dévorante Nous atteint lentement d'une mort déchirante. En expirant du moins nous serons réunis; Il connaîtra sa mère, et j'aurai vu mon fils; Je pourrai l'appeler de ce nom cher et tendre, Et, lorsque les humains cesseront de m'entendre. Des Dieux, par un regard, solliciter l'appui. Le serrer dans mes bras, et mourir avant lui. ASTYAGE. Je voudrais de Gyrus vous accorder la grâce; Votre douleur m'émeut, et non votre menace. Contre un ambitieux j'assure mes Etats; Je le dois : les remords ne m'en puniront pas. Memnon parait. Adieu. Que sa voix vous console; Qu'il vous berce à loisir d'un oracle frivole. Mais s'il pense, abusant de nos solennités. Enflammer des esprits déjà trop agités; Par de rebelles vœux s'il ose encor me nuire. Bientôt, en vous quittant, je veux bien l'en instruire, Bientôt j'irai frapper, jusque sur son autel. Un pontife imposteur, qui ment au nom du ciel. ( Il sort. ) SCÈT^E V. MANDANE, MEMNON. MEMNON. Je vous platns, je l'excuse, et je crains peu sa haine. Auprès de vous, princesse, un autre soin m'amène; ACTE III, SCENE V. % Un étranger, couvert d'un humble vêtement. Veut , loin de tous les yeux , vous parler un moment. Il vient de m'aborder, lentement, l'œil humide; Il a quelque secret : l'infortune est timide. Une longue tristesse et les rides du temps Ont sillonné son front, couvert de cheveux blancs. M AND ANE. Un vieillard! ME M NON. Ses chagrins, qu'avec peine il dévore, Emeuvent la pitié, que son regard implore. J'ai voulu, mais en vain, pénétrer dans son cœur; C'est à vous qu'il prétend révéler sa douleur, \ vous seule; et déjà l'infortuné s'avance. Vous ne tromperez point sa douce confiance. Vous honorez le ciel ; et le bienfait pieux Est le plus pur encens qu'on puisse offrir aux Dieux. Je vous laisse. ( Il sort. ) SCÈNE VI. MANDANE, MITRADATE. M ANDANE. Approchez, ô vieillard vénérable. Vous tremblez ! vous pleurez ! le malheur vous accable ! MITRADATE. Oui, j'ai vécu long-temps : j'ai dû long-temps souffrir. 6o CYRUS. M AND A NE. Si VOUS versez des pleurs, ne peut-on les tarir, Ecarter loin de vous la misère cruelle? Laissez-moi cet espoir. MITRADATE. C'est Mandane, c'est elle; Mandane, dont le nom rappelle des bienfaits. J'ai reconnu son cœur, et même avant ses traits. MANDANE. Vous qui parlez, vieillard, je crois vous reconnaître. Ecbatane en ses murs vous a-t-elle vu naître? MITRADATE. Non ; mais elle n'est point nouvelle à mes regards : J'ai visité souvent ses fastueux remparts; J'ai vu briller Cambyse au milieu de nos fêtes, Quand un si bel hymen couronnait ses conquêtes; Et, par un sort heureux, j'habitais ce séjour, Lorsqu'en votre palais Cyrus a vu le jour. MANDANE. Cyrus ? MITRADATE. Il me fut cher. Je l'ai sauvé. Tout change. MANDANE. Vous êtes Mitradate... MITRADATE. Il est trop vrai. MANDANE. Qu'entends-je ? ACTE III, SCÈNE VI. 6i Mitradate! Et mon fils? Qu'il se montre à mes yeux. Courons. Vous vous taisez ! N'est-il pas dans ces lieux? Mon fils... Expliquez-moi cet horrible silence. MITRADATE. Sous la main d'un guerrier... MANDANE. Eh quoi ! plus d'espérance ! Il ne vit plus! Mais vous, qui conduisiez ses pas, Vous vivez ! vous étiez témoin de son trépas ! MITRADATE. Ah! croyez qu'avant lui j'aurais cessé de vivre. Loin de moi... MANDANE. Loin de vous ! ah ! vous deviez le suivre , Veiller partout sur lui , partout l'environner. Ne le conserviez-vous que pour l'abandonner? MITRADATE. Epargnez mes vieux ans ; ce reproche m'accable : D'un si lâche abandon je ne suis point coupable. (MANDANE. Qui donc vous sépara? MITRADATE. Qui? la fatalité. m Poussé par les destins, lui-même il m'a quitté. * J'en atteste les Dieux et cette ombre si chère, Ce fils , qui fut le mien , qui m'appelait son père , Vous-même, et les dangers qu'avec lui j'ai courus; J'aurais péri cent fois pour conserver Cyrus. Gi GYRUS. Ah! j'ai. dans tout l'empire, et d'asile en asile, Traîné, durant trois ans, ma douleur inutile, Redemandant Cyrus aux rives du Jourdain, Aux monts de l'Arménie, aux bords du Pont-Euxin. J'apprends enfin, j'apprends que sous le glaive impie. Dans les flots de l'Araxe, il termina sa vie: C'est mon dernier malheur; je n'y survivrai pas; Et je viens à vos pieds implorer le trépas. MANDATE. Au lieu même où son père obtenait la vengeance, Il succombe : Élénor aurait pris sa défense. Ah ! sans doute éloigné... MITRADATE. Quel nom prononcez-vous? MANDATE. Le nom de ce héros qui vengea mon époux. MITRADATE. Élénor? M AND ANE. Élénor. MITRADATE. O perfidie ! 6 crime ! Votre malheureux fils a péri sa victime. MANDANE. D'Élénor? Et lui seul dissipait mon effroi! O mon fils! en ce jour je l'implorais pour toi! Après avoir conquis l'armure de Cambyse... MITRADATE. En dépouillant Cyrus Élénor l'a conquise. ACTE III, SCÈNE VI. 63 Au milieu des combats, accablé d'ennemis, Cambvse en expirant la léguait h son fils. M A NDANF. Cette horrible nouvelle... M I T R A D A T E. Est trop bien confirmée. Sur les bords de l'Araxe, interrogez l'armée. Et l'Hircanie entière , et les Scythes vaincus : On célèbre Elénor, mais on pleure Cyrus. MANDANE. Elénor a le prix de son affreux courage. Et j'ai pu le donner... et j'ai cru... Mais Harpage! Harpage à ma douleur en aurait imposé ! MITRADATE. Elénor en impose ; Harpage est abusé. MANDATE. Il suffit. Laissez-moi. Courez dire à mon père, Que, grâce à ses bienfaits, j'ai cessé d'être mère. Qu'il goûte loin de moi ses triomphes sanglans. Mais auprès de Memnon guidez mes pas tremblans. C'en est donc fait ! Et vous, Dieux cruels, Dieux injustes, Ainsi vous remplissez vos promesses augustes! Voilà de vos autels les oracles certains. Et de vos favoris ce sont là les destins! Chaque jour, à vos pieds, si mes humbles prières. Si de mes longues nuits les chagrins solitaires. En faveur de Cyrus n'ont pu fléchir le sort, Si mes pleurs n'ont de vous obtenu que sa mort. 64 GYRUS. Ah ! du moins trop long-temps ma voix vous importune ; Mettez, mettez un terme à quinze ans d'infortune, Et rejoignez enfin, dans les mêmes débris, L'épouse à son époux , et la mère à son fils. -Omf^rm ACTE IV, SCENE I. 65 ACTE IV. SCENE PREMIERE. MANDANE, ÉLÉNOR. M AND A NE. HiLÉNOR devant moi! Ce maintien magnanime Voile aux regards séduits un cœur né pour le crime ! D'un père sans pitié l'émissaire odieux Ose , encor teint de sang , braver l'aspect des Dieux ! Il ose de Mandane affronter la présence! ÉLÉNOR. Pour me justifier, ou subir ma sentence. MANDANE. Comme un vil assassin hautement désigné... ÉLÉNOR. Vous m'en voyez surpris et surtout indigné. MANDANE. Indigné! ÉLÉNOR. Je conçois qu'un récit infidèle Ait aisément troublé votre ame maternelle. OEuvres posthumes. I. 3 '66 CYRUS. Mais ce n'est point Cyrus qui tomba sous ma main; Ce n'est point votre fils; c'est un Scythe inhumain: Le guide le plus sûr dirigea mon courage. MANDATE. Un guide , 6 ciel ! et qui ? EL EN OR. ^ Soupçonnez-vous Harpage? MANDANE. Qui? moi, le soupçonner! Harpage, dites- vous... EL EN OR. Harpage m'ordonna de venger votre époux, Me peignit le guerrier qui fit couler vos larmes, Me désigna ses traits, ses vêtemens, ses armes. Plein de vous , de Cambyse , et l'espoir dans le cœur, Je courus d'un héros combattre le vainqueur. Seul, je le trouvai seul, au sortir d'un bois sombre. Quand le jour incertain se mêlait avec l'ombre. Sur une roche aride , étroite , et dont les flancs Dans l'Araxe écumeux vomissaient des torrens; Silencieux désert, lieux entourés d'abîmes. Lieux témoins des combats , peut-être aussi des crimes. Je vis briller l'armure et reconnus les traits; J^a dépouille arrachée aux monstres des forêts Du Scythe audacieux couvrait la taille immense : Il agitait son glaive; et, fier de sa vaillance. S'avançait, les regards de fureur allumés. Tel qu'on peint les géans contre le ciel armés. Il m'aperçoit, s'arrête, et sa bouche perfide ACTE IV, SCÈNE I. 67 M'accueille avec dédain d'un sourire homicide. Moi, j'implore Cambyse; et, fort d'un tel appui, J'affronte son vainqueur, et marche contre lui. Nos glaives sont croisés dans l'étroite carrière. Et font jaillir le feu, le sang et la poussière. La fortune entre nous a long-temps balancé; Et, sans l'avoir atteint, je suis deux fois blessé: Il le voit, jette un cri, croit triompher, s'élance; Alors mon glaive heureux, poussé par la vengeance, Du terrible ennemi perçant le bouclier, Dans son cœur inhumain se plongea tout entier. Il tomba : fier encore, avide encor de gloire, Ses regards expirans menaçaient ma victoire; Il exhala son âme avec de longs sanglots; Et l'Araxe, en grondant, le roula dans ses flots. MANDANE. Je l'entends sans frémir! Quel étrange supplice! Son ascendant m'opprime et me rend sa complice. ÉLÉWOR. Non , je n'ai point cueilli de coupables lauriers ; Non, soupçonné par vous, j'en appelle aux guerriers. Faut-il enfin le dire? Ici, dans ce lieu même. J'ai méconnu du Roi la volonté suprême. Il osait m'ordonner de combattre Cyrus : Vous pourrez d'Astyage apprendre mes refus. J'ai triomphé pour vous; ma main fut toujours pure; Elle n'a point trahi , mais vengé la nature. 5. 68 CYRUS. M A N D A N E. De surprise et d'effroi mon cœur est combattu. Quoi! chez un criminel l'accent de la vertu! ÉLÉNOR. Mon père à la vertu fut constamment fidèle; Formé par ses leçons, je l'ai pris pour modèle; Et, tandis que sur vous mes larmes ont coulé. J'ai vaincu les malheurs dont j'étais accablé. Ils cessaient près de vous, sont-ils près de renaître? Dans ce temple , aujourd'hui, je vous ai fait connaître Mon sort long -temps obscur, ma longue adversité; Vous m'écoutiez alors , et même avec bonté : Un intérêt touchant... MANDATE. L'intérêt le plus tendre. Que j'éprouvais de joie à le voir, à l'entendre, A retrouver les traits du héros généreux. Du héros... ! L'avoûrai-je? En ces momens affreux, Ces traits, ces nobles traits que ma douleur adore, Sur son front, dans ses yeux, je les retrouve encore: Un seul de ses regards désarme ma fureur; Un seul de ses discours fait tressaillir mon cœur: Ses malheurs, ses exploits, son obscure naissance, Cet asile innocent, témoin de son enfance, Ce voile solennel qui couvre ses destins, Ses pas toujours errans en des climats lointains... Réveille-toi, Mandane, un vain songe t'abuse; Son père est Arbacès , Mitradatc l'accuse. ACTE IV, SCENE I. % ÉLÉNOR. Mitradate? M A N D A N E. Lui-même. ÉLÉNOR. Il ne me connaît pas. MANDANE. Du malheureux Cyrus il apprit le trépas, Votre nom , votre crime. ÉLÉNOR. En quels lieux ? MANDANE. Au rivage Oii votre main barbare... ÉLÉNOR, Et les ordres d'Harpage? MANDANE. Harpage fut trompé. ÉLÉNOR. Mais ce glaive conquis? MANDANE. Cambyse en expirant le léguait à son fils. ÉLÉNOR. Qui l'a dit? MANDANE. Mitradate. ÉLÉNOR. O ciel! 70 GYRUS. M ANDANE. Tout se décide. ÉLÉNOR. Un Scythe vagabond, solitaire et sans guide! MANDANE. Cyrus n'était-il pas chez les Scythes caché ? ÉLÉJVOR. Il est vrai. MANDANE. Loin du guide à ses pas attaché? ÉLÉNOR. Oui. MANDANE. Les Scythes vaincus, et l'Hircanie entière, Accusent à la fois votre main meurtrière. ÉLÉNOR. Et l'oracle des Dieux?... les destins de Cyrus? MANDANE. Sa gloire, ses destins, ses débris sont perdus. Les flots ont englouti sa dépouille ignorée; Et sa mère, sa mère, en vain désespérée. Qui n'a pu de ses mains lui donner un berceau , Ne pourra même encore élever son tombeau. N'aura point la douceur d'y recueillir sa cendre, Le plaisir d'y pleurer, le bonheur d'y descendre! ÉLÉNOR. Me voilà , Dieux puissans , écrasé sous vos coups. Que vous ai-je donc fait? Résigné devant vous, ACTE IV, SCENE I. 71 Et bravant l'infortune aux humains si cruelle, J'étais fier et content de l'emporter sur elle. Mais devenir coupable en aimant la vertu! MANDANE. Eh quoi ! de son forfait lui-même est convaincu ! ÉLÉNOR. Mon bras est criminel ; tout me force à le croire. Eh bien , punissez-moi de mon infâme gloire ; La mort, mais sous vos coups. Voici le fer sacré Que Cyrus et Cambyse ont tous deux honoré : Qu'il passe dans vos mains, et que votre colère... MANDA NE. Des mains d'un meurtrier dans les mains d'une nièie! Hélas ! en traits sanglans je crois y voir écrits Le nom de mon époux et le nom de mon fils. ÉLÉNOR, Dieux ! M ANDANE. Conservez ce glaive, il a payé vos crimes : Vous avez à la fois immolé deux victimes. Vous m'arrachez le jour; fuyez mon désespoir, Fuyez, délivrez-moi de l'horreur de vous voir. La pitié que j'éprouve est un supplice horrible. Vous demandez la mort: vous l'aurez, mais terrible^ Sans gloire, sans combat, dans un exil affreux, Poursuivi par le sang de mon fils malheureux. Leurs enfans dans les bras, les mères gémissantes Fuiront les lieux souillés par vos traces sanglantes; 72 CYRUS. Et j'aurai, pour vengeurs de mes calamités, Le remords inflexible et les Dieux irrités. SCÈNE IL ÉLÉNOR, MANDANE, MITRADATK MITRADATE. Ah! princesse, un faux bruit abusait tout l'empire; Il m'abusait moi-même, et votre fils respire. MANDANE. Est-il vrai? ' É L É N O R , à part. Quels accens ! MITRADATE. J'avais quitté le Roi , J'avais semé partout et le trouble et l'effroi ; Dans la place, de loin, j'ai vu Cyrus paraître. MANDANE. Ciel! MITRADATE. Mes yeux et mon cœur n'ont pu le méconnaître. 11 marchait vers ce temple, et vainement mes cris... ÉLÉNOR. Arbacès ! MITRADATE. Ah! Mandane, embrassez votre fils. MANDANE. Lui mon fils ! lui Cyrus ! ACTE IV, SCÈNE IL 73 É L É N O R - C Y II IT s. Qui? moi! dois-je le croire? Ma mère ! M AN DAN E. Oui , je la suis. CYRUS. Quoi ! j'aurais tant de gloire ! MANDANE. O toi, que j'adoptais sous le nom d'Elénor, Toi, que j'ai cru coupable et que j'aimais encor! Mon fils, d'un nom si doux sens-tu bien tous les charmes ? Tu pleures! viens; oh! viens, couvre-moi de tes larmes ; Viens, laisse-les couler; verse-les sur mon cœur. MITRADATE. Élénor est Cyrus ! MANDANE. C'est lui, c'est ce vainqueur Qui domta l'infortune et qui vengea son père; Lui que vos soins heureux conservaient à sa mère; Lui qu'un destin jaloux n'a point osé frapper, Lui qu'attendait l'Asie... Et j'ai pu m'y tromper ! Non ; l'instinct maternel , un ascendant suprême Défendait Elénor accusé par vous-même. Lui prêtait, malgré moi, son invmcible appui. Avertissait mon âme , et déposait pour lui. 74 CYRUS. SCÈNE III. CYRUS, M AND ANE, MITRADATE, HARPAGE. HARPAGE. Mitradate en ces lieux! Ah! par quelle imprudence, De Mandane et du Roi cberchiez-vous la présence ? Que de nouveaux périls ! MANDANE. Ne puis-je, en sûreté. Interroger mon fils, si long-temps regretté? Pour me le conserver que de soins nécessaires! Qui donc a pu du Roi tromper les émissaires? C'est vous-même , sans doute : et quel autre que vous Eût veillé sur mon fils et nous eût sauvés tous? H ARPAGE. Il faut enfin parler. Oui , mon regard fidèle Suivait partout Cyrus; oui, c'est moi dont le zèle Protégeait avec lui, dans le sein des forêts, Mitradate caché sous le nom d'Arbacès. Déconcertant du Roi la surveillance active. Je traçais du héros la marche fiigitive. Voyant que de son guide on observait les pas, J'éloignai le vieillard; je feignis son trépas : Cyrus, par des exploits, mérita la puissance. Et du nom d'Elénor je voilais sa naissance; Il vengea votre époux, je conduisais sa main; ACTE IV, SCÈNE III. 75 Et, lorsque d'Ecbatane il suivait le chemin, Des bruits, semés par moi, faisaient croire à l'Asie Qu'Elénor de Cyrus avait tranché la vie. Disposant en secret et des lieux et des temps. J'avais marqué le jour, les heures, les instans: Au jour déterminé tout le mystère éclate; J'appelais votre fils, je mandais Mitradate, Mitradate apportant de funestes récits. S'il n'eût , sans me parler , rencontré votre fils , On n'aurait vu Cyrus , reconnu par vous-même , Qu'élu roi de l'Asie et ceint du diadème. Il le sera. Je vole où m'appellent les Dieux; Pour vous, depuis quinze ans, je conspire avec eux, Dirigeant Astyage, et le peuple et l'armée, Mitradate , Cyrus , Memnon , la renommée , Feignant même avec vous, pour mieux vous secourir; Laissant couler vos pleurs, afin de les tarir; Epargnant à la fois un crime à votre père , La mort à votre fils et peut-être à sa mère. CYRUS. Comment récompenser un si rare bienfait? H A. R PAGE. En triomphant, seigneur; sans vous, je n'ai rien fait. Votre nom retentit; le temps vole; et, peut-être, Astyage en ces lieux est tout prêt à paraître. Accourez, montrez-vous; rassemblons nos amis. Vous frémissez, princesse! Ou perdez votre fils. Ou consentez à vaincre un père inexorable. rjG CYRUS. C Y R TJ S. Moi , je ne consens pas à devenir coupable. Je suis fils de Mandane , et ce nom glorieux Vaut plus qu'un diadème et cent rois pour aïeux ; Mais il est des devoirs qu'un nom pareil impose: Au sein des immortels ma fortune repose; Envers sa fille et moi fût-il dénaturé, Le père de Mandane est un objet sacré. H ARPA^GE. Et que prétendez-vous? CYRUS. Demeurer auprès d'elle ,^ Fléchir, vaincre Astyage, en lui restant fidèle. HARPAGE. Et si vous périssez ? si les fureurs du Roi.... CYRUS. Je périrai du moins digne d'elle et de moi. MANDANE. Ahî j'admire, en tremblant, ce vertueux courage: H ARPAGE. Suivez-moi, Mitradate; achevons notre ouvrage: Conjurons le poignard déjà levé sur lui : Allons du peuple entier lui garantir l'appui. Je sais ce que du Roi nous devons tous attendre ; Seigneur, malgré vous-même, armé pour vous défendre, En ses projets sanglans je cours le prévenir. Et vous sauver encor, dussiez-vous m'en punir. ( Il sort avec Mitradate. ) ACTE IV, SCENE IV. 77 SCÈNE IV. CYRUS, MANDANK C Y R II s. Allons trouver le Roi : c'est en vous que j'espère. MANDANE. Hélas ! il est affreux de redouter son père ; Mais vous n'ignorez pas son injuste fureur. Il vient, et sa présence augmente ma terreur. SCÈNE V. CYRUS, MANDANE, ASTYAGE, gardes. A s T Y A G E. Eh bien, de vous, Mandane,ai-je eu tort de me plaindre .^^ Tandis qu'un vil mortel, vieilli dans l'art de feindre, De Cyrus en pleurant m'annonce le trépas, Cyrus est dans ces murs; vous ne l'ignorez pas. Il y vient de Memnon confirmer le présage; Mitradate me fuit; je ne vois point Harpage; Hors ce jeune guerrier , tout se cache à mes yeux. Mandane, on l'accusait d'un combat odieux; Auprès de vous pourtant je le retrouve encore. MANDANE. Ah! seigneur, permettez que ma voix vous implore. 78 CYRUS. AS T Y AGE. Pour lui? M AND ANE. Contre mon fils il ne s'est point armé. ASTYAGE. Je reconnais Cyrus ; vos larmes l'ont nommé. Soldats ! MANDANE. N'ordonnez rien. Non; je dois le défendre. Lui mon fils ! vous croyez... seigneur , daignez m'entendre. CYRUS. Mandane , au nom du ciel qui nous a réunis , Ne désavouez point que je suis votre fils. N'accusez point, seigneur, celle qui m'a fait naître: Mitradate à l'instant vient de me reconnaître. Vous avez tout pouvoir sur un infortuné, Que, même en son berceau, vous aviez condamné; Ainsi que mes destins j'ignorais ma disgrâce , Et jusques aux dangers répandus sur ma trace. Vous savez quel combat vous m'avez proposé; 11 était criminel , et je l'ai refusé. J'aurais pu contre vous tenter une victoire; Elle m'aurait flétri; j'ai conservé ma gloire; Je redoute la honte et crains peu le trépas; Je l'ai bravé pour vous en guidant vos soldats. Si votre haine encore a besoin de ma tête, Ordonnez, je vous suis, votre victime est prête. A s T Y A G E. Mon empire ébranlé s'affermit en ce jour. ACTE IV, SCENE V. 79 J'ai convoqué le peuple et les grands de ma cour: Si dans la multitude il est quelques rebelles, J'ai des sujets soumis, j'ai des guerriers fidèles; Un oracle imposteur ne peut vous protéger, Et ce mot vous apprend si je dois me venger. MANDANE. De mon fils ! et c'est vous dont la voix le condamne ! Venez donc le chercher dans les bras de Mandane. Il vous aurait vaincu s'il n'était généreux. Venez; les mêmes coups nous frapperont tous deux; Et les bourreaux, armés par la main de mon père. En immolant Cyrus, égorgeront sa mère. ASTY AGE. Gardes, séparez-les. M ANDANE, entraînée par les gardes. Cieux, entendez mes cris! CYRUS. O mère déplorable! MANDANE. O mon fils! mon cher fils! c Y R IT s. Vous tremblerez, seigneur, en ordonnant un crime. Marchons; auprès de vous on verra la victime Pleurer sur une mère et plus encor sur vous, Et vous pardonner même en mourant sous vos coups. 8o CYRUS. ACTE V. SCENE PREMIERE. MANDANE, MEMNON, marges. MEMNOIV. V^uoi! ce jeune Elénor était Cyrus lui-même! Et du ciel toutefois bravant l'arrêt suprême, Votre père ose encor méditer des forfaits ! MANDANE. Mon père! il ne l'est plus; il ne le fut jamais. Il m'arrache mon fils , et me condamne a vivre ! On m'entraînait mourante, et je n'ai pu les suivre Ce temple est investi : des soldats inhumains A Mandane, a vous-même, ont fermé les chemins. Cyrus est en péril, et sa mère est captive; Il n'entend pas ma voix stérilement plaintive; A son persécuteur il reste abandonné ; Nul ne peut secourir mon fils infortuné. MEMNON. Harpage est libre encor; mais ce chef intrépide, Sans le pouvoir sacré qui l'inspire et le guide , ACTE V, SCENE 1. 8i Offrirait à Cyrus un impuissant secours. Qui défend votre fils? Qui veille sur ses jours? Celui qui soumet tout à sa volonté sainte. Vous tremblez ! En quels lieux ? Dans cette auguste enceinte Où vous avez ouï la promesse des Cieux! En ce temple où, courbant son front victorieux, Votre fils, conservé par quinze ans de miracles, A lui-même entendu d'infaillibles oracles! Le dieu dont la bonté gardait Cyrus enfant L'a fait, dans ce grand jour, revenir triomphant; Les mages, par vous-même instruits de ce mystère. Vont aux yeux du héros rouvrir le sanctuaire; Et le même soleil qui nous l'a ramené , Du haut des cieux encor le verra couronné. MANDANE. Je demande sa vie, et non pas un empire. On en veut à ses jours; et qui sait s'il respire? Quel mortel , ou quel dieu peut empêcher sa mort , Quand un maître implacable ordonne de son sort? Peut-être a-t-on déjà dicté l'arrêt barbare; Peut-être d'un vainqueur l'échafaud se prépare; Le héros de l'Asie, en cet affreux moment. Appelle en vain sa mère, et meurt en la nommant... Mais quel bruit tout-à-coup dans les airs se déploie! M E M N O N. C'est le nom de Cyrus, et de longs cris de joie. M AND A TV E. Se peut-il? OEuvres posthumes. I. O - 82 CYRUS. ME M NON. Un vieillard vient à pas empressés. MANDANE. Si de nouveaux malheurs allaient m'être annoncés ! M E M N O N. Il approche : en ses traits votre bonheur éclate. MANDANE. Je frémis toutefois. Est-ce vous, Mitradate? SCÈNE IL MANDANE, MEMNON, MITRADATE, mages. MITRADATE. O mère d'un héros! calmez vos sens troublés. MANDANE. Mon fils est-il vivant? MITRADATE. Tous vos vœux sont comblés. MANDANE. Ce n'est point une erreur! hâtez-vous de m'apprendre Combien aux Immortels j'ai de grâces à rendre. MITRADATE. Aux portes du palais, le peuple rassemblé. De crainte et de douleur paraissait accablé; Une cour fastueuse entourait votre père. Qui levait avec peine un front morne et sévère; Et, le glaive à la main, les guerriers, l'œil baissé. ACTE V, SCENE IL 83 Gardaient, en frémissant, un silence glacé. Tout se taisait. Bientôt le héros se présente; Sa démarche modeste en est plus imposante : Astyage l'accuse; aussitôt par des cris De lâches courtisans condamnaient votre fils ; Mais Harpage accourait, et, d'un regard tranquille, Interrogeant la foule inquiète, immobile: « Cyrus est menacé d'un arrêt odieux. « Qui l'exécutera? Qui bravera les Dieux? « Qui combattra ce roi que vingt peuples attendent? « Qui frappera ce front que cent lauriers défendent? « Cyrus, persécuté, les a cueillis pour vous; « Il a vengé son père; il vous a vengés tous; « Il a Yen^è celui qui dicte la sentence. « Le voilà , le héros proscrit dès sa naissance ! « Le Roi voulait le perdre, et je l'ai conservé; « Au berceau, dans les camps, c'est moi qui l'ai sauvé; « Et voici le pasteur qui d'asile en asile « Traînait des nations l'espérance fragile. » Il dit : dans l'assemblée un long frémissement S'élève à ce discours , et grossit lentement ; Il éclate; on s'émeut; le Roi pâlit; Harpage Me conduit vers Cyrus, m'appelle en témoignage. On s'attendrit: mes pleurs, mes récits, mes sermens, Ces cheveux blancs, ce front, ces simples vêtemens, Ce maintien, cet accent que n'a pas l'imposture. Ce ton naïf qu'inspire et que sent la nature. Les regards du héros, tant d'exploits, de succès, 6. 84 CYRUS. Cambyse respirant dans chacun de ses traits: Tout parle en sa faveur, tout, jusqu'à votre absence; Et, pareil au tonnerre, un cri puissant s'élance: c( Vivent, vivent Mandane et son généreux fils! « Vive et règne Cyrus que les Dieux ont promis! » La cour abandonnait le Roi dans sa disgrâce; Sa garde était fidèle, et tentait la menace; Mais par un cri nouveau le peuple a répondu; Il annonçait le trouble et du sang répandu; Ce jour allait finir sous un horrible auspice. Un seul, un seul guerrier nous l'a rendu propice. Accourant près du Roi, jetant de toutes parts Ce coup-d'œil assuré qui commande aux hasards; Terrible, et balançant la foudroyante épée Que du sang ennemi deux héros ont trempée : Respectez Astyage; immolez son appui, Dit-il, frappez Cyrus. MA^NDANE. Quoi! c'était... MITR \DATE. C'était lui; Lui, qui seul apaisait et le peuple et l'armée, Comme on voit tout-à-coup la tempête calmée. Quand l'astre bienfaisant qu'adore l'Univers Vient réjouir les cieux, et planer sur les mers. MANDANE. Ah! je n'ai plus de crainte, et Mandane est contente. ACTE Y, SCÈNE UL 85 SCÈNE III. MANDANE, MEMNON , HARPAGE , MITRA- DATE, GUERRIERS, MAGES. HARPAGE. Mages, voici Tinstant qui remplit votre attente. M E M JV o N. Cyrus vient, et le jour luit encor dans les oieux : Rouvrez le sanctuaire à l'envoyé des Dieux. HARPAGE. Astyage a rompu son silence farouche; Le nom sacré de fils est sorti de sa bouche; Des pleurs du repentir son visage est baigné; Et déjà de Cyrus il entre accompagné. SCÈNE IV. CYRUS, ASTYAGE, MANDANE, Mî:MNON , HARPAGE, MITRADATE, satrapes, mages, GUERRIERS, PEUPLE. MANDANE, Mon fils, et vous, seigneur, que le passé s'oublie; Et béni soit le jour qui vous réconcilie! Si le sort a changé... CYRUS. Rien n'a changé pour nous, m CYRUS. Maiidane, et votre fils est digne encor de vous. Vous avez cru, seigneur, condamner un rebelle: Elénor vous servit; Cyrus vous est fidèle. Mais ne haïssez point le généreux pasteur Qui de Cyrus enfant fut le libérateur; De m'avoir trop chéri ne blâmez point Harpage; Pardonnez à son zèle, honorez son courage; Du nom de père enfin laissez-moi vous nommer, Et conservez l'empire en le faisant aimer. ASTYAGE. 11 ne m'appartient plus, et je viens, dans ce temple, Satisfaire aux décrets du Ciel , qui nous contemple ; J'ai bravé son oracle; il a dû s'accomplir; Il me reste un devoir; je saurai le remplir: Astyage a régné. Détrôné par mon crime. Je remets aujourd'hui l'empire à ma victime. CYRUS. Oubliez... ASTYAGE. Ah ! mon fils , un règne fortuné Justifîra les Dieux, qui vous ont couronné. En bornant le pouvoir vous le rendrez durable. Quant à moi, -délivré d'une frayeur coupable, Désormais, sans frémir, au pied de ces autels, J'oserai prononcer le nom des Immortels; Et de leur favori les jeunes destinées Embelliront du moins mes dernières années. ACTE V, SCENE IV. 87 C Y R U s. Si j'accepte, en tremblant, ma nouvelle grandeur. J'aurai les soins du trône; ayez-en la splendeur. Vous, qu'apprit à chérir mon enfance ignorée, Mère, long-temps à plaindre et toujours adorée, Qu'un plus bel avenir console vos douleurs. MANDATE. Je ne me souviens plus si j'ai versé des pleurs; Et votre mère, heureuse entre toutes les mères, Jouira plus que vous de vos destins prospères. CYRUS. Harpage, Mitradate, ah! de tous vos bienfaits, Serai-je assez puissant pour m'acquitter jamais ? MITRADA TE. Vous vivez ; vous régnez : c'est notre récompense. HARPAGE. Vos vertus prouveront votre reconnaissance. MEMNON. Peuple, de votre roi recevez les sermens; Vous les tiendrez , seigneur; les Dieux sont vos garans. CYRUS. Toi, qui lis dans les cœurs et punis le parjure, Sur ton autel sacré c'est par toi que je jure D'obéir à la loi , d'aimer la vérité ; De donner pour limite à mon autorité Ce qui peut l'affermir: la justice éternelle. Les intérêts, les droits du peuple qui m'appelle; D'aller chercher, d'atteindre, en versant des bienfaits , 88 CYRUS. L'infortune muette et les malheurs secrets ; Père des citoyens, juge pour les entendre, Roi pour les gouverner, soldat pour les défendre, D'illustrer le pouvoir déposé dans mes mains. De respecter les Dieux, de chérir les humains; De régner par l'amour et jamais par la crainte, Fidèle, sur le trône, à la liberté sainte, Don qui nous vient des cieux, base des justes lois, Premier besoin du peuple et soutien des bons rois! PHILIPPE II, TRAGÉDIE EN CINQ ACTES. ^^'«>^^.^%<^%/'«r^'%/».^^ PERSONNAGES. PHILIPPE II , roi d'Espagne. DON CARLOS , infant d'Espagne. ELISABETH DE VALOIS , épouse de Philippe IL \ Le duc D'ALBE , gouverneur du Brabant. Le comte D'EGMONT , député des États de Brabant. RUY-GOMÈS DE SILVA, prince d'Éboly. Le cardinal SPINOLA , grand inquisiteur. UN VIEUX SOLDAT de Charles-Quint. Grands d'Espagne. Courtisans. Guerriers. Gardes. Pages. La scène est à Madrid , dans le palais des rois d'Espa^ue, PHILIPPE II, TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. «««««« ««09 »« SCENE PREMIERE. PHILIPPE, LE DUC D'ALBE. d'à l b e. ôiRE, quel noir chagrin flétrit cette âme altière? Philippe , un roi puissant , craint de l'Europe entière , Peut-il s'abandonner au trouble où je le voi? PHILIPPE. c'est le fruit du pouvoir; c'est la dette d'un roi. Peut-être des humains la difficile étude M'a de l'art de régner donné quelque habitude; Et j'ai vu de tout temps, au sein de mes grandeurs, Chaque jour m'apporter son tribut de douleurs. Mais ce tribut augmente, et son fardeau m'accable. Du trône castillan , vous , l'appui redoutable , Dont le bras m'a servi chez le Belge indompté, 92 PHILIPPE II. D'Albe, soumettrez-vous ce peuple révolté? Me faudra-t-il encor supporter ses caprices? d'à l b e. S'il n'était soutenu , si des mains protectrices Du rebelle Nassau ne caressaient l'espoir, Le Belge, par mes soins rentré dans le devoir, Dans ses riches cités coulant des jours prospères, Respecterait le sceptre et la foi de vos pères. Mais les séditieux infestaient les chemins; Mes lettres quelquefois tombaient entre leurs mains : Loin d'arrêter le mal, un écrit pouvait nuire. J'ai désiré vous voir, vous parler, vous instruire. Signaler à vos yeux de trop chers ennemis. Ah! sire, il est cruel pour un sujet soumis De venir redoubler vos chagrins politiques: Ce n'est pas seulement dans les plaines belgiques Qu'un pouvoir criminel combat vos intérêts; Nassau, dans Madrid même, a des appuis secrets. PHILIPPE. Nommez-moi ces pervers qui bravent mon empire. d'albe. Je ne puis les nommer; ce mot doit vous suffire. PHILIPPE. Je vous entends : je sais qu'un père infortuné Doit gémir sur son fils dans le crime entraîne. Des Belges révoltés l'infant nourrit la haine. d'à l b e. Ils comptent sur Carlos, et même sur la Reine. ACTE I, SCENE I. 93 PHILIPPE. Sur la Reine! d'à l b e. Excusez ces pénibles aveux. Je remplis un devoir austère et dangereux ; Mais, en dissimulant, je trahirais mon maître. PHILIPPE. Sur la Reine! Loin d'elle on peut la méconnaître. Que l'infant, peu docile à mes sages leçons. Ait des vrais Castillans mérité les soupçons; Qu'il ait de Nassau même enhardi l'espérance; Que, pour mes ennemis, sa coupable indulgence Fomente encor le trouble au sein de mes Etats, Je le crois; il m'afflige, et ne me surprend pas: Le pouvoir des bienfaits le trouve inaccessible. Mais qu'une jeune reine, et timide et sensible, D'un chef de révoltés flatte l'ambition ; Qu'elle daigne sourire à la rébellion ; Que d'un cœur qui l'adore aigrissant la blessure... Non, le sien m'est connu; sa vertu me rassure. Quand cet objet touchant vint embellir ma cour. D'un bonheur fugitif j'ai senti le retour. Ses yeux versaient la paix dans mon âme flétrie; Et mes jours, attristés par la sombre Marie, Auprès d'Elisabeth se levaient plus sereins. L'infant, le seul infant m'a rendu mes chagrins. D \ LBF. Je réponds sans contrainte à votre confiance. 94 PHILIPPE IL Vous rappelez ces temps où, du sein de la France, Rayonnante d'attraits, la fille des Valois Vint partager un trône, et nous donner des lois; Mais, sire, oubliez-vous qu'à ce grand hyménée La jeune Elisabeth n'était pas destinée; Que son père Henri-deux, sa mère Médicis, L'avaient, depuis long-temps, promise à votre fds; Et que ce nœud futur réchauffait dans Bruxelle L'espoir mal étouffé du protestant rebelle? Bientôt d'Elisabeth vous devîntes l'époux; Et, lorsqu'avec transport l'Espagne à ses genoux D'un amant couronné partageait l'allégresse, Le parti de Nassau, cachant peu sa tristesse. Voyait dans cet hymen une calamité : On exaltait l'infant par vous persécuté; Lui qui, de son aïeul honorant la mémoire. Devait de Charles-Quint continuer la gloire. De ce peuple ombrageux tels étaient les discours. Sire; et, dans la Belgique, ils circulent toujours: On y peint de Carlos la tendresse jalouse; On y vante ce prince; on y plaint votre épouse. Vous leur avez, dit-on, porté le coup mortel; Et d'une égale ardeur... PHILIPPE. N'achevez point, cruel. Un guerrier, je le sens, rougit de ma faiblesse; Mais ce cœur embrasé, plein du trait qui le blesse. Dans le cœur d'un ami demande à s'épancher. ACTE I, SCÈNE I. 95 Je vous estime assez pour ne vous rien cacher. Oui, j'aime Elisabeth, je Taime avec ivresse: Oui, pour elle mon fils sent la même tendresse. Puissent le temps, l'absence, étouffer son amour! d'albe. Que dites- vous? Carlos... PHILIPPE. Est absent de la cour. Le Maure audacieux, franchissant son rivage. Loin des brûlans déserts de l'Afrique sauvage, Vient dévaster les bords qu'il possédait jadis : J'ai saisi ce moment pour éloigner mon fils; A sa jeune valeur j'ai confié l'armée. Je sais que d'un tel choix l'Espagne est alarmée. Spinola s'est lui-même expliqué hautement : Ce prélat, dont la pourpre est le moindre ornement. Ce chef d'un tribunal vénérable et suprême , Qui , redouté du peuple et craint des rois eux-même , De l'Eglise et du Ciel venge et maintient la loi , Assure que le prince, abandonnant sa foi. Aide en secret le Maure, et, jusque dans Byzance, Fait du sultan Sélim demander l'alliance. Mais je n'ai rien appris de ces desseins pervers; Et, de loin, sur l'infant je tiens les yeux ouverts. Pour savoir ce qu'il fait, ce qu'il dit, ce qu'il pense. J'ai d'un observateur armé la vigilance. Affectant les dehors d'une intime amitié, A tous ses sentimens Gomès initié. 96 PHILIPPE II. Gomès est près de lui mon fidèle émissaire: Courtisan méprisé, mais agent nécessaire, N'écoutant que la voix de ses vils intérêts, Du confiant Carlos il me vend les secrets. d'albe. Gomès! de votre fils il éleva l'enfance; Il chérissait le prince. PHILIPPE. Il chérit la puissance. D'Albe, sur tous les points m'avez-vous éclairci? d'à l b e. J'ajoute encor deux mots: d'Egmont se rend ici. PHILIPPE, D'Egmont!... d'à l b e. Vient contre moi vous demander justice. De Horn et de Nassau c'est l'ami, le complice. Vous savez s'il mérite un favorable accueil , Et comment vous devez répondre à son orgueil. C'est dans la fermeté qu'est ici la prudence. Des principes nouveaux craignez l'indépendance Pour les nombreux Etats entre vos mains transmis. On doit quelque indulgence à des sujets soumis; Mais un peuple indompté veut un maître sévère. Vous seul, entre les rois que l'Europe révère. Du nom de catholique êtes le protecteur : La Reine qui commande a l'Anglais novateur, De son père Henri-huit a consommé l'ouvrage : ACTE I, SCENE I. 97 Maximilieii , d'un œil plus timide que sage, De vingt cultes rivaux voit les sanglans débats, Tandis que Charles-neuf, esclave en ses Etats, Craignant des Châtillon l'influence ennemie, D'une paix sacrilège a subi l'infamie. Pour des brigands vaincus quel triomphe éclatant! PHILIPPE. Cette paix n'est qu'un piège, et la mort les attend. Des Guises avec moi la secrète alliance De Coligni, des siens, détruira l'influence; Et j'ai quelque pouvoir sur cette Médicis , Qui régna de tout temps sous le nom de ses fils. J'ai vu des rois trahir la foi de leurs ancêtres; Ils ont délaissé Rome , et combattu ses prêtres. Moi, je veux maintenir les antiques autels. De mon autorité fondemens immortels. Pour d'Egmont, dans ma cour il n'a rien à prétendre; Vous m'avez bien servi, je saurai vous défendre. La Reine vient... Allez , fiez-vous à ma foi : Je puis compter sur vous; comptez sur votre roi. (D'Albe sort.) SCÈNE II. PHILIPPE, ELISABETH. ELISABETH. Le plus pressant motif auprès de vous m'amène. D'autres prendront le soin d'irriter votre haine, OEuvres Posthumes. I. 7 98 PHILIPPE IL Et, prêtant au malheur de coupables projets, Flatteront le monarque aux dépens des sujets. Je viens, sire, à mon tour, désarmer la vengeance, Réclamer la justice, et même l'indulgence: Un Belge, dans ce jour, doit paraître à vos yeux. PHILIPPE. Oui : ce Belge est d'Egmont ; il se rend en ces lieux. La nouvelle , madame , a lieu de me surprendre. Mais, comment savez-vous ce que je viens d'apprendre? ELISABETH. D'Egmont, près d'arriver, m'en a fait prévenir. Je le vis en des temps chers à mon souvenir : La victoire deux fois nous l'avait fait connaître. Dans les murs de Paris, son zèle pour un maître N'a pas moins éclaté qu'au milieu des combats. La gloire et la franchise ont guidé tous ses pas, Quand, chargé de conclure une paix salutaire, Il vous représentait auprès du roi mon père. PHILIPPE. Je ne présumais pas qu'il oubliât jamais Ses exploits, ses travaux, et surtout mes bienfaits. On sait que votre voix ne peut m'être importune; Et, comme on craint encor de braver ma fortune, Je ne m'étonne point que le Belge ait tenté Du cœur d'Elisabeth la facile bonté. Le nom seul du malheur est puissant auprès d'elle. Songez pourtant, songez que ce vertueux zèle Par d'injustes soupçons pourrait être noirci. ACTE I, SCÈNE IL 99 ELISABETH. Je n'en saurais douter, puisque d'Albe est ici; D'Albe, ennemi cruel, dont la froideur altière Rit des larmes du faible, et punit la prière; D'Albe, odieux partout, mais si fort redouté, Qu'un sujet, qu'un héros, autrefois respecté, Qu'un de vos grands, lié par un devoir austère, Environne ses pasdes ombres du mystère, Et, d'un peuple outragé venant plaider les droits, Pour approcher de vous a besoin de ma voix. Aux cris de l'oppresseur votre oreille attentive Est-elle inaccessible à la douleur plaintive? Et, des rigueurs d'un trône esclave couronné, Au tourment de punir êtes-vous condamné? Ah! quand à vos destins je me suis asservie. Quand la foi d'un traité vous a donné ma vie, Cette pompe qui suit l'épouse d'un grand roi, Sans me causer d'orgueil, m'a fait sentir l'effroi. Parmi tant de splendeur si j'ai trouvé des charmes, C'est dans le droit sacré de sécher quelques larmes, D'accueillir le malheur, d'intercéder pour lui: Et quelle autre en ces lieux lui servirait d'appui? Quand tout cède aux décrets d'un ministre homicide. Quelquefois permettez qu'une épouse timide Des peuples opprimés entretienne un époux. Et que leur plainte au moins puisse aller jusqu'à vous. PHILIPPE. Pour des sujets zélés soyez juste vous-même, Univereifo, loo PHILIPPE IL Et soyez-le surtout pour un roi qui vous aime. Je ne souffrirai point que d'Egmont aujourd'hui Vainement de la Reine ait obtenu l'appui. Il veut m'entretenir : je l'entendrai, madame; Qu'il vienne : ma réponse est au fond de mon âme. Je pourrais, sans rigueur, interdire à ses yeux Ma présence, la votre et l'aspect de ces lieux; Je pourrais même, en lui ne voyant qu'un rebelle... Mais je me souviendrai qu'il fut long -temps fidèle. Comme un vrai Castillan je veux le recevoir: C'est plus qu'à ses exploits je ne croyais devoir , Plus qu'il ne sied peut-être à l'orgueil de l'empire. Je cède à l'intérêt que d'Egmont vous inspire: Sans crainte à mes regards il peut se présenter. SCÈNE III. PHILIPPE, ELISABETH, SPINOLA. SPIWOLA. Jusqu'aux pieds du monarque il est temps de porter Le vœu des vrais amis du trône et de l'Eglise. A votre autorité si l'Espagne est soumise, Philippe, elle a sur vous des droits à réclamer. Contre nous l'infidèle ose encore s'armer; Les drapeaux africains ont flotté sur nos villes. Vos soldats craignent peu ces phalanges serviles ; ACTE 1, SCENE IIL loi Aisément ils vaincront, si le Ciel est pour eux: S'il est contre eux, jamais. Un devoir rigoureux M'ordonne d'affliger, mais d'instruire Philippe: Il est roi; qu'il prononce, et l'effroi se dissipe. Dieu ne protège point ceux qu'il n'eût point choisis; Rassurez vos sujets : rappelez votre fils. ELISABETH. Le prince ! PHILIPPE. Expliquez-vous. ELISABETH. Quel étonnant langage! SPINOLA. ^ Sire, pourquoi faut-il m'expliquer davantage? L'infant vous est connu. Je veux bien supposer Que de trahir l'Espagne on ne peut rac(îuser. Qu'il n'abandonne point la foi de ses ancêtres ; Mais , sans le mettre au rang des apostats , des traîtres , Sans croire à tant de bruits imprudemment semés, Bruits que par sa conduite il a trop confirmés. Sans vouloir découvrir dans les yeux d'un monarque De ses chagrins cachés quelque infaillible marque, L'infant d'un tribunal terrible et révéré N'est-il pas dès long-temps l'ennemi déclaré? N'a-t-il pas, jeune encor, professé les maximes Des Belges révoltés, qu'il nomme des victimes? Le nom de don Carlos n*est-il pas aujourd'hui De tous les mécontents l'espérance et l'appui ? J02 PHILIPPE II. ELISABETH. Si VOUS ne craignez point d'attaquer riiniocence. Souffrez qu'on la défende , et respectez l'absence. D'un père et de son fils ainsi vous disposez ! Dieu les réunissait, et vous les divisez! Ainsi de l'encensoir vous profanez l'usage! Pour dissiper entre eux le plus léger nuage. D'un ministre de paix implorant le secours, C'est a vous, Spinola, que j'aurais eu recours; Et vous venez, cruel, irriter votre maître. Rallumer des soupçons qui s'éteignaient peut-être î Si vous êtes puni par un succès affreux. Si votre voix triomphe et fait deux malheureux. Si, d'un pouvoir jaloux n'écoutant que l'ivresse, Prompt à déshériter l'infant de sa tendresse, Frappé du nom du ciel , le Roi cède à vos cris , Lui rendrez-vous l'amour et les vertus d'un fds? SPINOLA. Dieu lui rendra bien plus en bénissant son règne. Il faut qu'un souverain le respecte et le craigne. La loi que j'interprète est la loi de rigueur. Je n'offre point aux rois un encens corrupteur ; Celui qui fait régner, seul maître que j'encense. Ne me permit jamais de flatter leur puissance. En son nom quelquefois je viens les éclairer. Étrangère à nos mœurs, vous pouviez l'ignorer. D'une cour, où souvent Dieu reste sans vengeance. Vous avez en Espagne apporté l'indulgence. ACTE I, SCÈNE III. io3 Comme un roi castillan Philippe doit penser, Madame, et c'est à lui que je viens m'adresser. PHILIPPE. Quoique jlionore en vous un caractère auguste , Spinola, pour l'infant vous me semblez injuste; Et, malgré les vains bruits qu'on aime à publier, La victoire bientôt peut le justifier. J'ai formé contre lui des plaintes légitimes; Je corinais ses erreurs ; j'ignore encor ses crimes. Si jusqu'à la révolte il osait se porter. Dans ce chemin glissant je saurais l'arrêter. De tromper, de trahir, je le crois incapable. Dans un jeune imprudent vous voyez un coupable; L'équité n'est pour vous que la sévérité. Il me conviendrait mal d'être un juge irrité ; Une longue indulgence est l'équité d'un père. SPIIVOLA. Adieu, sire; je rentre au fond du sanctuaire. Vous négligez l'appui des ministres sacrés; Mais bientôt, croyez-moi, vous le réclamerez. ( Il sort, ) SCÈNE IV. PHILIPPE, ELISABETH, GOMÈS. ELISABETH. Quel adieu! Qu'a-t-il dit? PHILIPPE. La vérité peut-être. io4 PHILIPPE IL On vient. C'est vous , Gomès , vous que je vois paraître ! Quel motif en ces lieux vous ramène ? Et pourquoi Osez-vous, sans l'infant, vous montrer devant moi? N'ai-je pas à vos soins confié sa jeunesse? GOMÈS. Sire , des Castillans partagez l'allégresse : J'accompagne Carlos; il est près de ces lieux. PHILIPPE. Lui! GOMÈS. Vous allez revoir l'infant victorieux. ELISABETH. Victorieux ! PHILIPPE. L'infant.... GOMÈS. Vers ce palais s'avance. Entendez-vous l'airain célébrer sa vaillance? Tandis que vos sujets, pressés autour de lui, Du trône et de la foi le proclament l'appui , L'infant paraît lui seul ignorer sa victoire : Modeste sans effort et plus grand que sa gloire, L'infant, de ses exploits méconnaissant le prix, Semble de tant d'honneurs moins touché que surpris. Ainsi nous l'avons vu dans Séville alarmée. Quand son premier regard vous donnait une armée. ELISABETH. De sa fidélité tous les yeux sont témoins, ACTE I, SCÈNE IV. . io5 Sire, et de votre fils vous n'attendiez pas moins. S'il a des envieux, ce coup va les confondre; Et c'est en triomphant qu'un héros sait répondre. PHILIPPE. Dieu seul doit triompher, Dieu qui combat pour nous. SCÈNE V. PHILIPPE, ELISABETH, CARLOS, GOMÈS, COURTISANS, GUERRIERS. CARLOS. Mon père, j'ai vaincu: je viens à vos genoux Déposer les pouvoirs remis à mon courage. Et de quelques lauriers vous présenter l'hommage. Ils sont dignes de vous, dignes de votre fils: Le sang de vos sujets ne les a point flétris. PHILIPPE. Levez-vous, don Carlos; je bénis votre zèle; Soyez toujours vainqueur; soyez toujours fidèle. ÉLISARETH. Ces rapides exploits surpassent notre espoir. CARLOS. Ah! j'éprouvais, madame, un céleste pouvoir. PHILIPPE. Je ne laisserai point languir votre vaillance. Que de nouveaux succès soient votre récompense: io6 PHILIPPE IL Gourez chercher encor des ennemis vaincus. CARLOS. Mais, sire, où les chercher quand vous n'en avez plus? PHILIPPE. Une seule victoire.... CARLOS. A terminé la guerre, Des murs de Carthagène aux remparts d'Anqueterre , D'un sinistre nuage ils étonnaient les yeux, Et menaçaient Grenade où régnaient leurs aïeux. J'avais peu de soldats; je n'avais que des hraves: Tous étaient Gastillans. La race des esclaves Bientôt de ses vainqueurs a reconnu les fils : Près de Montemayor l'infidèle surpris Oppose en vain sa rage et ses cris pour défense; Armes , drapeaux , trésors , tout est en ma puissance. Le chef, percé de coups , sous ce fer est tombé ; Et devant la valeur le nombre a succombé. Quelques-uns rejoignaient leurs voiles toutes prêtes; Mais , en fuyant le glaive , ils trouvent les tempêtes : De leurs vaisseaux brisés ils couvrent les deux mers. A peine un faible reste a fui dans ses déserts. Du sang des Africains la Segura grossie Goule avec plus d'orgueil dans les champs de Murcie; Et l'onde du grand fleuve aux rives de Gadis De ces noirs bataillons roule encor les débris. PHILIPPE. Je sens qu'en vos discours le courage respire ^ ACTE I, SCÈNE V. 107 Et qu'un héros de plus se révèle à l'empire; Je vous vois de retour; j'ai lieu d'être content: Vous prévenez mon vœu; mais un sujet l'attend. Reine, et vous, prince, et vous, soutiens de la Castille, Qui de Philippe aussi composez la famille, Suivez-moi dans le temple; et là, braves guerriers, Suspendez vos drapeaux , prosternez vos lauriers : Que du pied des autels l'hymne de la victoire S'élève jusqu'au Dieu qui dispense la gloire; Et jurez devant lui de maintenir les droits Des rois maîtres du peuple, et du maître des rois. io8 PHILIPPE IL ACTE II ««•«•««««««« SCÈNE PREMIÈRE. CARLOS, GOMÈS. GO M Es. Insensible aux transports de la publique joie^ Rêveur et solitaire, à la douleur en proie, Vous semblez fuir un prix qui vous est si bien dû : Jouissez de l'hommage à vos succès rendu; Voyez de vos lauriers cette cour embellie. CARLOS. J'y rentre avec la gloire et la mélancolie. De mes ennuis profonds ton cœur seul a pitié, Et l'amour malheureux a besoin d'amitié. ^ J'ai donc revu la Reine! Attentif, immobile, J'admirais sa candeur, sa dignité tranquille, Cet intérêt touchant dans ses traits répandu , Que te dirai-je enfin?... tout ce que j'ai perdu. Jamais Elisabeth ne me parut si belle; Jamais mon triste cœur n'a tant brûlé pour elle. ACTE II, SCÈNE I. 109 G O M È s. OÙ peut vous entraîner ce long égarement? CARLOS. Elle est prête à se rendre en son appartement; Ces lieux en sont voisins ; je veux ici l'attendre. GOMÈS. Et quel est votre espoir? CARLOS. De la voir, de l'entendre, De respirer près d'elle un moment sans témoins, D'adoucir mon malheur, ou d'en parler au moins. La voici : laisse-nous. ( Gomès sort» ) SCÈNE IL CARLOS, ELISABETH. CARLOS. Ne fuyez point, madame. ELISABETH. Prince, que faites-vous? Un peuple entier réclame La douceur d'applaudir à vos prospérités : Vous, ne dédaignez point ces tributs mérités. Rendez à ses désirs votre présence auguste; Il chérit les héros; la cour est plus injuste: Ici sont déguisés sous un masque imposteur Et le lâche hypocrite et le vil délateur. no PHILIPPE IL CARLOS. Oui: d'Albe et Spinola, ces tyrans fanatiques, Artisans éternels des misères publiques; J'ai su , mais j'ai bravé leurs insolens discours. ELISABETH. Ils ne terniront point la splendeur de vos jours. CARLOS. Une envieuse nuit vient y mêler son ombre. ELISABETH. Ah! prince, des chagrins le voile épais et sombre Devrait-il obscurcir un front victorieux? CARLOS. Ces chagrins m'ont suivi quand j'ai quitté ces lieux ; Ils m'ont accompagné sous la tente guerrière; Rien ne peut renverser l'éternelle barrière Qui m'a, bien jeune encor, séparé du bonheur: Un cuisant souvenir veille au fond de mon cœur : A la fin de mes maux le Ciel même s'oppose. Et ce n'est point à vous d'en demander la cause. ELISABETH. La gloire et l'amitié ne vous consolent pas? CARLOS. L'amitié! quelquefois je respire en ses bras. D'un prince malheureux ami tendre et sincère, Gomès... ELISABETH. Le seul Gomès? vous oubliez... un père, Ce respectable nom peut-il vous alarmer? ACTE II, SCÈNE IL m CARLOS. Un père ! était-ce lui que vous deviez nommer ? ELISABETH. Carlos ! CARLOS. A mes douleurs fut-il jamais sensible? Philippe est un grand roi, mais un père inflexible. ELISABETH. Etouffez ces transports : du moins souvenez-vous Qu'il vous donna le jour, et qu'il est mon époux. CARLOS. Ce nom que vous aimez, et qui me désespère, Tout autre, avant ma mort... Philippe était mon père; Philippe est votre époux; mais ce nom fortuné, En d'autres temps, madame, il m'était destiné. ELISABETH. Ah! j'ai dû l'oublier: oubliez-le vous-même. CARLOS. Vous l'avez oublié! Mais pour le rang suprême, Ce qu'on n'aima jamais s'abandonne aisément. Auriez-vous abjuré ce premier sentiment Qui, se glissant dans l'âme exaltée et ravie, La remplit toute entière, et fait sentir la vie? Eh! qui peut, tout-à-coup, par le charme entraîné Voir au sort d'un moment l'avenir enchaîné ? Sans prévoir mon destin j'ai connu cette ivresse. Imprudent 1 jusque-là ma superbe jeunesse Méprisait des amans les frivoles ennuis : 112 PHILIPPE IL De Charles, mon aïeul, la gloire, au sein des nuits, S'élevait devant moi par le temps agrandie ; Et son nom réveillait mon âme enorgueillie. Tranquille , j'avais vu les beautés de la cour Au pouvoir, au crédit vendre le nom d'amour, Insulter aux vertus dans leur cœur étouffées , Et de leur honte illustre étaler les trophées. Sous le joug du scandale espérant m'asservir. Elles briguaient en vain l'honneur de m'avilir. Jour où s'évanouit ma longue indifférence! Belle d'un pur éclat, loin des bords de la France, Vous parûtes, semblable à l'astre du matin; Ma foi vous attendait, et ce bonheur certain Avait porté l'ivresse en mon âme enflammée. Philippe vous aima; qui ne vous eût aimée! Hélas! je n'avais pas un trône à vous offrir. Je ne pus que me plaindre, adorer et souffrir. Il fallut m'immoler: l'arrêt de votre frère Accueillit la demande et les vœux de mon père. Ils voulaient nous unir, ils brisèrent nos nœuds. Aux pieds de ces autels, préparés pour nous deux. Par un autre que moi vous fûtes amenée : C'est là, c'est aux lueurs des flambeaux d'hyménée, C'est en voyant mes yeux de larmes obscurcis, Que Philippe a juré le malheur de son fils. ELISABETH. Pouvez-vous de ces temps rappeler la mémoire? Ah! i'aimais à penser que les soins de la gloire ACTE II, SCENE IL ii3 Occupaient tout entier votre cœur généreux, Ce cœur digne en effet d'un destin plus heureux. Quand vous êtes chéri du peuple et de l'armée , Quand ce palais est plein de votre renommée, Quand tous les Castillans célèbrent vos exploits. D'un amour sans espoir vous écoutez la voix! A pleurer un héros voulez-vous les contraindre? On vous admire; hélas! faut-il encor vous plaindre? CARLOS. Qu'importent ces lauriers, ce renom d'un vainqueur? Tout ce fragile éclat n'a pu remplir mon cœur. Un rival sans espoir, mais redouté peut-être. Importunait les yeux d'un époux et d'un maître : On m'éloigna de vous. Facile à me tromper. Moi-même, au sein des camps, j'ai cru vous échapper; jMais l'amour en tous lieux est l'air que je respire; Dans les camps, loin de vous, j'ai subi votre empire. Vos traits , ces traits charmans dans mon âme imprimés, Partout venaient s'offrir à mes sens enflammés; Votre image des nuits peuplait le noir silence; Votre image aux combats animait ma vaillance; Dans les rangs éclaircis je suivais sans effroi Cet ange protecteur qui marchait devant moi; Le nom d'Elisabeth inspirait mon armée ; Vous étiez tout pour moi: l'Etat, la renommée. Lorsqu'au milieu des morts et du sang et des cris. Blessé, je combattais entouré de débris. Présente, à mes dangers vous paraissiez sensible; OEuvres posthumes. I. O ii4 PHILIPPE IL Vos regards attendris me rendaient invincible; Sur le Maure indompté vous dirigiez mes coups ; Je vous offrais mon sang, je le versais pour vous. ELISABETH. Le Ciel dont la bonté veille sur votre vie N'a point voulu souffrir qu'elle vous fût ravie : Il vous donna la gloire, il vous rend à mes vœux; Vous revenez vainqueur : revenez donc heureux. Dun triomphe si beau connaissez mieux les charmes. Qui n'a pas ses chagrins? Qui ne répand des larmes? Mais un prince à l'État doit souvent s'immoler. Adieu. Puissent nos soins un jour vous consoler! Mon cœur vous est connu ; vous en devez attendre L'intérêt le plus pur, l'amitié la plus tendre;* Mais ne préparons plus , durant nos entretiens , Vos malheurs, ceux d'un père, et peut-être les miens. (Elle sort.) CARLOS. Les vôtres! Non, jamais; je saurai me contraindre; Non, ce n'est point à vous qu'il appartient de craindre. Mon destin sur moi seul pèsera tout entier. SCÈNE III. PHILIPPE, CARLOS, LE DUC D'ALBE, GOMÈS, COURTISANS, PAGES, GARDES. PHILIPPE, bas à Gomès. Il aime encor la Reine? ACTE II, SCENE III. ii5 G O M È s , bas à Philippe. Il n'a pu l'oublier. PHILIPPE. Elle sort... Et le prince a répandu des larmes. C A R li o s , apercevant Philippe. Mon père! PHILIPPE. Qu'avez-vous ? De secrètes alarmes Se peignent sur un front d'ombres enveloppé. D'où vous vient, dom Carlos, cet air préoccupé? Les ennuis dévorans sont faits pour la vieillesse ; Mais lorsque les succès, la gloire, la jeunesse, A l'héritier d'un trône offrent des jours sereins, Son cœur doit, s'il est pur, ignorer les chagrins. CARLOS. Un cœur pur est sensible; et tout âge a sa peine. PHILIPPE. Vous êtes seul ici? J'avais cru voir la Reine. CARLOS. La Reine! PHILIPPE. Elle aurait dû bannir ces vains soucis : Une mère a le droit de consoler son fils. CARLOS. Vous êtes son époux; mais je n'ai plus de mère. PHILIPPE. Soyez digne du moins de conserver un père. CARLOS. Digne... 8. ii6 PHILIPPE II. PHILIPPE. Il suffît. G O M è S. D'Egmont est proche de ces lieux. Sire , qu'ordonnez»vous ? PHILIPPE. Qu'il paraisse à mes yeux. D'Albe , vous entendrez d'Egmont et ma réponse. CARLOS. C'est d'Albe qu'on accuse. PHILIPPE. Et c'est moi qui prononce. C A R li o s , en se retirant. Oui. PHILIPPE. Pourquoi sortez-vous? CARLOS, en se retirant. Ah! sire, permettez... PHILIPPE. Restez, prince. CARLOS. Vous seul... PHILIPPE. J'ai mes raisons: restez. ACTE II, SCÈNE lY. 117 SCÈNE IV. PHILIPPE assis, CARLOS, LE DUC D'ALBE, LE COMTE D'EGMONT, GOMÈS , courtisans, pages, gardes. d'egmont. Sire, envoyé vers vous, j'ose à votre justice Demander pour le Belge une oreille propice. Ce peuple généreux daigne emprunter ma voix. En son nom, près de vous, je viens plaider ses droits; Et l'aspect du tyran dont il fut la victime Ne refroidira point mon zèle légitime. d'albe. Ce tyran fut trop faible; il devait plus oser: D'Egmont ne viendrait pas aujourd'hui l'accuser. CARLOS. C'en est trop. PHILIPPE, â d'Egmont. Poursuivez , prince ; et vous , duc , silence. d'egmont. Sire, vous avez vu cet excès d'insolence. Le tyran se déclare, et son cœur sans pitié Du sang de vos sujets n'est point rassasié. Tel il fut de tout temps: c'est lui dont la furie A soufflé la discorde au sein de ma patrie. Les Belges, par lui seul aux révoltes poussés. ii8 PHILIPPE IL Resteront sous vos lois , si vous le punissez ; Si du moins un arrêt du plus juste des princes De l'aspect du tyran délivre nos provinces. PHILIPPE. Contre un vieux général le Belge est irrité : Vous reprochez au duc trop de sévérité. N'était-ce pas plutôt une justice utile? D'Albe fut-il cruel, ou le Belge indocile? C'est ce qu'avec loisir on doit examiner. Votre ambassade même a de quoi m'étonner. Mais je crains de former des doutes sacrilèges: Expliquez-moi, d'Egmont, ces droits, ces privilèges Invoqués par le Belge avec tant de courroux, Violés par le duc, et réclamés par vous. d'e g m o n t. Je ne connais point l'art de farder mon langage; Mon père, au sein des camps signalant son courage, Dans l'étude des lois n'a point formé son fils. Il m'apprit cependant les droits de mon pays. Que dis-je? ils sont gravés dans mon âme énergique: Mais le plus saint de tous, celui que la Belgique Est prête à maintenir jusqu'au dernier moment, Sire, c'est le beau droit de penser librement, De ne jamais trahir sa conscience intime. De ne courber jamais un front pusillanime Sous des juges sacrés, sous un culte vainqueur. De n'écouter enfin que le ciel et son cœur. La conscience est libre; on ne peut rien sur elle; ACTE II, SCÈNE IV. 119 Quand la bouche obéit, l'âme est eiicor rebelle. Nous sommes vos sujets, mais chacun de nos rois S'engagea, par serment, à conserver nos droits. Charles, que parmi nous les destins ont fait naître, Durant son règne illustre a su les reconnaître. Philippe imitera l'exemple paternel. Vous avez prononcé le serment solennel : D'Albe n'a point tenu votre promesse auguste. Vos sujets sont aigris par un ministre injuste: L'équité d'un bon roi saura les désarmer. Le glaive est sans puissance : un mot peut tout calmer. PHILIPPE. D'un étrange discours mon oreille est frappée; Mai j'ai reçu du ciel mon sceptre et mon épée : Ce sont là mes pouvoirs, mes titres, mes garans. Combien je dois rougir de voir un de mes grands^ D'Egmont, ce chevalier si fier, si magnanime. Désormais infidèle au beau sang qui l'anime. D'un ramas de mutins se dire ambassadeur! Quoi ! c'est dans Madrid même , au sein de ma grandeur ,. Qu'on vient parler de droits, et non demander grâce! Envoyé de Nassau, quelle est donc votre audace? Quel nouveau souverain prétend m'en imposer! Quel obstacle invincible a-t-on cru m'opposer? D'impuissantes clameurs irritant ma vengeance, Des drapeaux étalant l'orgueil de l'indigence, Des nobles tourmentés d'ambitieux projets, Et nourrissant l'espoir de me vendre la paix. I20 PHILIPPE IL Je ne discute point la foi de mes ancêtres. Pour soumettre les cœurs la Castille a des prêtres, Des guerriers pour combattre, et des lois pour punir. Le Belge a de mes droits perdu le souvenir; J'anéantis les siens; et ce peuple farouche M'a rendu les sermens prononcés par ma bouche. Je ne compose point avec des révoltés: Guerre ou soumission , voilà tous mes traités. d'à l b e. Régir dans cet esprit fut toujours mon étude. Valait-il mieux ramper sous une multitude Qui, de tout frein légal cherchant à s'affranchir. Ne sait point être libre et ne veut point fléchir? J'eusse été criminel en tolérant des crimes. CARLOS. Ainsi , quand le Brabant regorge de victimes , D'Albe ose encor prétendre à se justifier! Sire, il s'agit d'un peuple et de son meurtrier; Et nous hésiterions, imprudens que nous sommes! d'egmont. Courage, fils d'un roi, vous parlez pour des hommes. d'albe. Le roi pour son ministre a daigné me choisir... CARLOS. Vous avait- il choisi pour le faire haïr; Pour qu'il fût accusé de vos fureurs sinistres ? Un roi doit-il avoir des bourreaux pour ministres? ACTE II, SCENE IV. m d'albe. Prince, il est pour un roi d'autres calamités: C'est de compter son fils parmi des révoltés. CARLOS. Moi! d'albe. Vous-même. CARLOS. Eh quoi ! sire, on ose méconnaître... PHILIPPE. D'Albe, en ce fils, du moins, respectez votre maître. (A Carlos.) Jeune homme, à votre zèle imposez mieux la loi. Philippe règne encor; ne parlez plus en roi. Vous , d'Egmont , qui blâmez des lois justes et saintes. De mes fiers Castillans entendez-vous les plaintes? Leur conscience intime obéit sans regrets; Et l'épais habitant de vos sombres marais Oserait repousser, comme un joug tyrannique, Un pouvoir révéré des vainqueurs du Mexique; Un pouvoir qui, du ciel faisant valoir les droits, Pèse avec majesté sur la tête des rois! Devant ces droits divins les vôtres disparaissent; Sous un culte vainqueur que tous les fronts s'abaissent; Vos juges sont les miens; je veux les maintenir. Si Nassau les combat, je saurai l'en punir; Si son trône est debout, je l'en ferai descendre. d'e g m o n t. Sire, préparez-vous à régner sur la cendre. 122 PHILIPPE IL PHILIPPE. Oseriez-vous , d'Egmont, m'expliquer ce discours? d'e g m o n t. Oui , sire. A la rigueur vous avez eu recours : La rigueur a produit la désobéissance. Fondant sur cet appui sa future puissance, Nassau, je le vois bien, vous cause un peu d'effroi: Nassau n'est qu'un guerrier, vous en ferez un roi. Vos bourreaux ont perdu nos régions si belles; Chaque martyr qui tombe enfante cent rebelles. Nos travaux sont détruits, nos champs sont désertés; L'horrible solitude habite nos cités: L'industrie aux abois, fuyant la tyrannie. Cherche un asile en France ou dans la Germanie. Les hardis Zélandais, nés pour la liberté. Vont rendre à l'Océan leur sol ensanglanté; Le citoyen frémit aux noms d'époux, de père; L'épouse au désespoir pleure en se voyant mère: Là, près d'un fils unique, une femme combat; Le vieillard est armé, l'enfant même est soldat: Le jour tout prend le glaive, et la nuit tout conspire, Tout veut subir la mort plutôt qu'un tel empire. PHILIPPE. Et vous ne tremblez pas en me parlant ainsi ! Votre tête, imprudent, me répond... d'e g m o n t. La voici. ACTE II, SCÈNE IV. i23 PHILIPPE. Vous rebelle, d'Egmoiit! d'e g m o n t. Si j'étais un rebelle... Vous-même à vos devoirs vous n'êtes plus fidèle. Souvenez-vous du sang que j'ai versé pour vous, Et de vos ennemis reconnaissez les coups : Trois fois ils me frappaient aux champs de Cérizoles, Quand, soutenant l'honneur des armes espagnoles, Au général blessé je faisais un rempart, Quand de votre maison je sauvais l'étendart. Et depuis quand faut-il rappeler mes services? Du jour de Saint-Quentin voyez les cicatrices. Dans Graveline en feu je fus blessé deux fois, Lorsque Termes vaincu vint recevoir mes lois. Sire, votre injustice a rouvert mes blessures. De mon zèle aujourd'hui les marques sont plus sûres; Je sais trop quels dangers je viens ici courir : C'est là, c'est en vainqueur qu'il me fallait mourir. Et, par un beau trépas illustrer ma mémoire; Mais sur l'échafaud même on peut trouver la gloire. PHILIPPE. D'Egmont, je rends justice à ce courage altier Digne d'un Espagnol et d'un vrai chevalier : Roi, j'en blâme l'excès; Castillan, je l'honore; Mais vous êtes perdu si je vous vois encore. Rejoignez les brigands que vous daignez servir; Qu'ils reçoivent de vous l'exemple d'obéir; 124 PHILIPPE II. Qu'ils implorent leur grâce, et j'oublîrai peut-être Qu'ils ont osé braver et le ciel et leur maître. ( Bas à Gomès. ) ( Haut. ) Ne quittez point Carlos. Vous, d'Albe, suivez-moi. CARLOS, à part. Et voilà , Dieu puissant, ce qu'on nomme un grand roil ACTE III, SCENE I. i-i; ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. ELISABETH, D'EGMONT. d'egmont. J 'ai réclamé du prince un moment d'audience. Oomès, de qui les soins ont formé son enfance, Doit le prier pour moi de se rendre en ces lieux: Vous daignerez vous-même entendre mes adieux. Mais depuis quand vos yeux ont-ils connu les larmes? Je ne sais quel chagrin semble voiler vos charmes. La douleur, qui sur l'homme étend partout ses lois, N'a donc point respecté la fille des Valois? Il fut un autre temps , ce temps était prospère : Envoyé par Philippe auprès de votre père. Je reçus de Henri l'accueil hospitalier. Admis dans le palais de ce grand chevalier, Je vis avec transport votre beauté naissante Présider aux plaisirs de sa cour florissante. Sur votre jeune front tout brillait d'avenir. 126 PHILIPPE IL ELISABETH. Ah ! que vous réveillez un tendre souvenir ! Temps chéris, mais trop courts î momens dignes d'envie ! Promesse d'un bonheur que ne tient pas la vie! Nul soin ne m'agitait: point de vœux à former; J'aimais autour de moi, je me sentais aimer. La grandeur sans orgueil, la franchise polie, Les mœurs de notre France, et les arts d'Italie De ce Louvre enchanteur embellissaient les jeux : Le peuple était soumis, car il était heureux. Ce roi qui m'appelait sa fille idolâtrée, Henri n'est plus; ma mère, à tant de soins livrée. Des tendres nœuds du sang connaît peu la douceur, Et mes frères peut-être ont oublié leur sœur. Le calme a disparu de cette aimable terre; La paix, souvent trompeuse, y recèle la guerre. A revoir mon pays je ne dois plus songer: Faible lis transplanté sous un ciel étranger. Je ne fleurirai plus sur les bords de la Seine; Je suis une exilée; on m'appelle une reine: Ce nom que l'on m'impose est trop pesant pour moi. d'e g m o n t. Philippe! Médicis!... C'est l'infant que je voi. Si jeune, il est bien sombre après une victoire. L'empereur son aïeul avait prédit sa gloire : Elle restera pure; il connaît la pitié. ACTE m, SCENE IL 127 SCÈNE IL ELISABETH, D'EGMONT, CARLOS. CARLOS. D'un peuple gémissant courageux envoyé, A désarmer le Roi vous deviez vous attendre. Ce que vous avez dit Carlos a su l'entendre. Mais c'est trop peu. d'e g m o n t. C'est tout. Chacun a ses douleurs : Dans la cour de Philippe on voit souvent des pleurs. CARLOS. De vos concitoyens la misère me touche. d'e g m o ]>r t. Ces mots sont consolans , surtout dans votre bouche. CARLOS. Ce n'est pas moi qu'ici l'on daigne consulter. d'e g m o n t. Permettez-moi d'abord de vous féliciter, Non de quelques succès, la fortune les donne; Non de votre courage, il n'a rien qui m'étonne; Les héros vos aïeux ont pu vous l'enseigner; Mais vous êtes humain, vous qui devez régner! CARLOS. Mon âme en cette cour ne s'est point refroidie. d'e g m o n t. Par le malheur peut-être elle s'est agrandie. Ï28 PHILIPPE IL CARLOS. Vous m'estimez, d'Egmont; ce suffrage m'est doux. Heureux qui peut avoir des sujets tels que vous ! Embrassez un ami. d'e g m o n t. J'embrasse un frère d'armes. Vous n'êtes plus à vous : sécliez , séchez ces larmes ; On en répand ailleurs que vous devez tarir. CARLOS. Et le puis-je? d'e g m o n t. Vous seul. CARLOS. Que veut-on? d'e GM ONT. Vous offrir Un peuple à délivrer: le Brabant vous désigne. CARLOS. Moi! d'e G M o N T. Vous. D'un tel honneur vous sentez-vous indigne? Quand les Belges en pleurs languissaient accablés, On leur nommait Carlos, ils étaient consolés. ÉLISARETH. Songez qu'en ce palais tout veille et nous écoute. d'e G M o N T. Je remplis un devoir dont la rigueur me coûte. Si Philippe eût daigné m'exaucer aujourd'hui, Tout le sang qui me reste aurait coulé pour lui ; ACTE III, SCENE II. lojj La Belgique rentrait sous son obéissance; J'en avais, en partant, exigé l'assurance; J'aurais anéanti cet acte que je tiens: J'ai tenté; votre père a rompu nos liens: A ses droits primitifs la Belgique rendue. Pour un monarque injuste est à jamais perdue : Vous seul aux Castillans pouvez la conserver; Vous,prince,etplus que nous c'est vous qu'il fautsauver. Le peuple vous chérit; vous avez tout à craindre; La main qui nous écrase est prête à vous atteindre. Entrez dans la carrière ouverte devant vous : La gloire vous précède, et nous vous suivons tous. CARLOS. Oîi me suivre? d'e g m o n t. Au triomphe. Hésiter est faiblesse. CARLOS. Mais qui m'appelle enfin? d'e g m o n t. Le peuple, la noblesse, Notre salut, le votre, et la nécessité. CARLOS. Nassau... d'e GM ON T. Je suis garant de sa fidélité. ELISABETH. Ah ! d'un long repentir une faute est suivie. Songez-vous... OEiivrcs posthumes. I. Q i3o PHILIPPE IL d'e g m o n t. Songez- vous qu'il y va de sa vie ? Conservez-le, madame, au bonheur des humains; L'Europe, qui l'attend, le dépose en vos mains. Je pars; le temps s'écoule, et mon devoir m'appelle; Nous vous reverrons, prince, aux remparts deBruxelle. Mes yeux fixés sur vous n'abandonneront pas L'astre consolateur qui luit dans ces climats : Ses feux m'ont embrasé; sa clarté m'accompagne; Vous êtes à mes yeux plus que l'infant d'Espagne. Vous lirez à loisir cet important écrit; Charles vous devina, son ombre vous sourit: Vous serez don Carlos. Montez au rang des princes; Accueillez mon hommage au nom de nos provinces. Philippe me rend libre en renonçant à nous; Ce glaive est à son fils: d'Egmont, à vos genoux, Jure, devant la Reine, et par vous et par elle. D'aimer l'honneur et vous : d'Egmont sera fidèle. Adieu, duc de Brabant. ( Il sort. ) SCÈNE III. ELISABETH, CARLOS. CARLOS. Arrêtez! mon devoir... Cet écrit, ce serment, puis-je les recevoir? D'Egmont ! ACTE III, SCENE III. i3r ELISABETH. Il est parti. CARLOS. Lisons : Indépendance. Les membres des Etats... ELISABETH. O ciel! quelle imprudence! CARLOS. Bruxelle ! Anvers ! Namur ! Tout un peuple indigné ! Horn et d'Egmont , Nassau ; Nassau même a signé ! Pour publier cet acte on m'attend à Bruxelle ! D'Egmont m'avait dit vrai, la noblesse m'appelle. Le Brabant soulevé me réclame à grands cris. Proscrit moi-même, allons m'unir à des proscrits. Le duc est mon fléau; le Roi n'est plus mon père; L'Espagne, grâce à lui, me devient étrangère. Loin du duc... loin du Roi... loin de l'Espagne... ELISABETH. Infant ! CARLOS. L'infant n'est plus. Lisez : je suis duc de Brabant. ELISABETH. Quels périls ! CARLOS. Que de gloire! ELISABETH. Elle est mal assurée. CARLOS. Cet acte, monument d'une cause sacrée, i32 PHILIPPE IL Restera sur mon cœur. Vous sortez? ELISABETH. Je le dois. CARLOS. Restez. ELISABETH. C'est à l'infant que s'adressait ma voix. CARLOS. Eh bien, parlez. ELISABETH. L'infant peut-il encor m'entendre? CARLOS. Oui. ELISABETH. Songez à Philippe. CARLOS. Il n'a rien à prétendre. ELISABETH. Votre père! CARLOS. Avant d'être un père sans pitié, Il fut un fds ingrat: l'avez-vous oublié? Rassasié du trône, au fond d'un monastère, Charles-Quint recueillit sa grandeur solitaire. Quand Philippe étalait la pompe et la terreur, Tout manquait, hors la gloire, à ce grand empereur. A mes regards encor son image est présente: Enfant , je visitai sa retraite imposante , Ce temple oii, tous les jours, le héros prosterné ACTE III, SCÈNE IIl. i33 Courbait avec grandeur son front découronné; Ce cloître où quarante ans de gloire et de puissance Devant l'éternité s'effaçaient en silence; Cette cellule, obscur et vénérable lieu, Où semblait se cacher la majesté d'un Dieu. Il me tendit les bras, me prédit la victoire; Mes regards dans les siens parcouraient son histoire : Je vivais de son nom, lui de mon avenir: Que nous étions heureux de nous appartenir! Mais un nœud plus étroit nous était nécessaire : Il lui fallait un fils , j'avais besoin d'un père. L'un vers l'autre élancés, l'un par l'autre attendris, Je l'appelai mon père, il me nomma son fils. Sa voix, ses mains tremblaient; sa grande âme agitée De mes destins futurs paraissait tourmentée. Il prononçait Philippe, et me baignait de pleurs. PhiHppe! ce nom seul disait tous mes malheurs. ELISABETH. Eh quoi! si jeune encor, de funestes présages Venaient troubler... Ah! prince, éloignez ces images; Mais surtout bannissez d'ambitieux projets. CARLOS. Ainsi que sa famille il traite ses sujets. Philippe a mis au rang des droits de sa couronne De rendre infortuné tout ce qui l'environne. ELISABETH. Respectez-moi. i34 PHILIPPE 11. CARLOS. Ces droits d'un despote jaloux, Ne les a-t-il jamais étendus jusqu'à vous? ELISABETH. Jusqu'à moi! CARLOS. Vainement vous voulez vous contraindre. ELISABETH. Quandjenemeplainspas,pourquoi m'osez-vous plaindre, Prince? et qui vous a dit que j'accusais mon sort? CARLOS. Qui me l'a dit? grand Dieu! tout, jusques à l'effort Que fait pour le cacher votre vertu sublime; Tout; ce calme touchant, cet esprit magnanime Dont l'éclat doux et pur semble un rayon des cieux; Ce voile de langueur étendu sur vos yeux; Dans vos traits adorés ces traces indiscrètes, Infaillibles garans de vos larmes secrètes; Ce cœur qui m'apportait, qui me devait sa foi, Et qui, j'ose le croire, était formé pour moi. ELISABETH. Je vois avec douleur que votre âme enivrée Se nourrit du poison dont elle est déchirée. Vous aimez vos tourmens et vous les prolongez : Si vous vouliez , Carlos , ils seraient soulagés : A vos brillans destins la carrière est ouverte ; Tout un peuple est victime ; on conspire sa perte ; Il n'espère qu'en vous; vous lui tendez les bras: ACTE III, SCÈNE III. j'6^ Loin de moi le désir de ralentir vos pas ! Mais restez vertueux; soyez toujours vous-même: Un père vous estime ; ah ! faites qu'il vous aime. Demandez-lui, pour prix de vos premiers exploits, L'honneur de ramener les Belges sous ses lois. Partez, courez remplir des vœux qui vous implorent: Partez... en me laissant des regrets qui m'honorent; Et, goûtant loin de moi des plaisirs généreux. Vengez-vous du malheur en faisant des heureux. CARLOS. Quand je pourrais du duc assurer la disgrâce. Est-ce à moi de descendre à demander sa place? Ferai-je respecter un injuste pouvoir? ELISABETH. On ne descend jamais en faisant son devoir. L'empire dans vos mains sera clément et juste : D'Albe l'a rendu vil; vous le rendrez auguste. Puisqu'enfin vous pensez qu'un sort impérieux Vous défend ma présence et l'aspect de ces lieux, Exilez-vous, Carlos, comme un héros s'exile: Un trône avec le crime est à peine un asile. Entre Philippe et moi le Ciel voulut former Des nœuds que je respecte , et que je dois aimer : A l'hymen pour jamais mon âme est asservie. Eh! qui peut à son gré disposer de sa vie? Qui choisit l'avenir? quel bonheur est certain? Sur un commun écueil jetés par le destin , Deux cœurs infortunés , qu'a séparés l'orage , i36 PHILIPPE IL Se rapprochent encore au sein de leur naufrage. Trompons votre malheur: pourquoi repoussez-vous Ce nom sacré de fils, et ces liens si doux? Que je sois votre mère ! Offrez à mon image Quelques pleurs essuyés et la paix pour hommage : Désarmez la victoire; honorez votre main Par des lauriers sans tache et purs de sang humain. Quand Philippe, orgueilleux d'un fils si magnanime, Confirmera lui-même un éloge unanime. Quand j'entendrai l'Espagne et l'Europe applaudir, Fière de mon héros, je dirai, sans rougir, A Philippe, à l'Espagne, h l'Europe charmée: Il eût été moins grand, s'il m'avait moins aimée. CARLOS. Cet espoir me suffit: entraîné, convaincu, Je cède à votre voix, et vous m'avez vaincu. Quel langage imposant! quel ascendant suprême! Ah! lorsque vous parlez j'entends la vertu même; Au-dessus des héros je me sens élevé. Et voilà donc le cœur qui m'était réservé ! Tandis que sur les bords de l'heureuse Angleterre Une autre Elisabeth, en éclairant la terre. Du fanatisme impur dédaigne les clameurs , Elisabeth, la mienne, eût régné par les mœurs: Le bonheur de l'Espagne eût été son ouvrage; Elle eût guidé mes pas , enflammé mon courage , Agrandi mes destins, et versé sur mes jours Ce charme qu'elle inspire et qui la suit toujours. ACTE III, SCENE III. iSy Tout ce rêve enchanteur n'était qu'une imposture; Un seul mot, pour Carlos a changé la nature. Je crois entendre encor, pleurant, saisi d'effroi, Ce mot, ce oui fatal, prononcé devant moi. Philippe, par son rang, dispensé de vous plaire, Crut qu'il était aussi dispensé d'être père: Lorsque je suppliais, il voulut ordonner... Vous l'exigez, madame, il faut lui pardonner. ELISABETH. Ah! j'exige de vous un plus grand sacrifice: Votre honneur et le mien veulent qu'il s'accomplisse. CARLOS. Vous me prescrivez donc de chérir votre époux? ELISABETH. Et vous me promettez... CARLOS. D'être aussi grand que vous. Jusqu'à vous, s'il se peut, j'élèverai mon âme. Je vais trouver mon père ; il m'entendra , madame. Les soins dont vous daignez vous reposer sur moi Me sont plus qu'un empire et que le nom de roi; Par la gloire embelli, mon exil a des charmes. Peuples infortunés ! j'irai sécher vos larmes. Hélas! dès le berceau, j'ai connu les malheurs; Le seul bien qui me reste est d'essuyer des pleurs. ELISABETH. H Adieu, prince: à nos vœux les cieux seront propices. i38 PHILIPPE II. CARLOS. J'en crois vos volontés; ce sont là mes auspices. Ce jour ramènera le calme dans mon cœur. ELISABETH. Ah ! c'est un jour sacré s'il vous rend le bonheur. ( Elle sort. ) SCÈNE IV. CARLOS, GOMÈS, etensuite PHILIPPE. CARLOS. Partage mes transports, ami tendre et fidèle. GOMÈS. Vos chagrins... CARLOS. Ne sont plus. Tout est changé par elle. Allons. GOMÈS. Où courez- vous? CARLOS. Je cours auprès du Roi. GOMÈS. Il vient. PHILIPPE. Sortez , Gomès. CARLOS, bas à Gomès. Va m'attendre chez moi. (Gomès sort.) ACTE III, SCÈNE V. 1^9 SCÈNE V. PHILIPPE, CARLOS. PHILIPPE. Prince , de vos erreurs , du moins j'aime à le croire , Des jours plus fortunés banniront la mémoire; Et les premiers lauriers qui vous ceignent le front D'une trop longue enfance ont réparé l'affront. Mais, soutien de mes droits , né près du rang suprême, Prince, vous auriez dû, pour l'Etat, pour vous-même, Témoigner à d'Egmont un moins vif intérêt , Et ne pas lui permettre un entretien secret. A-t-il pour la Belgique enflammé votre zèle? C A^RLOS. Oui, sire; et là m'attend une gloire nouvelle. PHILIPPE. Comment ! CARLOS. Si j'ai vaincu, si j'ai fait mon devoir, Vous ordonniez, mon père, et j'en chéris l'espoir, Que de nouveaux exploits fussent ma récompense ; Trouvez-moi digne encor de votre confiance: Des destins du Brabant reposez-vous sur moi. PHILIPPE. Pourquoi desirez-vous ce périlleux emploi ? Jeune et sans défiance, emporté, mais facile, i4o PHILIPPE IL Vous me serviriez mal chez un peuple indocile. D'Albe y retournera; d'Albe y sera vainqueur. CARLOS. D'Albe! PHILIPPE. On a devant vous accusé sa rigueur ; Mais qui surpassera son zèle et son courage ! N'est-ce donc pas a lui d'achever son ouvrage? II en garde l'espoir; doit-il y renoncer? Et faut-il le punir pour vous récompenser? CARLOS. Le punir! s'il le faut! Quand un fils vous implore, Entre le duc et lui vous balancez encore ! Songez-vous à quel point vous êtes offensé ? Ah! c'est en votre nom que le sang fut versé; Le duc, en votre nom, massacra ses victimes; Et vous justifiez, vous adoptez ses crimes! Par l'organe d'un fîls daignez les démentir. PHILIPPE. Et, si pour le Brabant je vous laissais partir, Quels seraient vos desseins? CARLOS. D'y porter l'indulgence ^ D'y réparer les maux produits par la vengeance. PHILIPPE. Vous iriez, en mon nom, ramper sous mes sujets? CARLOS. Ramper, en essayant le pouvoir des bienfaits! ACTE III, SCÈNE V. i^t La fierté de Pliilippe, en mes veines transmise, A la rébellion ne sera point soumise; Et votre fils, chargé d'un emploi glorieux. Ne fera point rougir le front de ses aïeux. Mais , si j'ai bien conçu l'autorité suprême , Un monarque, un héros, déjà grand par lui-même, Devient plus grand encore en sachant pardonner ; Et toujours la clémence est l'art de gouverner. Qu'un prêtre, un Spinola soit cruel par faiblesse; Que des droits de l'Eglise il nous parle sans cesse; Ne puis-je , au moins pour vous , réclamer ceux des rois ? Et votre peuple aussi n'a-t-il donc pas ses droits? Partout l'opinion réveille enfin le monde; Partout l'esprit humain sort de la nuit profonde, Et des tyrans sacrés rompt lentement les fers. A des rayons nouveaux quand les yeux sont ouverts , Quand la raison publique, en tous lieux élancée, Mûrit, éclaire, échauffe, agrandit la pensée; D'un illustre monarque illustre successeur. Des préjugés vieillis Philippe défenseur Voudrait-il étayer leur empire débile. Et sur un trône oisif s'endormir immobile? Le vulgaire des rois, redoutant le danger, A ces grands mouvemens peut rester étranger; Mais, vous, de l'Univers ne trompez point l'attente; Présidez à leur marche incertaine et flottante; Qu'à vos nobles travaux un fils associé. Aux plaines du Brabant, pacifique envoyé, i4Qt PHILIPPE IL Parmi tant de cyprès y sème enfin l'olive, Y porte avec l'oubli la clémence tardive, Lave par des bienfaits ce sol ensanglanté. Et fasse aimer un nom trop long-temps redouté. PHILIPPE. Eh quoi ! l'infant d'Espagne ouvertement conspire ! Roi trahi ! prince aveugle î et malheureux empire ! Mon ouvrage avec moi périra tout entier. Si Philippe, en mourant, laisse un tel héritier. Comment vous flattez-vous de quelque obéissance? Avez-vous, imprudent, calculé ma puissance? Dans Naples , dans Milan , mon empire est assis ; Venise, Emmanuel, Farnèse, Médicis, Reposent sous l'abri de mes vingt diadèmes; Rome, dont j'ai toujours chéri les lois suprêmes, Du fond du Vatican réclame mon soutien ; Jaloux de mes grandeurs, Charles, Maximilien, Savent que la Belgique ouvre à mon espérance Les portes de l'Empire et celles de la France; De l'Anglais qui me craint les ports me sont ouverts ; Son trident orgueilleux, qui pesait sur les mers, Respecte mes vaisseaux; et l'océan paisible Respire enorgueilli sous ma flotte invincible. Ce pouvoir, chaque jour, agrandi, cimenté. S'étend, partout vainqueur, et partout redouté, Du pied du Mont-Gibel et des bords de l'Afrique Aux îles de l'Asie, aux mers de l'Amérique; Et le soleil, en vain désertant nos climats, ACTE III, SCÈNE V. i43 N'éteint pas ses rayons sur mes nombreux Etats. Qui retient sous le joug ces peuples, ces contrées, De mœurs, d'opinions, d'intérêts séparées? Qui peut les réunir? Un lien solennel, Dont le premier chaînon remonte à l'Eternel. Sans lui , l'autorité craintive ou menaçante S'écroulerait bientôt sur sa base impuissante. Je vois autour de nous les esprits tourmentés Par l'amour inquiet des folles nouveautés; Le nom de préjugés déjà se fait entendre; A je ne sais quels droits le peuple ose prétendre. Puisque ceux de l'Eglise aujourd'hui sont jugés. Ceux du trône demain seront des préjugés. Je n'imiterai point la France et l'Angleterre; Des peuples et des rois j'étoufferai la guerre; Dans un sang criminel j'éteindrai ses flambeaux. L'Espagne éprouvera vos principes nouveaux. Lorsque, pour son malheur, vous disposerez d'elle: Jusque-là, prince, aux miens aveuglément fidèle, J'ai su les maintenir; je saurai les venger. Si quelque audacieux pense à les outrager. CARLOS. Servir l'humanité c'est vous faire un outrage! Et d'un père, grand Dieu, voilà donc le langage! Des refus! pour un fils de soi-même vainqueur! Qui sacrifia tout! qui céda son bonheur! Pouvez-vous ignorer le mal qui me possède? Songez-vous que l'absence en est le seul remède? i44 PHILIPPE IL Que j'ai besoin de fuir pour sauver ma vertu ? PHILIPPE. De fuir... CARLOS. Un ascendant vainement combattu. PHILIPPE. Téméraire ! CARLOS. Un poison dont je mourrai victime; Des feux... PHILIPPE. N'achevez pas; craignez l'aveu du crime. CARLOS. L'air qu'ici l'on respire est trop brûlant pour moi. PHILIPPE. Ciel! CARLOS. Je vous parle en fils. PHILIPPE. Je vous réponds en roi. CARLOS. On me promit long-temps la main de la princesse. PHILIPPE. Elle est reine! CARLOS, égaré. Ce nom me poursuivra sans cesse ! PHILIPPE. A.UX remparts de Cambrai mon hymen arrêté... \ ACTE m, SCENE V. i45 CA.RLOS. Ah ! mon cœur ne fut pas compris dans le traité. Vos ministres, vendant les peuples à des princes, Ont pu céder, reprendre, échanger des provinces; Mais l'amour, à son gré, déterminant son choix. Ne suit pas le caprice ou l'intérêt des rois. PHILIPPE. Perfide, oubliez-vous que je suis votre maître? ^ CARLOS. Et le père à mes yeux quand voudra-t-il paraître? Le père! auprès de vous, je l'ai cherché souvent. Carlos n'a point de père, et Philippe est vivant! A mes premiers regards ma mère fut ravie; C'est dans son lit de mort que j'ai reçu la vie; Vous le savez, mon père: à son dernier soupir, Elle pleurait l'enfant qui la faisait mourir; Ses pleurs recommandaient à l'amour paternelle Cet enfant malheureux abandonné par elle. Ma mère!... à vos genoux ne la voyez-vous pas? Redevenez mon père , et tendez-moi vos bras ; Que la voix du tombeau soit au moins entendue; Et, pour votre tendresse à mes larmes rendue. Laissez-moi conquérir, apporter en ces lieux. Bien plus que les Etats soumis à vos aïeux; Bien plus que le Potose et ses mines fécondes. Plus que tous vos vaisseaux, vos deux mers, vos deux mondes ; Laissez-moi vous donner le premier bien, la paix; Le plus grand des trésors, l'amour de vos sujets: OEuvres posthumes. I. I O i46 PHILIPPE IL C'est le prix que j'attends à vos pieds que j'embrasse; Si ce n'est pas un prix, que ce soit une grâce; Mon père, exaucez-moi; mon triomphe est certain. PHILIPPE, sortant. Jamais. CARLOS, se relevant désespéré . Jamais ! ce mot a fixé mon destin. •asatt^^S ACTE IV, SCENE I. 147 ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. PHILIPPE, LE DUC D'ALBE, GOMÈS, COURTISANS, PAGES, GARDES. PHILIPPE. J-j'acte d'indépendance! GOMES. Oui, sire. PHILIPPE. Affreux mystère! Quels noms y sont inscrits? GOMÈS. Il s'obstine à les taire. PHILIPPE. Vous n'avez rien lu? GOMÈS. Non ; mais l'acte est sur son cœur. PHILIPPE. Fernand, courez chercher le grand inquisiteur: Qu'il vienne sans tarder. Fils ingrat et perfide! 10. î48 PHILIPPE IL d'à l b e. Si vous voulez régner, point de pitié timide. PHILIPPE. Et cet acte, d'Egmont l'a remis à l'infant? GO M ES. D'Egmont lui-même. PHILIPPE. Il part! satisfait! triomphant! Fier d'avoir conspiré dans la cour de son maître ! d'à l b e. Ah sire ! impunément devait-il y paraître ? PHILIPPE. D'Egmont près de Carlos était ambassadeur! d'albe. Pouviez-vous en douter? PHILIPPE. Une fausse grandeur, Des exploits rappelés, son renom, ma faiblesse, Cet orgueil imposant, même alors qu'il nous blesse. Je ne sais quel pouvoir que je ne conçois pas, Au moment de frapper ont retenu mon bras. d'à l b e. Je saurai retrouver d'Egmont et ses complices. PHILIPPE. Je suis content de vous, Gomès, et vos services Jamais d'un cœur royal ne seront oubliés. G o M È s. Reprenez vos bienfaits; je les al trop payés. ACTE IV, SCENE I. 1/19 Je frémis à vos yeux de mou obéissauce. Le prince m'aime encore , et j'aimai son enfance : Je voudrais moins d'éclat, sire, et plus de repos» PHILIPPE. Du repos ! en est-il au sein des noirs complots ? Lorsque, dans mon palais, un fils qui me déteste, Méditant la révolte, aspirant à l'inceste. Dévore ma couronne et calcule mes jours, Quand il m'ose avouer ses coupables amours , Quand la rébellion n'a rien qui l'épouvante?... Gomès, avec d'Egmont la Reine était présente? G o M È s. Oui, sire. p H I L I p P F. Elle a connu... GOMÈS. I J'ai rempli mon devoir: Je n'ai pu sur la Reine et n'ai rien dû savoir. PHILIPPE. Elle aussi me trahir! à ce point criminelle! Non. Sans doute elle ignore... On parlait devant elle : Elle sait tout. Eh bien! elle a tout combattu; Et l'on n'est point perfide avec tant de vertu. Féria, que partout ma garde soit doublée; Commandez , Médina , si la ville est troublée ; Lerme , qu'Elisabeth se présente à mes yeux , Dès que l'inquisiteur aura quitté ces lieux .-^ Allez; de mes motifs n'instruisez point la Reine. i5o PHILIPPE IL Vous, d'Albe, attendez-moi dans la chambre prochaine. Gomès, voyez le prince; il doit compter sur vous. Grands , du secret fatal vous me répondez tous ; Suivez d'Albe, et veillez au salut de l'empire. Approchez, Spinola, vous que le ciel inspire. ( Il reste seul. ) SCÈNE IL PHILIPPE, SPINOLA. SPINOLA. Quoi! vous avez déjà besoin de notre appui! Vous n'avez pu sans doute oublier qu'aujourd'hui Le pontife de Dieu vous trouvait moins facile. PHILIPPE. A la religion je fus toujours docile: Sous son pouvoir suprême abaissant mon pouvoir, J'ai défendu ses droits. SPINOLA. C'était votre devoir. Vous n'êtes rien sans elle : un roi sage l'honore. PHILIPPE. Je l'ai fait respecter; aujourd'hui jô l'implore. Nos communs ennemis ont corrompu mes jours. SPINOLA. Dieu règne sur les rois: méritez son secours. Je conçois quel motif à ses pieds vous ramène. ACTE IV, SCENE IL i5ï PHILIPPE. Roi, père, époux... SPINOLA. L'infant et la Reine... PHILIPPE. La Reine! Avant d'oser contre elle irriter mon courroux, Arrachez-la du moins du cœur de son époux. Laissons Elisabeth : parlons d'un fils coupable. SPINOLA. Des ministres du ciel l'adversaire implacable! PHILIPPE. D'un père et d'un monarque il a trahi les lois. SPINOLA. De Rome et de l'Eglise il méconnaît les droits. PHILIPPE. Je demande un conseil, hélas! que je redoute. SPINOLA. Votre fils, dites-vous, est coupable? PHILIPPE. Ah ! sans doute. SPINOLA. Vous avez, par ce mot, prononcé contre lui. PHILIPPE. Que faut-il? SPINOLA. Le punir. PHILIPPE. Et quand? i52 PHILIPPE IL SPINOLA. Dès aujourd'hui. PHILIPPE. Cette nuit? SPINOLA. Cette nuit. PHILIPPE. Mais un fils! SPINOLA. Un rebelle. PHILIPPE. Je balance. SPINOLA. Abraham, plus ferme et plus fidèle, Prépara de ses mains le bûcher de son fils. PHILIPPE. Il obéit à Dieu; mais Dieu n'a point permis Qu'un père ait consommé cet affreux sacrifice. SPINOLA. Roi, pourquoi sondez-vous l'éternelle justice? Dieu par son propre fils ne fut point désarmé ; Ce sacrifice affreux. Dieu l'a bien consommé. PHILIPPE. Mais pour sauver le monde , il choisit la victime. SPINOLA. Vous , pour servir Dieu même , et le venger du crime. Faut-il que la balance , inégale en vos mains , A des poids différens pèse ainsi les humains ? Brisez les échafauds dressés dans la Belgique , ACTE IV, SCENE IL i53 Eteignez les bûchers qui couvrent le Mexique, Ou prouvez , en frappant un ennemi des cieux ^ Que tous les criminels sont égaux à vos yeux. PHILIPPE. Et Rome... SPIIVOLA. Applaudira. PHILIPPE. L'Europe... SPINOLA. Doit se taire. Quand le Ciel a parlé, foulez aux pieds la terre. Que dis-je? attendrez-vous avec tranquillité Qu'un fils incestueux , un sujet révolté Vienne de ce palais déshonorer l'enceinte , Renverser les autels, brûler la cité sainte? Israël est soumis ; Lévi combat pour vous ; Jéhova vous protège et marche devant nous. PHILIPPE, préoccupé. Allons. SPINOLA. Fils de Jessé , rassemblez vos cohortes : Le rebelle Absalon déjà touche à vos portes, Et sur l'oint du Seigneur lève un bras criminel. PHILIPPE. Ma puissance repose au sein de l'Eternel. Mes grands sont réunis: près d'eux allez m'attendre; La Reine va venir: j'ai besoin de l'entendre; Je ne puis rien résoudre avant cet entretien. i54 PHILIPPE IL SPINOLA. Adieu. N'oubliez pas votre unique soutien. Soumettez-vous, courbez votre grandeur altière; Et qu'il n'entende pas murmurer la poussière. Souvent pour nous instruire et pour venger ses droits, Sa foudre doit tomber sur le palais des rois. ( Il sort. ) SCENE III. PHILIPPE, ELISABETH. PHILIPPE. Qu'on fasse entrer la Reine. Approchez-vous , madame. ELISABETH, à part. Spinola ! PHILIPPE. Je connais la candeur de votre âme : Votre parole est pure, et je veux m'y livrer. N'avez-vous sur l'infant rien à me déclarer ? ELISABETH. Rien contre votre fils , et tout pour sa défense. PHILIPPE. Ce que je vous demande est de quelque importance. Expliquez-vous. D'Egmont vous a fait ses adieux; Le prince était présent, près de vous, dans ces lieux. J'ignore à quel espoir d'Egmont pouvait prétendre; Mais, tout ce qu'ils ont dit, vous avez dû l'entendre. ACTE IV, SCÈNE III. i55 ELISABETH. J'ai VU partir d'Egmont aigri par vos refus ; Ses discours le prouvaient: n'exigez rien de plus. Au milieu du Brabant votre fils magnanime Désirait d'exercer un pouvoir légitime , D'y faire aimer vos droits et de les maintenir : De vos bontés sans doute il a dû l'obtenir. Je l'ai dans cet espoir encouragé moi-même. Cher au peuple , aux soldats , né pour un diadème , Il pourrait... PHILIPPE. Oui , madame , il pourrait me trahir ; Mais qui veut commander doit savoir obéir. Dans ma cour, à mes yeux, il ne peut se contraindre: Vous-même, de l'infant vous auriez à vous plaindre; Et c'est vous, plus que moi, vous qu'il ose offenser. ELISABETH. Moi, sire! PHILIPPE. Vous , madame. Auriez-vous pu penser Qu'à son roi , qu'à son père , à votre époux lui-même , L'infant ne craindrait pas d'avouer qu'il vous aime ? Qu'il vous aime!... En ce jour il me l'a déclaré; Et ce départ si prompt, déjà tout préparé. Ce rêve d'un jeune homme enflé de sa victoire , Ce projet d'un héros, n'est, si je veux l'en croire, ' Que le reste d'un feu qu'il voudrait étouffer, Et l'effort d'un amant qui fuit pour triompher. i56 PHILIPPE IL ELISABETH. Eh bien, s'il était vrai, se vaincre est-il un crime? Cet amour mal éteint fut d'abord légitime ; Songez qu'en d'autres temps, par vous-même allumé... PHILIPPE. Je me souviens du jour où mon cœur enflammé Vous a fait partager ma puissance et ma gloire; Nous devions tous les trois en garder la mémoire. Philippe, déposant vingt sceptres à vos pieds, D'un mot d'Elisabeth les trouvait trop payés : Vous l'avez prononcé, vous n'êtes point parjure. J'ai cru que j'obtiendrais d'une aine noble et pure^ Sinon l'amour, au moins quelques tendres égards; Que vous pourriez sans peine attacher vos regards Sur un front dépouillé des fleurs de la jeunesse. Blanchi par les travaux et non par la vieillesse : Serais-je à cet espoir contraint de renoncer? ELISABETH. Et qui , dans votre cœur, pourrait vous y forcer? Moi? que l'on vit toujours attentive à vous plaire I Un fils? ce nom doit seul calmer votre colère. Un fils! ah! qu'aisément vous le verriez soumis! Mais nous avons tous trois les mêmes ennemis. Ne me défendez point d'éclaircir la nuit sombre Qui sur vos jours brillans apesantit son ombre. Voulez-vous dissiper ce pénible tourment? Sire, soyez époux, soyez père un moment. Et ne repoussez plus le cri naïf et tendre ACTE IV, SCÈNE III. 157 Que la nature encor cherche a vous faire entendre : Plus que celui des rois son empire est sacré. Un monarque puissant, un héros admiré, Qu'entourent les flatteurs , que séduit l'imposture , Jamais impunément n'échappe à la nature ; Dans sa grandeur farouche à toute heure isolé , Il gémit sur un trône , et n'est pas consolé. PHILIPPE. Qui peut à vos accens demeurer insensible? Un je ne sais quel charme, un pouvoir invincible. Jusque dans le reproche, embellit vos discours. J'en éprouvai cent fois les bienfaisans secours. Loin de vous oppressé, près de vous je respire; Vous savez mieux que moi jusqu'où va votre empire. Madame; et ce n'est pas vainement qu'un époux Du soin de son bonheur s'est reposé sur vous. Quant à ce fils ingrat dont vous parlez sans cesse, Oseriez-vous pour lui réclamer ma tendresse , S'il nourrissait dans l'ame un dessein criminel ? Si, coupable envers moi, coupable envers le Ciel... ELISABETH. Envers le Ciel et vous! c'est l'infant qu'on redoute! PHILIPPE. On va plus loin. ELISABETH. Qui? d'Albe, et Spinola, sans doute? Spinola, qui tantôt l'accusait à ses yeux? Que je viens de revoir en entrant dans ces lieux? i58 PHILIPPE IL PHILIPPE. Il m'a souvent donné des conseils légitimes. ELISABETH. Vous aurait-il encor désigné ses victimes? Voilà vos ennemis , ces conseillers flatteurs , Ministres et bourreaux , tyrans et délateurs : A leur ambition inquiète et jalouse Immolant vos sujets , votre fils, votre épouse; A vos yeux prévenus cacbant la vérité ; Vous parlant de vengeance et de sévérité , Du soin de garantir votre pouvoir immense: Ils ne vous ont jamais parlé de la clémence. Sous ce manteau royal, qu'ils ont ensanglanté, Ils bravent, sans péril, tout un peuple irrité. Séparez-les de vous , laissez-leur en partage Des larmes pour trésors , du sang pour héritage. Vous, dans tous vos sujets retrouvez des amis: Commencez par l'infant, puisqu'il est votre fils; Qu'un regard paternel l'accueille et le caresse. Si d'un âge bouillant l'impétueuse ivresse Dans quelques fautes même avait pu l'entraîner, A cet âge, au malheur, on doit les pardonner. Un bon roi les excuse , un père les oublie. Que ce jour soit heureux; qu'il vous réconcilie; Qu'un amour filial , des respects empressés... PHILIPPE. Adieu. ACTE IV, SCENE III. iSg ELISABETH. Daignez encor... PHILIPPE. Madame , c'est assez. ( Il sort. ) SCÈNE IV. ELISABETH. Quel époux ! respirons. O rives de la France ! Je vous abandonnai dans une autre espérance. Voilà donc ces beaux jours; voilà ce sort heureux, Cet hymen dont ma mère a commandé les nœuds ! Un éclat, des grandeurs, que peut-être on envie; Des sujets, une cour, mais jamais une amie Dont les pleurs consolans répondent à mes pleurs , Et qui daigne en son sein recueillir mes douleurs. Ah! loin de cette cour, loin du poids qui m'oppresse. Si , goûtant les douceurs d'une pure tendresse , Près de lui , sans remords je pouvais me livrer... Près de qui, malheureuse! où me vais-je égarer? N'arrêtons pas mes yeux au fond de cet abîme. t6o PHILIPPE IL SCÈNE V. ELISABETH; CARLOS, GOMÈS, tous deux au fond du théâtre et ne voyant point Elisabeth. CARLOS. Il suffît. Tu connais l'intérêt qui m'anime : Va, cours tout préparer; que je parte à l'instant. GOMÈS. Différez d'un seul jour. CARLOS. Un jour est important : Il perdrait ton ami , la Reine et la Belgique. GOMÈS. Je cède , et vais remplir un devoir tyrannique. CARLOS. Je t'attends. (Gomès sort.) SCÈNE VI. CARLOS, ELISABETH. CARLOS, sans voir Elisabeth. Roi cruel , c'est ton dernier refus : Sous ton caprice altier je ne fléchirai plus. Mais la Reine... Et je pars! et je vivrai loin d'elle! Je pars!... Elisabeth! ELISABETH. Qu'entends-je? et qui m'appelle? ACTE IV, SCÈNE VI. iGi CARLOS, apercevant Elisabeth. La voici. ELISABETH. C'est vous, prince, à cette heure, en ce lieu? CARLOS. L'infortuné Carlos peut donc vous dire adieu ? ELISABETH. Adieu ? CARLOS. Le Roi n'a point exaucé ma prière. ELISABETH. Je le savais. La nuit, ce palais solitaire, Loin de vous à l'instant tout devrait me bannir: Mais je vois vos périls ; tout doit m'y retenir. C'est donc en fugitif que vous quittez l'Espagne ? CARLOS. Il le faut. La nuit même. ELISABETH. Et qui vous accompagne? Qui veillera sur vous? CARLOS. Suivi du seul Gomès. ELISABETH. Imprudent ! Connaît-il vos funestes secrets ? CARLOS. Mes secrets sont les siens : c'est un ami. ELISABETH. Peut-être ; Mais souvent à la cour un ami cache un traître. OEuvres posthumes. I. II i62 PHILIPPE IL Il sait les noms de ceux que vous allez chercher? CARLOS. Il ignore les noms; j'ai dû les lui cacher. ELISABETH. Et vous abandonnez sans quelque répugnance Cette enceinte, témoin des jeux de votre enfance; Ces remparts où régnaient, où dorment vos aïeux, Où le premier soleil vint éclairer vos yeux, Où l'on vante aujourd'hui votre jeune courage! CARLOS. Dites, si vous voulez m'accabler davantage, Ce palais où Carlos, enchaîné sous vos lois. Vous vit, vous entendit pour la première fois. Mais il est temps de fuir un roi qu'aigrit la plainte. Ah! si vous aviez vu sa froideur, sa contrainte; Comme il traitait Carlos respectueux, confus; De quel orgueil royal il enflait ses refus! En vain j'ai fait parler, et le doux nom de père, Et les malheurs d'un fils, et l'ombre de ma mère. Et mes pleurs supplians qui baignaient ses genoux... Que vous dirai-je enfin? j'étais guidé par vous. Rien n'a vaincu son âme inflexible et farouche; Jamais le nom de fils n'est sorti de sa bouche. Jusqu'à quand ses dédains seront-ils impunis? Il n'est plus père; et moi, je resterais son fils! Pourquoi? Le seul Philippe, en son cœur sacrilège. D'étouffer la nature a-t-il le privilège ? Non. Je quitte ces lieux : ce n'est pas sans retour : ACTE IV, SCÈNE VI. r63 Plus fort, plus redouté, j'y veux rentrer un jour; Vos yeux m'y reverront. Malheur a qui m'opprime! Tous les nœuds sont rompus, puisqu'on me force au crime. ELISABETH. Au crime! Ah! que je puisse encor vous estimer! Vous concevez le crime, et vous osezm'aimer! CARLOS. Vous connaissez Philippe, et vous blâmez ma fuite! ELISABETH. Peut-être à l'excuser vos malheurs m'ont réduite ; Mais éclairez du moins, et sauvez vos amis. Où sont-ils ces hauts faits que vous m'aviez promis? Ne les rendrez-vous plus, ces éclatans services Que de votre valeur annonçaient les prémices? Pour vous, si jeune encor, l'avenir est perdu! Déshérité par vous d'un rang qui vous est dû, Au rang d'usurpateur vous daigneriez descendre! D'un projet criminel que pouvez-vous attendre? L'opprobre qui s'attache aux malheurs mérités. Auriez-vous prétendu , dans vos témérités , Que de vous applaudir je deviendrais capable? Que je consentirais à vous revoir coupable? Qu'abandonnant mon roi, trahissant mon époux, Contre Philippe un jour je m'armerais pour vous? Que vous disposeriez de mon cœur adultère. Après avoir du trône exilé votre père?... Vous frémissez, Carlos! et vous devez frémir. Mais seul en cette cour avez-vous à gémir? 1 1. i64 PHILIPPE IL Ce n'est pas pour vous seul que Philippe est injuste: N'importe; sans appui, la vertu, plus auguste, Rentre en sa conscience avec tranquillité, Et sait jouir encor de son adversité. Je ne dis plus qu'un mot: le Roi vous craint; il m'aime; Vous courez des périls; j'en peux courir moi-même; Mais, quels que soient les coups qui vous sont préparés, J'adopte vos malheurs si vous les honorez. G A. R LOS. Comment présumez-vous que je les déshonore? Gardez votre pitié, je la mérite encore. Ne craignez point ce cœur un moment abattu : Ah ! puisqu'il est à vous , il est à la vertu. Je reviendrai , soumis à mon devoir austère , Aux pieds d'Elisabeth , aux genoux de mon père. Ma main rassemblera sur ses cheveux blanchis Quelques lauriers trempés des larmes de son fils. ELISABETH. Vous craindrait-il encor, s'il pouvait vous entendre? CARLOS. Adieu. ELISABETH. Carlos ! CARLOS. Adieu : quel mot terrible et tendre ! ELISABETH. Du bruit! CARLOS. J'attends Gomès. ACTE IV, SCENE VI. j6:> ELISABETH. Le bruit devient plus fort. CARLOS. C'est lui sans doute. Allons: le temps presse; tout dort. SCÈNE VIL PHILIPPE, ELISABETH, CARLOS, LE DUC D'ALBE, LE CARDINAL SPINOLA, GOMÈS enchaîné, COURTISANS, GARDES, PAGES avec des flambeaux. PHILIPPE. Le Roi veille. SPINOLA. Et le ciel. ELISABETH. C'est mon époux ! CARLOS. Mon père ! PHILIPPE. Non , c'est un roi trahi ; c'est un juge sévère Qui surprend le coupable et vient l'interroger. CARLOS. Des fers à mon ami ! PHILIPPE. Je l'en ai fait charger. ELISABETH. Votre ami ! i66 PHILIPPE II. CARLOS. Je vois trop qu'on veut une victime. On parle de coupable : eh bien ! quel est mon crime ? Et mes accusateurs où sont-ils? PHILIPPE. Les voici. d'albe. Je vous accuse, infant. SPINOLA. Je vous accuse aussi. d'à l b e. Moi, d'avoir soulevé la Belgique soumise. SPINOLA. Moi , d'avoir attaqué le pouvoir et l'Eglise. PHILIPPE. Vous entendez? CARLOS. J'entends. PHILIPPE. Et vous alliez partir? CARLOS. Mais qui de mon départ a pu vous avertir? ELISABETH. c'est Gomès. CARLOS. Lui, madame? ELISABETH. Oui , voilà le perfide. ACTE [V, SCENE Vil. iC;^ CARLOS. Lui! ELISABETH. Je prends a témoin ce front pâle et livide , Ce trouble , ce regard sur la terre attaché , Cette honte, garant d'un repentir caché, Ces sanglots retenus , ce pénible silence : C'est lui-même. CARLOS. Est-il vrai? Vieillard, dont la prudence Par d'utiles conseils forma mes jeunes ans. Fallait-il d'un forfait souiller tes cheveux blancs? G o M È s. Un sujet obéit. CARLOS. Tu pleures ! G o M È s. Votre père... PHILIPPE, aux gardes. Faites sortir Gomès. ELISABETH. Quel horrible mystère ! GOMES, entraîné par les gardes. J'ai mérité la mort : j'ai trahi l'amitié. CARLOS. Puisque tu fus ingrat, c'est toi dont j'ai pitié, PHILIPPE, à Carlos. L'acte des révoltés... i68 PHILIPPE IL CARLOS. Gomès a pu vous dire... PHILIPPE. L'acte est sur votre cœur : ce mot doit vous suffire. Livrez-le-moi. CARLOS. Jamais. PHILIPPE. Vous voyez ces soldats. Je veux savoir les noms... CARLOS. Vous ne les saurez pas. PHILIPPE. Qu'on saisisse l'écrit. CARLOS. Non. Point de violence. ( Il saisit le flambeau , et brûle l'acte. ) PHILIPPE. Que fais-tu? CARLOS. Mon devoir... Malheur à qui s'avance ! PHILIPPE. Que chez lui , sans délai , l'infant soit renfermé. CARLOS. Ah! je ne crains plus rien: l'écrit est consumé. d'à l b e. Prince, vous entendez ce que le Roi commande: Rendez ce glaive. ACTE IV, SCÈNE VIL 169 CARLOS. A qui faut-il que je le rende? A toi , vil oppresseur ! Si tu fais un seul pas , La Belgique est vengée. PHILIPPE. Infant , n'hésitez pas : Ou déposez ce glaive, ou soyez parricide. CARLOS. L'empereur nous entend : que son ombre décide Qui mérita ce titre ou de vous ou de moi. Mon glaive est en vos mains: je ne le rends qu'au Roi. Mes amis sont sauvés , commandez vos supplices. PHILIPPE. Tes amis ! dis plutôt tes indignes complices ; Des révoltés ! CARLOS. Un lâche eût pu les exposer. L'infant m'appartient seul ; j'ai droit d'en disposer. Soldats, inquisiteurs , je suis prêt à vous suivre. PHILIPPE. Spinola, dans vos mains c'est l'infant que je livre : Au sein de mon palais , par moi-même appelé , Le tribunal suprême est déjà rassemblé. ELISABETH. Déjà! PHILIPPE. Dictez l'arrêt; qu'on l'attende en silence. Mon ministère cesse et le votre commence. Ï70 PHILIPPE II. CARLOS. Adieu, mon père. ELISABETH. Non : ne quittez point ces lieux. ( A Philippe , en lui présentant Carlos. ) II VOUS nomme son père, et vous fait ses adieux. PHILIPPE. Mes ordres sont donnés. ELISABETH. Ecoutez. PHILIPPE. Quoi, madame? ELISABETH. Son secret m'est connu: son sort, je le réclame. Je veux, je dois, s'il meurt, partager son trépas. CARLOS. Elisabeth ! Mon père, ah ! ne la croyez pas. ELISABETH. Soldats, par des lauriers sa tête est défendue; Sur lui de son aïeul la gloire est descendue ; Charles, du haut des cieux, lui prête son appui, Et l'ombre d'un grand homme est entre vous et lui. PHILIPPE. Soldats, de votre roi reconnaissez l'empire. ELISABETH. Si je disais un mot ! PHILIPPE. Et que pourriez-vous dire ? ACTE IV, SCENE VII. lyr ELISABETH. Un seul mot ! PHILIPPE. Pour Carlos votre cœur enflammé... . ELISABETH. Oui , c'est le mot fatal ; oui , sire , il est aimé. PHILIPPE. Aimé ! CARLOS. Je puis mourir. PHILIPPE. Aimé ! ELISABETH. Tout vous l'atteste. I II n'était pas instruit de ce secret funeste; Il ne l'eût jamais su sans vous, sans vos fureurs. Frappez; mettez un terme à de trop longs malheurs. PHILIPPE. Aimé ! ELISABETH. Seule, à vos yeux que je sois criminelle. PHILIPPE. Nous le serons tous trois , et c'est par vous , cruelle : Oui, vous aurez tout fait. ELISABETH. Exaucez donc mes cris; Immolez votre épouse, et sauvez votre fils. PHILIPPE. Convaincu d'un forfait... 172 PHILIPPE IL ELISABETH. Il en est incapable. PHILIPPE. Ah ! puisqu'il est aimé , madame , il est coupable. ELISABETH. Je tombe... PHILIPPE. Laissez-moi. ELISABETH. Je reste à vos genoux. CARLOS, emmené par les gardes. Ne pleurez que sur lui : je suis aimé de vous ! ACTE V, SCÈNE I. 173 ACTE V. SCENE PREMIERE. CARLOS, SPINOLA, UN SOLDAT, gardes. s P I N O L A. JtiN vain conduit aux pieds du tribunal sévère Qu'avec un saint effroi tout Castillan révère, Vous avez répondu par un silence altier. Et sans daigner descendre à vous justifier. Il pardonne à l'infant cette orgueilleuse audace; Mais à l'infant coupable il ne peut faire grâce; Et les lois de l'Eglise ont réglé votre sort : Un arrêt vous condamne. CARLOS. A la mort ? SPINOLA. A la mort, CARLOS. Eh bien ! jouissez donc de cette horrible fête. Qu'attendent les bourreaux quand la victime est prête? Qu'elle tombe aujourd'hui dans ces mêmes remparts Où du vainqueur hier flottaient les étendards. 174 PHILIPPE IL D'Albe triomphera près du roi des deux mondes, Près du Roi tourmenté de ses terreurs profondes , Du meurtrier d'un peuple osant toucher la main , Et condamnant son fils convaincu d'être humain. Au sein du deuil public , parmi les chants des prêtres , Tranquille, paraîtra l'héritier de vos maîtres, Carlos allant braver la honte et le trépas. Marchant du même front qu'il marchait aux combats. On vit Charles vivant couronner sa famille : Il fit monter Philippe au trône de Castille. Philippe à mes exploits réserve un autre prix : On verra sur quel trône il fait monter son fils. SPIJYOLA. Le poison , le secret : telle est notre sentence. CARLOS. Mon père approuve-t-il cet excès de clémence ? SPINOLA. Philippe approuve tout. CARLOS. Faites votre devoir. SPINOLA. Philippe entre nos mains a remis son pouvoir. Le nôtre vient de Dieu , qui rend tout légitime. CARLOS. Dieu vous méprise bien, s'il vous condamne au crime. UN SOLDAT, portant le vase de poison. Prince, de vos malheurs je me sens déchirer. [ ACTE V, SCÈNE I. 175 CARLOS. Quoi! vous servez Philippe, et vous osez pleurer! LE SOLDAT. J'ai servi Charles-Quint : je déteste ma chaîne. SPINOLA. Infant, que voulez-vous faire dire à la Reine? CARLOS. Que sa houche a rendu mon trépas fortuné. SPINOLA. Au Roi? . CARLOS. Dites au Roi que l'infant condamné , Exempt de repentir, de crainte et de colère. Accepte et reconnaît les présens de son père. (Ils sortent, excepté Carlos.) SCÈNE IL CARLOS. Philippe, tu le veux, je suis libre aujourd'hui; Je meurs sans le remords ; tu vivras avec lui : Tu vivras , mais chargé de mépris et de haine. Toi , qui ne m'entends plus , toi , malheureuse reine , Seul trésor, seul appui de Carlos opprimé. Tu me soutiens encor : j'entends: « Il est aimé ! » Que ne le disais-tu quand mon ame ravie Respirait les parfums du matin de la vie ! Rapide et sans retour, il n'aura point de soir. 176 PHILIPPE IL Adieu, gloire, avenir, doux songes de l'espoir; Avant la fin du jour ma course est terminée... Non: puisque tu m'aimas, j'ai rempli ma journée. Pour être aimé de toi j'ai tout sacrifié ; Un mot fit mon malheur , un mot m'a tout payé. A cet instant suprême il prête encor des charmes : Les amans , les guerriers me donneront des larmes ; Ils diront , en pleurant l'infortuné Carlos : Aimé d'Elisabeth , il dut être un héros. Allons... C'est un moment; c'est le dernier breuvage La tempête est finie , et je touche au rivage. Aimé d'Elisabeth, je brave le poison. Elisabeth ! je meurs en prononçant ton nom. Si ta main généreuse eût fermé ma paupière ! Si j'avais pu te voir à mon heure dernière ! Entendre: « Il est aimé! » Vain désir! SCÈNE m. CARLOS, ELISABETH, voilée; LE SOLDAT. LE SOLDAT. C'est ici. Que n'est-il encor temps ! CARLOS, sans voir Elisabeth. On marche. É L I s A Tî E T u . Le voici. ACTE V, SCENE III. 177 CARLOS. Une femme ! Carlos ! ELISABETH, se dévoilant. CARLOS. Que vois-je? O ciel ! la Reine! Qui vous guide en ces lieux? ELISABETH. Un destin qui m'entraîne. Vos gardes sont séduits; je viens briser vos fers. Ce vieux soldat restait; mon or, mes biens offerts, Rien n ébranlait sa foi ; mais il avait une âme : Vos malbeurs l'ont touché, votre intérêt l'enflamme. CARLOS. D'Egmont ? ELISABETH. Est sans péril. Sortez ; fuyez ces lieux. Des souterrains, creusés par les rois vos aïeux , Du palais de Madrid mènent jusqu'au rivage Où, parmi des jardins, naissent les flots du Tage; Ce soldat vous conduit; venez , ne tardons plus : Laissons le reste au ciel , au temps, à vos vertus. CARLOS. Plus de temps. ELISABETH. Les cruels ont rendu la sentence ! CARLOS. Plus de temps; la mort vient, l'éternité s'avance. OEnvres posthumes. I. 12 178 PHILIPPE IL ELISABETH. La mort vient ! CARLOS, au soldat. Laisse-nous. LE SOLDAT. Hélas ! je vous entends. CARLOS. Au cœur d'Elisabeth je lègue tes vieux ans. LE SOLDAT. Il n'en est pas besoin ; bientôt je vais vous suivre : J'ai voulu vous sauver, et non pas vous survivre. ( Il sort. ) ELISABETH, apercevant la coupe. O ciel ! CARLOS. De mes destins le cours est achevé. ELISABETH. Pour ton Elisabeth tu n'as rien réservé ! CARLOS. Vivez ; je suis heureux. Que Philippe m'envie : M'aimer, m'aimer long-temps, c'est prolonger ma vie. ACTE V, SCÈNE ÎV. 179 SCÈNE IV. CARLOS, ELISABETH, PHILIPPE, SPINOLA, LE DUC D'ALBE, courtisans, gardes, pages avec des flambeaux. PHILIPPE. La Reine, dites-vous? SPINOLA. La Reine. PHILIPPE. Je la voi. ELISABETH. On ne vous trompe point : oui , Philippe , c'est moi. PHILIPPE. Vous, madame! ELISABETH. C'est moi , près de votre victime : J'ai voulu, mais en vain, vous épargner un crime. PHILIPPE, reculant à l'aspect de Carlos. Mon fils! CARLOS. De votre cœur ce nom s'est élancé : C'est bien tard; mais enfin vous l'avez prononcé. Ce fils... qui fi.it le votre... et qui veut l'être encore... Pour d'Egmont, pour leBelge, en mourant vous implore. Pardonnons... O mon père... au nom de mes malheurs , Rendez la Reine... heureuse... et vos sujets... Je meurs. 12. 8o PHILIPPE IL ELISABETH, égarée, Carlos! mon cher Carlos! PHILIPPE, à part. O remords! ELISABETH. Il expire. Arrête: ah! que la mort suspende son empire. Quoi! si près! et si loin!.... si loin dans le trépas! Approchez; point de bruit; marchons, parlons tout bas. Philippe est retiré; la nuit est favorable. Sur le trône d'Espagne il siège un grand coupable : Castillans, vous avez un assassin pour roi. Mais vous baissez les yeux; d'où vient ce morne effroi? d'à l b e. Reine, épouse... ELISABETH. Moi reine! O rang, titre funeste! Ne prononcez jamais ce nom que je déteste. Epouse! il m'en souvient.... ce souvenir m'est doux: Jeune, je vins m'unir au sort d'un jeune époux. Oh ! combien ses vertus méritaient ma tendresse ! Comme son cœur brûlant m'aimait avec ivresse! Eh bien ! dans le cercueil je veux l'accompagner. PHILIPPE. Vous, 6 ciel! ELISABETH. De quel droit prétends- tu m'épargner? Si je vivais encor, je serais ta complice. Tu m'aimes: que l'aumur soit tor) premier supplice. ACTE V, SCÈNE IV. tSi Pour souffrir une peine <^gale à tes forfaits, Puisses-tu m'adorer autant que je te hais ! Plus de nœuds, plus d'hymen; tout l'enfer nous sépare ; Tu ne sais qu'être roi : tu régneras , barbare ; Mais seul , mais assiégé sur un trône sanglant Par l'ombre de ton père et l'ombre de l'infant. PHILIPPE. Fuyons. ELISABETH. Dans ton empire est-il un sûr asile? En Espagne, au Mexique, au Brabant, en Sicile, Tes crimes te suivront; tu verras des bourreaux, Des bûchers allumés, du sang, des échafauds. Les cavernes n'ont point d'assez sombres repaires; Tu trouveras partout des enfans et des pères; Et, partout soulevés, les peuples à grands cris Diront: Voilà le roi qui fit mourir son fils! Carlos m'attend. J'accours à sa voix gémissante; Je recueille la mort sur sa bouche innocente; Et mon âme, fuyant ton pouvoir odieux, A l'époux de mon choix se rejoint dans les cieux. (Elle meuit.) BRUTUS ET CASSIUS, ou LES DERNIERS ROMAINS, TRAGÉDIE EN TROIS ACTES. Quae verô tam îmmeiuor posteritas, quae tam ingratae litterae reperientur, quae eorum gloriam non immortalitatis memoriâ prosequantur ? CiCÉRON. EPITRE DEDICATOIRE A MON FRÈRE. »•»»»•»•»<>»»>••» Voici, mon cher frère , une tragédie qui doit intéresser, du moins par son sujet, tous ceux qui, comme vous, aiment l'histoire et la poli- tique. Rien de plus imposant dans les annales du monde que les derniers temps de la république romaine. C'est là qu'un poète tragique doit cher- cher de grands hommes à faire parler, et de grandes choses à représenter. Je n'ai point ignoré, quand j'ai entrepris cet ouvrage , que j'avais à lutter contre des idées reçues presque générale- ment, quoiqu'en vérité bien peu raisonnables. La Mothe , dans je ne sais quelle ode, a jugé Caton plaisamment. Voici la strophe que M. de Voltaire appelle un couplet : Caton d'une ame plus égale Sous l'heureux vainqueur de Pharsale Eût souffert que l'homme pliât ; Mais, incapable de se rendre, Il n'eut pas la force d'attendre Un pardon qui l'humiHât. i86 ÉPIÏRE DÉDICAÏOIRE Un autre poète lyrique, mais bien plus admiré, et souvent digne d'admiration , n'a pas mieux traité Brutus dans une ode qui n'est guère meilleure: Toujours ces sages hagards , Maigres , hideux et blafards , Sont souillés de quelque opprobre; Et du premier des Césars L'assassin fut homme sobre. Voilà donc Brutus , qui , selon J.-B. Rousseau , n'est qu'un assassin, cité dans cette ode à coté de deux misérables prédicateurs du temps de la ligue. Il est fâcheux de calomnier de grands hommes, même en vers excellents. Jusqu'ici ce sont des poètes qui parlent eux- mêmes. Voici quelque chose de plus étonnant : Grébillon, dans une tragédie du Triumvirat ^ in- troduit Cicéron disant au premier acte : L'exemple de Catou serait honteux à suivre. Et au second acte : Non que des conjurés j'approuve la fureur : Je déteste leur crime , etc. Il n'est pas nécessaire de connaître les ouvrages de Cicéron; mais, quand on veut le faire parler dans une tragédie, je pense qu'il faudrait l'avoir lu. L'épigraphe de la pièce que je vous envoie est tirée de ce grand homme, et contient son opinion sur les conjurés. 11 avait encore plus de A MON FRÈRE. 187 respect pour Catori , et en cela il pensait comme tous les Romains. Ceux qui sont au fait de ces matières n'ignorent point qu'à Rome les opinions de Caton avaient force de loi; et c'est Gicéron lui-même qui nous en instruit dans une lettre à Atticus. Peu de gens de lettres , même actuellement , se font de ces Romains une idée bien nette ; et c'est pourtant le moindre obstacle qu'auront à franchir ceux qui voudront établir au théâtre le genre po- litique dans son auguste simplicité. L'amour s'est emparé exclusivement de la scène française. On l'a déjà dit , mais il faut encore le répéter : cette pas- sion, quelquefois si tragique, est trop souvent dé- générée en galanterie dans nos meilleurs poètes. Il y a plus : ils ont avili de grands personnages pour satisfaire le goût long-temps efféminé de la cour, et, par conséquent, de toute la France. De là, César, amoureux de cette Cléopâtre que Lu- cain a si bien nommée Meretrix regina. Lui trace des soupirs; et, d'un stile plaintif, De son char de triomphe il se dit son captif. De là , Sertorius et Mithridate , au milieu des plus grands desseins, s'occupent d'une intrigue galante, et font l'amour en cheveux blancs. Il est possible qu'un héros, qu'un grand homme ait le ridicule d'être amoureux à soixante ans; mais pour pein- î88 ÉPÏTRE DÉDICATOIRE dre des personnages intéressans, le poète tragique lie doit-il pas choisir les traits les plus beaux de la plus belle nature? On peut donner des défauts à ses héros , mais non pas des ridicules ; et plus on admirera le style enchanteur de Racine, et surtout cette incomparable tragédie à'Athalie, plus on regrettera qu'un tel homme daignât quelquefois travailler pour les petits-maîtres . Le grand Corneille avait payé le même tribut au mauvais goût; et ce grand défaut défigure, sinon les Horaces^ du moins Cinna et la Mort de Pompée^ pièces d'ailleurs si fortement pensées, et , par une conséquence nécessaire , si fortement écrites. Les premiers ouvrages de M. de Voltaire sont aussi gâtés par un amour déplacé. La Mort de César est le premier où il ait osé ne point énerver son sujet. Il a fallu du temps pour s'accoutumer à ce chef-d'œuvre. On fait à ces sortes de pièces trois reproches principaux , répétés sans cesse par la manie d'abu- ser des mots, et l'incorrigible excès du mauvais sens. On prétend qu'elles manquent d'action, d'intérêt et de sensibilité. Ainsi Pompée, assas- siné par un tyran lâche et flatteur; ainsi Auguste , pardonnant à ceux qui ont conspiré contre lui ; ainsi Gatoii, victime volontaire de la liberté; ainsi César, immolé au milieu du sénat qu'il opprimait; ainsi Brutus, Cassius, tout ce qui reste de vrais A MON FRÈRE. 189 Romains, la république entière, expirant à la ba- taille (le Philippe, tous ces grands sujets manquent d'action ! Une pièce sans action serait en effet dé- testable; mais^ si le sacrifice que Titus et sa maî- tresse font de leur amour suffit pour former ce qu'on appelle une action, il n'est pas douteux que, de tous les sujets que j'ai cités, il n'y en a pas un dont l'action ne soit beaucoup plus noble et plus étendue. Quant à l'intérêt, quelle idée avoir de gens qui s'intéressent plus à une intrigue d'amour qu'à une action sublime ? car il en faut revenir à ce mot d'action. Comment des personnes qui croient aimer la tragédie peuvent-elles voir sans l'intérêt le plus vif les premiers personnages de l'univers, par- lant, agissant, et mourant pour la cause de la justice, pour le soutien de la plus belle constitu- tion politique qui fut jamais? Quelle idée, dis-je, avoir de gens qui pensent ainsi, et qui ont assez peu de respect humain pour l'avouer? Quelle idée ont -ils eux-mêmes de l'importance du poème tragique ? Le dernier reproche n'est pas mieux fondé. En effet, dans cette acception, la sensibiUté veut dire l'émotion des sens; et cette émotion est beaucoup plus forte dans le Vieil Horace ^ ou D. Diègue, ou Brutus^ que dans Hippolyte ou Xipharès. Quand Racine fit Esther, madame de Sévigné disait : // igo ÉPITRE DÉDICATOIRE aime Dieu comme il aimait ses maîtresses. Il y a une sensibilité qui est extrêmement rare. L'amour de la patrie, la passion pour la gloire et pour la vertu , ne sauraient habiter dans une ame médio- crement sensible. Ainsi le personnage de Brutus bien traité est un des personnages les plus sensibles du théâtre. C'est une vérité dont il faut être con- vaincu, je ne dis pas pour juger les pièces de ce genre, mais même pour les comprendre. Un auteur, en lisant V Histoire Romaine, ou, si l'on veut, en ne la lisant pas, a cru voir un sujet de tragédie dans la guerre des esclaves. Spartacus, quoique né en Thrace, érigé dans sa pièce en fils d'un roi des Gaules, reçoit un dé- puté de la part des Romains. La fille du préteur Crassus se trouve dans son camp , je ne sais plus de quelle manière. Ils sont amoureux l'un de l'autre, suivant la coutume -établie au Théâtre - Français; et, ce qui surprend plus que tout le reste , Spartacus rougit de son amour. Enfin , Crassus lui propose la main de sa fille, et même un rang au sénat. Je ne pousserai pas plus loin l'analyse. Vous concevez les nombreuses absurdités d'une pareille fable. Vous savez que les Romains méprisaient tellement Spartacus et son armée qu'après avoir terminé cette guerre dangereuse Crassus ne put obtenir que les honneurs de l'ova- tion. Vous avez pu voir cependant cette tragédie A MON FRERE. 19T bizarre , et d'ailleurs si durement écrite , accueillie sur la scène française, le lendemain d'une repré- sentation des Horace ou de la Mort de César, C'est avec bien plus d'ignorance et de barbarie que l'Anglais Shakespeare a fait parler les Romains, dans une des scènes les plus vantées de son Jules César. Peut-on entendre, sans dégoût, Brutus reprocher à Cassius d'avoir des démangeaisons dans les mains? .... Let me tell y ou , Cassius , you yourself Are much condemn'd to hâve an itchîng palm^ To seil and mart your offices for gold To undeservers. Permettez-moi de vous dire , Cassius , vous paraissez vous- même très-coupable d'avoir des mains qui vous démangent , de vendre et d'engager vos emplois pour de l'or à des gens sans mérite. / Quand Brutus dit qu'il ne peut se procurer de l'or par des moyens vils, Brutus est un person- nage raisonnable; mais il est insensé quand il ajoute : By heaven , I had rather coin my heart , And drop iny hloodfor drachrnas , than to wring From the hard hands of peasants their vile trash , By any indirection. O ciel ! j'aurais plutôt fait monnayer mon cœur , goutte à goutte donné tout mon sang pour des dragmes, que d'oser par détour tirer des mains du paysan sa pauvre obole. 192 ÉPITRE DÉDICATOIRE On est encore plus révolté de ces paroles : 7 had rather be a dog, and hay the moon, Than such a Roman. J'aime mieux être un chien , et aboyer à la lune , qu'être un pareil Romain. Warburton défend Shakespeare sur cet article. Les gens du peuple , si l'on en croit Warburton , pensent dans quelques pays que les chiens aboient à la lune, par envie. Warburton aurait pu s'épar- gner cette savante remarque. Il aurait dû sentir qu'il ne fallait pas attribuer à Brutus une opinion du peuple, et que c'est en cela précisément que consiste l'extrême ridicule de cette phrase. Le reste de la scène est de la même force, excepté ce qui est copié mot pour mot de Plutarque. M. de Voltaire a traduit fidèlement, à quelques endroits près, la première partie du Jules César., dans ses Commentaires sur Corneille. Vous, qui connaissez si bien la langue et la littérature anglaises, vous n'ignorez pas que les deux derniers actes de ce drame ne sont pas moins bizarres que les trois premiers. On remarque surtout, au cinquième acte , une scène entre les triumvirs et les conjurés sur le champ de bataille, avant de commencer le combat. Cette scène est un modèle du style in- jurieux. Les enthousiastes de Shakespeare trou- vent, je ne sais comment, le moyen d'admirer A MON FRÈRE. 193 tout cela. Plusieurs grands critiques , anglais , alle- mands, et même français, se sont avisés depuis quelque temps de rabaisser nos célèbres poètes tragiques pour exalter ce puissant génie ^ qui, en fiiisant parler des héros, a toujours travaillé pour le peuple. C'est l'éloge qu'ils lui donnent sans cesse; et, si c'en est un, véritablement il le mérite. Mais comme Aristide, Phocion, Brutus, Caton, So- crate , comme des philosophes et des hommes d'état n'ont jamais eu les idées ni les expressions du peuple, il paraît évident qu'un poète qui a travaillé pour le peuple en les présentant sur le théâtre, a composé nécessairement une mauvaise pièce. Il s'ensuit encore qu'un poète qui les a fait parler et agir comme ils devaient parler et agir, ne doit guère se flatter de faire une impression très- marquée sur le gros du public. Au reste, s'il y a des sujets populaires, si j'ose m'exprimer ainsi , et d'autres qui ne le sont pas , Britannicus ^pïèçji BU moins égale à Ândromaque^ ne pouvait réussir autant o^ Andromaque ^ uï Bru- tus autant que Zaïre, Cette différence existe même dans la comédie. Le Misantrope n'a pas eu dans sa nouveauté le brillant succès de Tartuffe. En voici, je crois, la principale raison : Molière, dans le premier de ces chefs-d'œuvre, a peint les mœurs de la cour, et fort peu de spectateurs étaient à portée de juger si la peinture était fidèle. Dans OEuvres posthume». I. I «J 194 ÉPITRE DÉDICATOIRE l'autre il a peint les tracasseries d'une famille bourgeoise et les sourdes menées d'un hypocrite. Ces objets étant plus généralement connus, l'image devait en être goûtée pins généralement. Il me reste, mon cher frère, à vous parler de l'ouvrage que je vous dédie ; et je ne m'étendrai point sur cet article , car cette Epître n'est point une poétique en faveur de ma tragédie , mais une suite de réflexions fondées sur des principes et sur des faits, deux choses inaltérables et auxquelles on ne peut rien opposer de satisfaisant. On commence à écrire de tous côtés qu'il faut dans une tragédie beaucoup d'incidents, de ta- bleaux, de coups de théâtre. Cette extravagante théorie n'est autre chose que la pratique de plu- sieurs écrivains modernes réduite en préceptes. Mais , quand on se donne la peine d'examiner les ouvrages qui nous ont amené cette théorie nou- velle , on remarque , sinon avec surprise , du moins avec douleur , un défaut de connaissances poussé quelquefois jusqu'à l'excès, un manque absolu de judiciaire, et surtout l'absence totale de cette élo- quence entraînante qui seule peut donner aux écrits un succès durable , et sans laquelle il n y a point d'ouvrages de génie. Quand on n'est point en état d'instruire et d'émouvoir, il faut bien tâcher de plaire aux yeux. On est parvenu de cette manière à dénaturer la tragédie, ce chef- A MON FRERE. 19^ d'œuvre de l'esprit humain. Elle n'est plus des- tinée à peindre les passions les plus énergiques, à représenter les grandes époques de l'histoire du monde et les hommes qui ont honoré l'himianité, à traiter enfin ces sublimes questions de morale et de politique qui intéressent tous les peuples. Ce n'est plus qu'un roman dialogué, un amas d'événemens bizarres, d'aventures incroyables, terminé par quelque machine digne à peine du théâtre lyrique , ou par quelque coup de théâtre d'une exécution difficile, et dont le succès est dû, non pas même au talent des acteurs, mais à leur force et à leur adresse. On a donc oublié tout-à-fait la pratique de So- phocle et de Corneille , celle de Racine et de M. de Voltaire ? Certes nous avons étrangement abusé de quelques essais de ce grand-maître , si nous croyons que les tableaux naturels et vraiment tragiques de Sémiramis et de Mahomet, soutenus d'ailleurs d'une poésie grave, élégante et majestueuse, nous autorisent désormais à faire de nos tragédies des ballets pantomimes. Cet homme admirable a vu naître dans ses dernières années ces spectacles pué- rils et barbares ; et quand son génie , s'affaiblissant par la vieillesse, ne lui permettait plus de nous donner des exemples, il nous donnait encore des leçons, il s'éirevait avec force contre l'abus de l'ac- tion théâtrale, et menaçait la scène française d'une i3. 196 ÉPITRE DÉDICATOIRE. décadence honteuse , si ce détestable goût prévalait lin jour. Ceux qui ont lu l'histoire , ceux qui sont fami- liarisés avec Plutarque, Dion Cassius, et le recueil précieux des lettres de Cicéron , peuvent décider si j'ai été fidèle au costume , et si mes Romains sont de ce petit nombre qui, suivant l'ingénieuse ex- pression d'Algarotti, parlent latin et non pas espa- gnol. Puisse cet ouvrage sévère obtenir l'estime des gens de lettres! Puisse-t-il obtenir la vôtre, mon cher frère ! Ce n'est pas seulement aux liens du sang qui nous unissent que j'en fais hommage, c'est à l'amitié qui nous unit plus étroitement, c'est à l'amour des lettres qui nous unit encore , et sur- tout c'est à votre mérite, dont je connais toute l'étendue. * sl»#*îii^ii^**îi^ BRUTUS ET CASSIUS. PERSONNAGES. BRUTUS. CASSIUS. PORGIUS-CATON. MESSALA. STATILIUS. AGRIPPA. PORGIE. FULVIE. UN ESGLAVE. Romains de l'ordre des sénateurs. Soldats. La scène est à Philippe , en Macédoine , dans la tente de Bratus. BRUTUS ET CASSIUS, ou LES DERNIERS ROMAINS, TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. ««««««««•«•• SCENE PREMIERE. BRUTUS. j5e peut-il? moi! qui, moi, l'ennemi des tyrans. Je marche environné de fantômes errans! J'ai reconnu ses traits, ses blessures livides; J'ai reconnu surtout ses desseins parricides. Tu m as vu dans Sardis, tu viens de me recoin La liberté n'est plus. J'ai rempli mon devoir. César : le bien public me demandait ta tête. De mes sens agités , Dieux ! calmez la tempête ! Vient-il de me parler? l'ai-je donc entendu? Dans Sardis, à Philippe, est-ce lui que j'ai vu? Importunes frayeurs, cessez de me surprendre :\ 200 BRUTUS ET CASSIUS. C'est la cause des Dieux que nous allons défendre. Si la justice est chère à leur saint tribunal , Ce jour, de nos tyrans sera le jour fatal. Trop long-temps a duré l'empire de leurs crimes; Trop de sang vertueux, trop de grandes victimes Ont de ces triumvirs signalé les fureurs: Le moment est venu d'expier tant d'horreurs, De venger les héros, vengeurs de la patrie. Et de rendre à l'Etat sa liberté chérie. SCÈNE IL BRUTUS, UN ESCLAVE BRUTUS. Esclave , que veux-tu ? l'esclave. Cet écrit important Vient de Rome, et pour toi m'est remis a l'instant. ( Il sort. ) BRUTUS. Lisons. « Tu déployas le courage d'un homme; « A de nouveaux revers oppose tes vertus. » Faut-il encor pleurer sur le destin de Rome ? Poursuivons. « Sous les Dieux ,fléchis,mon cher Brutus : « Donne des larmes à Porcie; « Celle qui consolait ta vie, « La fille de Caton n'est plus. » ACTE I, SCÈNE IL 201 G rigueur! 6 tendresse! 6 perte irréparable! Mais du moins son trépas me rend seul misérable. Je saurai dans mon sein renfermer ma douleur. Dieux, êtes-vous contens? est-ce assez de malheur? Je perds tout ce que j'aime; une ombre criminelle Vient me poursuivre encor de la nuit éternelle; Ou, si de vains objets ont effrayé mes yeux, Quand vous m'enlevez tout , si c'est vous, 6 grands Dieux ^ Qui répandez en moi ces terreurs accablantes. Détestez -vous Brutus et nos Ides sanglantes? ( Il tombe dans une profonde rêverie. ) SCÈNE III. BRUTUS, CASSIUS. C A s s I U s. Eh quoi! dans le sommeil est-il encor plongé? Non ; de sombres vapeurs il paraît assiégé. Brutus ! BRUTUS. Ah î ce n'est point un songe, un vain prestige. A l'instant , Cassius , 6 merveille ! ô prodige ! CASSIUS. En est-il? BRUTUS. Tu m'en vois encor tout étonné. Aux noirs pressentimens, au trouble abandonne^ Je veillais , cher ami : César à l'instant même , 202 BRUTUS ET CASSIUS. Dans ces lieux, à l'instant, tel qu'à son jour suprême, Sanglant, couvert de coups. César m'est apparu. Je l'ai vu. CASSIUS. Non , Brutus , non , tu ne las point vu : Non; la vie est d'un jour, la mort est éternelle; Et, quand il a quitté sa dépouille mortelle. Non, l'homme, rassemblant des vestiges épars. Ne vient pas des vivans effrayer les regards. Pour qui n'est point crédule il n'est point de merveille. BRUTUS. Puis-je ainsi que mes yeux démentir mon oreille? Il m'a parlé. CASSIUS. Nos sens et leurs impressions Sont esclaves, Brutus, de nos opinions; Et l'esprit, abusé par un charme invincible, Bientôt croit existant ce qu'il a cru possible. De là ces visions, ces spectres ténébreux, Dans l'ombre de la nuit simulacres affreux. Ces accens du trépas et ces voix importunes Qui prédisent, dit-on, les grandes infortunes. Ces signes précurseurs de nos calamités. Tous ces objets trompeurs par nous-même inventés. Ces rêves dont jadis, au temps de notre enfance. Nous berçaient chaque jour la crainte et l'ignorance. Laissons cela. Sais-tu que tu m'as offensé ? ACTE I, SCÈNE III. 2o3 BRUTUS. Moi! C A s s I U s. Toi-même , Brutus , et mon cœur est blessé. Ton inflexible voix a, malgré mes prières, Accablé Lucius de peines trop sévères. II faut en venir tard à ces coups de vigueur, Et l'on doit condamner l'excès de la rigueur. BRUTUS. Des cruautés pourtant mon âme est ennemie. C'est lui qui, le premier, s'est noté d'infamie. Les dons des Sardiens reçus secrètement N'ont-ils pas, avant moi, signé son châtiment? Ai-je, en le punissant, offensé la justice? Le laissant impuni , j'eusse été son complice. Je ne sais qu'un chemirl, c'est celui du devoir; Et, s'il faut dire tout, je ne puis concevoir Qu'un crime, qui des lois appelait la vengeance ^ Ait pu, dans Cassius, trouver tant d'indulgence. Ah! pour un vil Romain qu'importe ma rigueur? Le crime et non la peine a fait son déshonneur. CASSIUS. Punir a ses dangers. BRUTUS. Pardonner est faiblesse. CASSIUS. Dans les temps orageux il faut de la souplesse. 2o4 BRUTUS ET CASSIUS. BRUTUS. Dans les temps orageux il faut de la vertu. CASSIUS. Etant moins rigoureux, dis, en manquerais;-tu ? Rome a besoin de bras soigneux de sa défense; Et tu pouvais aux lois dérober leur vengeance. Qu'importe qu'en secret les dons des Sardiens D'un guerrier courageux aillent grossir les biens? Ce n'est pas en des jours où tout est légitime Qu'un chef prudent s'applique à rechercher le crime : Il veut gagner les cœurs, et non les éloigner. BRUTUS. Va, les cœurs vertueux sont ceux qu'il veut gagner. Rome n'a pas besoin d'un bras vil et coupable; Et , quels que soient les temps, son génie indomptable Ne voit avec plaisir qu'aux mains de l'équité Le glaive de sa haine et de sa liberté. CASSIUS. Oui, tu veux t'abuser; mais mon expérience M'a du cœur des humains donné quelque science: Je pouvais éclairer ce courage imprudent. BRUTUS. Certes, pour Lucius ton zèle est bien ardent; Et tu m'affligerais, moi, ton ami, qui t'aime. Si, voulant l'excuser, tu t'excusais toi-même. CASSIUS. Epargne-moi, Brutus. ACTE I, SCÈNE III. îio5 BRUTUS. Entends la vérité. c A s s I u s. Dieux! BRUTUS. Je laisse frémir ton orgueil irrité. Tu pouvais m'éclairer, et ton expérience Ta du cœur des humains donné quelque science: J'y consens, je le crois; et t'a-t-elle enseigné... Ceci pesa long-temps sur mon cœur indigné; Mais je ne prétends plus calmer sa violence, Puisque tu m'as forcé de rompre le silence. Héritier des héros, noble soutien des lois. Dis-moi, t'a-t-elle appris à vendre les emplois? Aurait-elle en effet, corrompant la justice, Aux mains de Cassius enseigné l'avarice? Nous avons conspiré , nous avons combattu : Est-ce pour des trésors , et non pour la vertu ? S'il est ainsi , courons mendier l'esclavage ; De nos braves aïeux déchirons l'héritage; Laissons à des guerriers qui ne soient point flétris L'inestimable honneur de venger leur pays. Du peuple et du sénat, qui rampaient en silence, César^ en son palais, rassemblait la puissance; Tout l'or des nations venait s'y réunir: Il n'est plus; maintenant c'est nous qu'il faut punir; Nous, que Rome estimait, que l'Univers contemple, Et qui du tyran mort avons suivi l'exemple. io6 BRUTUS ET CASSIUS. CASSIUS. Quels reproches cruels! qu'entends-je? es-tu Brutus? Suis-je donc Cassius? BRUTUS. Non , non , tu ne l'es plus. Ne porte plus un nom dont le Tibre s'honore; Je suis encor Brutus, je suis ton frère encore; Mais je vois tes défauts; je vois avec horreur Que la vertu s'éloigne un moment de ton cœur. Tu gardes le silence, et n'oses te défendre? CASSIUS. Tu rougirais, Brutus, si tu pouvais m'entendre. Songe à ces triumvirs. Leurs biens, à chaque pas. Auraient, autour de nous, acheté nos soldats. Connais donc maintenant l'ami que tu méprises: Il fallait soutenir nos grandes entreprises ; J'ai vendu, je l'avoue, à des cœurs généreux L'honneur de s'illustrer dans nos jours malheureux ; Et, sans cette conduite, injustement blâmée, Nous aurions quelques chefs, mais non pas une armée. User des seuls moyens que les temps ont permis. Est-ce un crime? Il est vrai, ton frère l'a commis. De vœux intéressés mon âme est incapable; Mais ton cœur, qui s'obstine à me vouloir coupable, Accueille avec plaisir des soupçons odieux. Et de quelques méchans les cris calomnieux. BRUTUS. Je voudrais avoir tort. ACTE I, SCÈNE IV. 207 SCÈNE IV. BRUTUS, GASSIUS, PORCIUS-CATON, MESSALA, STATILIUS, romains de loidi-e des sénateurs. PORCIUS. Adversaires du crime , Quelle indiscrète ardeur l'un l'autre vous anime? Amis de la vertu, vengeurs des nations, Ne nous accablez point de vos dissensions; Tout l'espoir qui nous reste est dans votre prudence : Si vous n'êtes unis, quelle est notre espérance? CASSIUS. Nous le serons toujours par de nobles liens; Laissons à des tyrans, à d'ingrats citoyens. De leurs jaloux débats la honteuse furie : Restons amis, Brutus, et servons la patrie. BRUTUS. Viens, déposons tous deux dans ces embrassemens D'un courroux passager les vains emportemens ; Tu dois me pardonner; je t'excuse sans peine; Et les seuls triumvirs méritent notre haine. PORCIUS. Amis, plus que jamais nous devons les haïr. Pour nous, pour tout l'Etat vous m'en voyez rougir. On m'écrit que du monde ils ont fait le partage. Ainsi que l'on divise un paisible héritage. 2o8 BRUTUS 'ET CASSIUS. Vous frémirez bien plus; les Romains l'ont appris Sans paraître affligés , ni contens , ni surpris : Ce n'est plus qu'en ces lieux que la vertu respire. Antoine désormais tiendra sous son empire De la Seine et du Rhin les flots assujettis; Lépide, la Durance, et l'Èbre et le Bétis; Sous le nom de César, de l'onde Adriatique Aux flots les plus lointains de la mer Atlantique, Le fils de Cépias va commander aux rois, Et le Tibre enchaîné doit couler sous ses lois. STATILIUS. Les scélérats! CASSIUS. D'Antoine, amis, voilà l'ouvrage. STATILIUS. On aurait dû songer à prévenir sa rage. CASSIUS. Tel était mon dessein; et souviens-toi, Brutus, Que, sans tes seuls conseils, Antoine n'était plus. BRUTUS. Cicéron, dont la haine était trop légitime, Cicéron, de ce monstre immortelle victime. Quand des jours de César nos mains tranchaient le cours, D'Antoine survivant nous reprochait les jours. Favori de César et fier de le paraître, J'ai vu qu'il était lâche, et qu'il voulait un maître. De l'insolente idole il caressait l'orgueil. Et de la liberté préparait le cercueil : ACTE I, SCENE IV. ^09 Il eut toute ma haine ; et ma haine équitable N'a frappé que César qui seul était coupable. César, devenu roi, justifiait nos coups; A-t-on vu les Romains se déclarer pour nous? Ils regrettaient leur chaîne, et même les plus braves; Et, s'il nous eût fallu frapper tous les esclaves, J'en rougis, pouvez- vous ignorer que nos mains Auraient sacrifié la moitié des Romains? CAS SI us. Mais as-tu donc si mal deviné son génie? Moi, jusque dans ses fers, j'ai vu sa tyrannie; J'ai vu que, de César sollicitant l'appui, Il le laissait régner pour régner après lui. Quoi! des illusions écoutant le langage. N'as-tu rien vu qu'un lâche, ami de l'esclavage? Antoine, jusqu'ici, te fut-il inconnu? A-t-il pu t'abuser? B R u T u s. Non, non, j'ai tout prévu. Alors que sa bassesse au pillage occupée Souillait, malgré Sextus, le toit du grand Pompée, J'ai vu, sans écouter de vaine illusion, Jusqu'oii voulait ramper sa sourde ambition ; J'ai prédit ce qu'il ose, et j'en avais pour gages Ses débauches, son luxe, et tous ses brigandages. Mais, quoique des forfaits nos bras soient ennemis. Ils ne doivent punir que les forfaits commis; Et ce n'est point aux lois à prendre pour victime OEuvres Posthumes, I. I 4 2IO BRUTUS ET CASSIUS. Celui qui, quelque jour, peut se noircir d'un crime. PORCIUS. Sur tout ce qui s'est fait à quoi bon revenir? Le passé n'est plus rien ; songeons à l'avenir. Quand devons-nous combattre ? BRUTUS. Aujourd'hui. CASSIUS. Je m'étonne De cette impatience où ton cœur s'abandonne. Si nous sommes vaincus nous tombons sans retour, Et je ne voudrais point tout risquer en un jour. PORCIUS. Eh quoi ! cet univers conquis par nos ancêtres , Quand nous serions vaincus , les aurait-il pour maîtres ? Les bords siciliens chargés de combattans Peuvent les arrêter encor quelques instans. Sextus... BRUTUS. Ah! ne va point , crédule aux apparences , Sur un si faible appui fonder tes espérances. Sous le poids de son nom Sextus anéanti Hésite encor, peut-être, à choisir un parti. En vain il est puissant aux mers de la Sicile : Esprit ambitieux , inquiet , indocile , ) Jaloux des triumvirs plus que leur ennemi ; Ou , si dans la justice il s'est mieux affermi , Armant pour les Romains une vulgaire épée, ACTE I, SCENE IV. 211 Et n'ayant rien de grand que le nom de Pompée. Rome vit en nous seuls, et périt avec nous, Si les Dieux aujourd'hui ne guident point nos coups; Mais ce serait trahir sa voix et notre gloire, Qu'attendre plus Ion g- temps là mort ou la victoire. MESSALA. Je ne sais, mais le ciel, oracle des humains. Au moment de frapper semble arrêter nos mains. N'allez pas , compagnons , négliger ses présages. Une vapeur sanglante a rougi les nuages ; Les sinistres oiseaux prédisent nos malheurs ; L'airain sur les autels semble verser des pleurs ; De lamentables voix durant les nuits gémissent ; De spectres effrayans les forêts se remplissent. Hier encor, hier, mes yeux épouvantés Ont vu s'entrechoquer deux aigles irrités : Tandis que parmi nous, dans ces fatales plaines, Tombeau déjà fameux des légions romaines. Le vaincu frappait l'air de ses derniers soupirs. Le vainqueur s'envolait au camp des triumvirs. PORC lus. De la haine des Dieux voilà donc les ministres ! Qu'importent , Messala , tes augures sinistres ? Ce n'est point sur la foi de ces présages vains Qu'il nous faut reculer le bonheur des Romains. Des guerriers tels que nous , des chefs tels que les nôtres , Ce présage est heureux; n'en écoutons point d'autres. 14. 1 \'l BRUTUS ET CASSIUS. STATILIUS. Des tyrans aujourd'hui meure l'indigne espoir! p o R c I u s. Vive à jamais des lois le vertueux pouvoir ! Venez, d'un triple joug affranchissons le Tibre; Nous resterons oisifs quand nous l'aurons fait libre. 11 gémit dans les fers, amis, et nous tardons! Chaque jour, chaque instant qu'ici nous attendons, Est un instant perdu pour le salut de Rome. BRUTUS. Mots dignes d'un Romain et du fils d'un grand homme ! CASSIUS. Mais songez... STATILIUS. Combattons, guidez-nous. CASSIUS. Citoyens, Vous le voulez; marchons, vos vœux seront les miens. BRUTUS. J'ai de quoi , Porcius , éprouver ton courage. Le sort contre nous deux a déployé sa rage; U est bien des malheurs qui nous accablent tous; Mais j'en sais de nouveaux qui n'accablent que nous. PORCIUS. Parle; à tous les revers mon âme est aguerrie. BRUTUS. Le Ciel a terminé les destms de Porcie. PORCIUS. De ma sœur ! ACTE I, SCÈNE lY. 2i3 C ASSIUS. Est-ii vrai ? Porcie... BRUTUS. Elle a vécu. Sor trépas me consterne et ne m'a point vaincu. J'apprends de Décimus cette triste nouvelle. CASSIUS. Je t'insultais au sein de ta douleur cruelle ; Et Brutus est encor fidèle à l'amitié ! BRUTUS. Va, je connais ton cœur, et tout est oublié. ( A Porcius. ) Gardons-nous d'amollir cette austère journée; D'un œil calme et serein cherchons la destinée; Combattons, Porcius; si nous sommes vainqueurs, Nous trouverons le temps de lui donner des pleurs. STATILIUS. Que de vertu! PORCIUS. Brutus, ta noble voix m'enflamme; Ton exemple est ma règle; il agrandit mon âme; Et je ne serai point, je t'en donne ma foi. Indigne de mon père et d'un chef tel que toi. BRUTUS. Soyez dignes de vous, compagnons intrépides. Si j'étais entouré de citoyens timides. Je ferais , je l'avoue , éclater à vos yeux Une sûre victoire et la faveur des Dieux. 2i4 BRUTUS ET CASSIUS. Je parle à des héros : sur la plus noble cause Vainement quelquefois l'équité se repose, Et des Cieux, trop souvent, les sublimes décrets Ont prêté leur faveur à d'injustes projets. Nous sommes tous Romains; nous n'avons rien à craindre; Non, rien: dût à jamais la liberté s'éteindre. Mais de Rome et du monde il faut mieux espérer: Amis, pour le combat allons tout préparer. ACTE II, SCENE 1. 21 ACTE IL SCENE PREMIERE. BRUTUS, PORCIE, FULVIK BRUTUS. V> ^/Ik'* fc-»/* X,-»,^ .»/^» , ».-»/^ •«/»/» %^«^»».»,-V%,/»/^V<'* ^.^/«/V'»-».».! ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. GNÉIUS, SÉJAN. CWÉIUS. IVl o I , dites-vous , Séj an , inoi , César veut m'en tendre ? SÉJAN. Vous-même. A cet honneur n'osiez-vous donc prétendre? CNÉIUS. Jeune encore, à Tibère, à sa cour inconnu... SÉJAN. Par des marques d'estime il vous a prévenu. C N É I U s. Et que suis-je? Veut-il me parler de mon père? SÉJAN. Je ne suis point admis aux secrets de Tibère. ^ CNÉIUS. Séjan, pour un ministre, est bien mal informé. SÉJAN. Je crois que sans motif vous seriez alarmé. ACTE IV, SCENE I. 295 CNÉIUS. Je le suis toutefois. SÉJAN. Sur quelle conjecture? Pourquoi ? CNÉIUS. Fulcinius est votre créature. Sa voix contre mon père est prête à s'élever. SÉJAN. Et si c'était, Cnéius, pour vous le conserver? CNÉIUS. Pour conserver Pison faut-il tant d'artifice ? N'a-t-il donc plus les lois, le sénat, la justice? SÉJAN. De puissans ennemis l'accablent sous leurs coups. CNÉIUS. Nul n'est puissant à Rome, honnis César et vous. SÉJAN. Moi? CNÉIUS. Cependant mon père est traîné dans le piège. SÉJAN. Ne repoussez donc pas la main qui le protège. CNÉIUS. Vous , protéger Pison ! vous , Séjan ! SÉJAN. Cet orgueil, De vos aïeux, Cnéius, fut l'ordinaire écueil. 296 TIBERE. Songez-y: la hauteur ne saurait que vous nuire. Adieu; dans l'art des cours César peut vous instruire; De ce qu'il veut bientôt vous serez éclairci : Je l'ai fait prévenir, et déjà le voici. (Il sort.) SCÈNE II. TIBÈRE, CNÉIUS. TIBÈRE. De vos froideurs , Cnéius , j'aurais lieu de me plaindre. A venir dans ma cour faut-il donc vous contraindre? Si d'un masque imposteur le vice est revêtu, Mon œil à des traits purs reconnaît la vertu. Quoi! d'un patricien, digne de sa naissance, Deviez-vous si long-temps m'envier la présence ? Un Romain tel que vous à l'empire appartient. CNÉIUS. Moi , seigneur ! TIBÈRE. C'est aux rois que ce titre convient. Ah! laissez prononcer aux esclaves d'Asie Les noms avilissans qu'obtient la tyrannie. Je ne commande point; j'obéis à la loi; Et je suis à l'Etat; l'Etat n'est point à moi. C'est le sang des Pisons qui coule dans vos veines. On connaît leur fierté : plein des vertus romaines , De ces grands souvenirs votre cœur enchanté ACTE IV, SCENE IL 297 Sait palpiter encore au nom de liberté. Ne vous défendez pas de mériter l'estime : Vous servirez, Cnéius, un pouvoir légitime Mieux que des courtisans par intérêt soumis, Amis de la grandeur, mais des lois ennemis. Et qui, toujours du prince étudiant les vices. Lui vendent des forfaits qu'ils nomment leurs services. CNÉIUS. J'étais loin de prévoir en mon obscurité Un accueil si flatteur et si peu mérité. D'un courtisan novice excusez l'ignorance. Permettez-moi, César, d'écouter l'espérance; Et laissez-moi penser que je dois cet honneur Aux exploits de mon père, et même à son malheur. TIBÈRE. Ses exploits laisseront un souvenir durable; Je crois que son malheur n'est point irréparable. Cet amour filial qui vous attache à lui Tous les deux vous honore, et lui donne un appui. Mais faut-il à ces soins borner vos destinées? Qu'à l'aspect des vertus qu'ils ont abandonnées. Apprenant à rougir, les Romains sous vos yeux Rentrent dans les sentiers que frayaient leurs aïeux. Le sénat, les faisceaux, les honneurs militaires. Attendent l'héritier de tant de consulaires. A ce bel avenir voulez-vous renoncer? CNÉIUS. Moi, des honneurs. César! est-il temps d'y penser? 298 TIBÈRE. C'est l'avenir d'un père, hélas! qui m'intéresse. Si le pieux effort que tente ma jeunesse Mérite un peu d'égards , et même quelque prix , Sauvez , sauvez mon père , et laissez là son fils. TIBÈRE. Je veille sur Pison; je sais l'aimer, le plaindre; Je fais plus. Toutefois Agrippine est à craindre : On connaît les soupçons qu'elle ose fomenter. Où s'arrêtera-t-elle ? On me fait redouter Des brigues, des excès, peut-être même un crime. CNÉIUS. César, on vous abuse; elle est trop magnanime; C'est l'âme d'un héros , l'âme de son époux : Pison même se fie à son noble courroux. TIBÈRE. Puisse-t-elle répondre à tant de confiance ! C'est elle cependant qui demande vengeance; Si Pison dans l'armée a des accusateurs... CNÉIUS. Et Séjan les choisit parmi les sénateurs ! TIBÈRE. Séjan peut vous servir. Doutez-vous de son zèle? 11 sait ce que je pense, et Séjan m'est fidèle. CNÉIUS. A ce nom de Séjan quelque doute est permis. TIBÈRE. Vous fiez-vous, Cnéius, à vos seuls ennemis? ACTE IV, SCENE IL 299 CNÉIUS. Un fils craint aisément pour un père qu'il aime. Souffrez que j'ose à vous me plaindre de vous-même. TIBÈRE. De moi ! c N É I u s. De vous , César. La cause est en vos mains : C'est le sénat qui juge, et non pas les Romains. Que ne conservait-on ces formes respectées, Par les seuls criminels si long-temps redoutées? L'Etat n'est point à vous: il s'agit de l'Etat: C'est au peuple a juger d'un pareil attentat. Il répand les discours que la haine publie, Les croit bientôt lui-même, et bientôt les oublie. Non , le cœur des Romains ne se fermerait pas Devant un sénateur blanchi dans les combats; D'un soldat vénérable, usé par les services, On aurait pu compter les nobles cicatrices. Loin d'élever ma voix contre Germanicus, J'aurais brigué l'honneur de vanter ses vertus ; On eût vu de mon père éclater l'innocence; Avec moi ses aïeux auraient pris sa défense; Et nous aurions trouvé des pères et des fils Que la crainte et l'orgueil n'ont jamais endurcis. T I B È R E. Y pensez-vous , Cnéius ? cette imprudente audace Aurait de votre père assuré la disgrâce. Agrippine, étalant de fastueux débris, 3oo TIBÈRE. Devant le peuple entier voulait porter ses cris. Près du peuple souvent, quand la haine dénonce, La liaine écoute encor, la haine encor prononce; Tandis que le sénat est, pour un sénateur, Un tribunal paisible et même protecteur. Je promets l'équité: j'espère l'indulgence. Adieu, rassurez-vous: Agrippine s'avance. Votre aspect dans ces lieux peut aigrir ses douleurs; Moi-même, en ce moment, j'éviterai ses pleurs: Vos soutiens sont nos lois, votre cause, vous-même, Le sénat qui la juge, et César qui vous aime. (Il sort.) SCÈNE III. GNÉIUS, AGRIPPINE. AGRIPPINE. Tibère en me voyant s'éloigne avec effroi , Et le fils de Pison demeure auprès de moi ! CNÉIUS. Ne vous offensez point , vertueuse Agrippine , Si, d'un père chéri redoutant la ruine. En ces lieux un moment j'ose vous arrêter: Sans haine et sans courroux pouvez- vous m'écouter? AGRIPPINE. Je ne hais que le crime; et qu'importe ma liaine.^ Vous avez vu celui dont la voix souveraine ACTE IV, SCENE III. 3oi Peut condamner Pison , peut le justifier. c N É I u s. Oui, j'ai vu, malgré moi, Tibère tout entier. AGRIPPINE. Qui vous y forçait? c N É I u s. Lui, puisqu'il est notre maître; Lui , l'ennemi de Rome , et le votre peut-être ; Lui, dont la tyrannie irrite nos débats. AGRIPPINE. Si vous étiez Séjan, je ne répondrais pas. Mais Cnéius , indocile au frein de l'esclavage , N'a point cultivé l'art de farder son langage; Vrai dans tous ses discours, par tant de liberté Il ne tend pas un piège à ma sincérité. Toutefois que craint-il en sa faveur nouvelle, Quand Tibère me fuit, quand Tibère l'appelle? CNÉIUS. Tout, j'ose l'avouer, jusqu'à cette faveur Dont je n'accepte pas le brillant déshonneur. Le tyran m'a flatté; mais je suis libre encore: Il m'invite à vous craindre, et c'est vous que j'implore. AGRIPPINE. Moi-même, en implorant la justice et les lois. Vous le savez, Cnéius, j'ai respecté vos droits. J'accuse un criminel que vous devez défendre: Vous étiez au sénat; vous avez pu m'entendre : Là, j'ai plaint les vertus d'un Romain généreux, 3o2 TIBÈRE. Digne d'un autre père et de temps plus heureux. Mais, quand je sollicite un arrêt légitime, Qu'oseriez-vous prétendre, excepté mon estime? CNÉIUS. Rien pour le défenseur, mais tout pour l'accusé. Songez au tribunal qui nous est imposé. Un ami de Séjan va dénoncer mon père : Et qui nous jugera? le sénat de Tibère. A la cour du tyran vous parlez de nos droits ! Vous invoquez sous lui la justice et les lois! Les lois! mais en est-il? est-il une justice, Inflexible au coupable, à l'innocent propice. Qui sache, en la blâmant, pardonner à l'erreur, Qui sache lire un crime au front de l'Empereur? Tibère corrompt tout par son fatal génie : Ce qu'on nomme équité n'est que sa tyrannie. En vain, dans ses discours de pompe revêtus. De ses vices masqués il se fait des vertus ; Nous pouvons aisément, malgré tant d'artifices. Dans ses fausses vertus démasquer tous ses vices. Il récuse le peuple, et commande au sénat: Vous l'avouez enfin , lui seul est tout l'Etat. Sa vengeance proscrit, sa faveur déshonore; Plus il est odieux, plus il faut qu'on l'adore; Et, tremblant devant lui, le pâle genre humain Le maudit à ses pieds, l'encensoir à la main. AGRIPPINE. Vous dites vrai, Cnéius; mais de la servitude, ACTE IV, SCENE IIL 3o3 jMcme en la détestant, Rome a pris l'habitude. De peur que le sénat ne décide entre nous, Faut-il vous immoler l'honneur de mon époux? Dans cet humble sénat César tient la balance : Je le sais; toutefois dois-je attendre en silence Que d'un vain tribunal les Romains détrompés Revendiquent leurs droits si long-temps usurpés? Je tente avec douleur une sévère épreuve; Mais de Germanicus ne suis-je point la veuve? Ainsi que mes enfans n'ai-je pas tout perdu? Germanicus enfin nous sera-t-il rendu? Ne prétendait-on pas , en divisant l'armée , Du chef qui la guidait flétrir la renommée ? Il n'est plus ; et Pison fut son persécuteur. Un ami de Séjan se rend accusateur; J'en ai rougi : n'importe : une main ennemie D'un pareil défenseur me gardait l'infamie. Je ne puis que gémir des abus du pouvoir. Vous séparer d'un père , et remplir mon devoir. CNEIUS. D'un père! ah! quel que soit le sort qu'on lui prépare, Que l'exil , que la mort, que rien ne m'en sépare. Pour vous, qui, sous l'empire, exigez des Romains L'antique austérité des camps républicains, Savez-vous quels ressorts divisaient en Syrie Les soldats de Tibère et non de la patrie? Pison dirigeait-il ses propres étendards ? Un héros, cher au peuple, et du sang des Césars, 3o4 TIBERE. Germanicus aimait la liberté romaine: Jugez si de Tibère il méritait la haine. Ah! des dissensions que l'on vit éclater Le vrai motif un jour peut se manifester. Je forme des soupçons qui vont trop loin peut-être; Mais, quand tout se dira, craignez de reconnaître Que mon père, en luttant contre Germanicus, A rempli de César les ordres absolus. A G R I P P I IN E. Je le crois. Aujourd'hui l'insensible Tibère Aux yeux des sénateurs cachait mal ce mystère. D'une bouche hypocrite il regrettait son fils; Mais son cœur s'indignait de les voir attendris. Du héros avec peine il célébrait la vie; Jusqu'en l'urne funèbre il lui portait envie; Et, d'un front abattu démentant les douleurs. Sa parricide joie éclatait dans ses pleurs. CNÉIUS. Et vous balanceriez ! il peut tout pour le crime ; Vous pouvez plus que lui : qu'un pardon magnanime Termine par vous seule un scandaleux débat; N'occupez point de vous Tibère et son sénat. Que Séjan se repose; et que sa créature D'un homicide appui vous épargne l'injure: Ne brisez point vous-même, à la voix du courroux, La barrière qui reste entre Tibère et vous. N'exposez point vos fils à des haines durables; Ah! de l'amour du peuple ils sont déjà coupables; ACTE IV, SCÈNE 111. 3o5 Plus coupables bientôt, ils auront des vertus; Ils sont fils d'Agrippine et de Germanicus. Seront-ils sans danger si près d'un rang suprême? AGRIPPINE. Non; mais répondez-moi, j'en appelle à vous-même: Tous vos traits ont porté dans ce cœur maternel ; Que lui demandez-vous? un pardon criminel. Si j'étais l'offensée, écoutant l'indulgence. J'abdiquerais pour vous le droit de la vengeance; Mais, quand j'aurai trahi mon époux au cercueil, De quel front le nommer ? comment porter son deuil ? Dans sa tombe après lui comment oser descendre? A Rome, où je n'ai pu rapporter que sa cendre. Si les Dieux protecteurs nous l'avaient ramené, Qu'eût fait Germanicus? CNÉIUS. Il eût tout pardonné. Vous sauriez, dites-vous, oublier votre injure! Vos âmes s'entendaient : lui-même il vous conjure, Il vous presse avec moi, du fond de son tombeau, De ne point lui ravir ce triomphe nouveau, D'accueillir la douleur, d'exaucer la prière D'un fils désespéré qui vous demande un père. Qui tremble, qui gémit, qui, les larmes aux yeux, Vous implore à genoux , et comme on parle aux Dieux. Que Séjan soit vaincu : Rome entière attendrie Pourra croire un moment qu'il est une patrie; Et, de tant de vertus admirant les effets, (JEuvres posthumes. I. ^^ 3o6 TIBÈRE. Bénira son héros vengé par des bienfaits. AGRIPPINE. ïu l'emportes, Cnéius; cette ombre que j'adore, Cet époux, ce héros, j'ai cru l'entendre encore. Ah! je ne crains plus rien: ses mânes offensés Ne démentiront pas les pleurs que j'ai versés. Lève-toi ; de Pison que la faute s'oublie : Avec Germanicus je le réconcilie. Il osa le combattre ; il pourra le bénir : Nos guerriers se tairont, je cours les prévenir. Peut-être malgré lui Pison devint coupable L'audace le soutient, le repentir l'accable; Et dans sa fierté même il paraît abattu: Non, puisqu'il est ton père, il n'est pas sans vertu. Qu'il vive: sois long-temps l'honneur de sa vieillesse: Qu'il vive: et, pour son fils redoublant de tendresse, Qu'il redevienne encor digne d'un tel appui, De Ptome, et du pardon qu'il obtient aujourd'hui. ( Elle sort. ) SCÈNE IV. CNÉIUS. Ah! je respire enfin. Quelle âme noble et pure Repousse avec orgueil les droits de la nature? Un Tibère, un Séjan , peuvent s'en affranchir; Mais Agrippine est mère, et j'ai dû la fléchir. ACTE IV, SCÈNE V. 807 Dans le sein paternel courons porter la joie : Que Pison... c'est lui-même, et le ciel me l'envoie. SCÈNE V. ' CNÉIUS, PISON. PISON. Mon fils, qu'ai-je entendu? puis-je croire un tel bruit? On dit que, par Séjan dans ces lieux introduit, Tu dois entretenir son redoutable maître. CNÉIUS. J'ai vu Séjan; Tibère a voulu me connaître; J'ai déjà, sans témoins, paru devant ses yeux: Il m'a long-temps parlé du rang de mes aïeux; Il m'offre des honneurs peu faits pour ma jeunesse. PISON. Je tremble, 6 mon cher fils! le tyran te caresse. CNÉIUS. Des bontés du tyran vainement menacé. Du nom de citoyen je ne suis point lassé : Mais , lorsqu'en vous donnant des louanges contraintes, Tibère, un peu confus, répondait à mes plaintes, Quand sa bouche avec art consolait ma douleur, Son cœur était muet. PISON. Tibère a-t-il un cœur? 9.0. 3o8 TIBERE. CNÉIUS. Agrippine a bientôt dissipé mes alarmes: D'un Romain suppliant elle exauce les larmes. PI s ON. Agrippine, dis-tu, m'oserait pardonner! CNÉIUS. De ce trait généreux pourquoi vous étonner? PI SON. Agrippine 1 CNÉIUS. A son nom quel trouble inconcevable... PISON. Ne vois-tu pas, mon fils, que ton père est coupable? CNÉIUS. Contre Germanicus vous formiez un parti; Je le sais: votre cœur au moins s'est repenti. N'est-il pas vrai, mon père? PISON. Il est trop vrai. N'importe : Contre un vain repentir Germanicus l'emporte. c N É I u s. Sa veuve a pardonné. PISON. Non , jamais , non : dis-lui Que je n'accepte point son imprudent appui ; Non : dis-lui qu'au pardon le coupable s'oppose; ACTE IV, SCENE V. 309 Dis-lui que de mon sort un seul homme dispose; Que je suis à Tibère. CNÉIUS. Y pensez-vous? ô ciel! p I s o N. Malheur à qui rampa sous un maître cruel ! Misérable, il ne peut sortir de l'infamie; Avec sa conscience il a livré sa vie. Un tyran ne sait pas rougir impunément: Il rompt de ses forfaits le docile instrument; Et, faisant aux faveurs succéder les supplices, Avilit, récompense et punit ses complices. c N É I u s. Vous parlez de forfaits! ce mot me fait trembler. p I s o ]y. Je te remplis d'effroi ; je vais t'en accabler. Apprends... puis-je le dire? oui; j'ai pu davantage; J'aurai , pour mon tourment , cet horrible courage. CNÉIUS. Mon père, à votre fils qu'allez-vous découvrir? PI s ON. Ton père! ah! tu l'aimais, et tu vas le haïr. CNÉIUS. Moi! P I s O N. Tu vas pénétrer dans ce mystère sombre; Et la nuit qui descend vient me prêter son ombre. 3io TIBÈRE. Écoute-moi. Ce fils par Tibère adopté... Tu frémis! CNÉ lus. Ce héros clans sa course arrêté... P I s o ]Y. Oui, digne ainsi que toi de l'antique patrie, Et que si jeune encor vit tomber la Syrie, Germanicus... C N É I U s. Eh bien? PI s ON. Périt empoisonné. J'ai tout su. CNÉIUS. Dieux ! PI SON. Tibère avait tout ordonné. CNÉIUS. C'est un crime de plus, cest un jour de Tibère: Qui peut s'en étonner ? mais vous ! mais vous , mon père ! P I s o N. Oui, j'ai su qu'un esclave à Tibère vendu. Et du jeune héros surveillant assidu... CNÉIUS. Un esclave! p I S o JV. C'est lui de qui la main perfide ACTE IV, SCÈNE Y. 3ii Prépara, présenta le breuvage homicide. c w É I u s. Mon père, eh! c'est alors que vous deviez parler; C'est lui qu'avant son crime il fallait immoler. PI s ON. Il fallait conserver l'espérance de Rome, Lutter contre Tibère en faveur d'un grand homme, A l'appui des soldats hautement recourir, Avertir le héros , le sauver et mourir. Et je pourrais, chargé d'une honte éternelle, Rendre de mon forfait sa veuve criminelle! D'Agrippine abusée évitant le courroux. Je pourrais la couvrir du sang de son époux! Ah! je dois bien plutôt provoquer ma sentence, Maudissant l'Empereur, abhorrant l'existence. Abandonné de Rome et des Dieux ennemis, De la nature entière, et même de mon fils. CNÉIUS. Non ; le crime entre nous n'a point mis de barrière ; Non; je vous tiendrai lieu de la nature entière. Hélas ! plus de pardon , plus d'avenir pour nous ; Mais vous aviez un fils ; il est toujours à vous. J'ai juré de vous suivre, et je le jure encore Par ces Dieux outragés que ma douleur implore. Ah ! si de la vertu , premier de leurs bienfaits , Un précipice affreux sépare les forfaits , Le remords, franchissant cet intervalle immense, 3i2 TIBERE. Devant ces Dieux peut-être est encor l'innocence. PI SON. Laisse là mes remords; parle de mes complots : Trop souvent un coupable est le fils d'un héros : Mais un espoir me lait dans l'horreur qui m'accable; Un héros quelquefois est le fils d'un coupable. Si ton père est flétri , rappelle tes aïeux. Moi, faisant éclater ma honte à tous les yeux, Rejetant le pardon , n'aspirant qu'au supplice , Demain, je veux dans Rome accuser mon complice, Déclarer en public et son crime et le mien , Entendre mon arrêt et prononcer le sien. c NÉ lus. Vous pourriez... PI SON. Je lirai les ordres de Tibère. Il connaît mon dessein. Va, ton malheureux père, Ayant perdu sa gloire, ose encor la chérir. Et du moinsen mourant veut la reconquérir. c N É I li s. Ah ! c'est elle qui parle , elle qui vous anime , Qui peut seule inspirer cet abandon sublime. Du crime tout puissant quittant l'affreux séjour, Demain, quand le sommeil ramènera le jour, Dévoilez tout, mon père; et que Rome s'explique. Et vous. Dieux, citoyens, qui, sous la république. Des Gâtons , des Brutus entendiez les sennens ; ACTE IV, SCÈNE V. 3r3 Puisque les lois, les mœurs, les nobles sentimens Ne peuvent respirer l'air souillé par un maître, Puisse , puisse h jamais la liberté renaître Sur les sanglans débris des tyrans abattus. Pour que le genre humain conserve des vertus! 3i4 TIBERE. ACTE V. SCENE PREMIERE. TIBÈRE, SÉJAN. SÉJAN. JLes ordres sont donnés; tout marche, tout s'agite; Mes soins ont eu recours à des amis d'élite: Bientôt les sénateurs vont se rendre en ces lieux ; Et, docile au ressort qui se cache à ses yeux, Déjà, dans la nuit sombre, une foule amassée Est par un art tranquille au tumulte poussée. Mais il faut tout prévoir : forcé dans son palais , Pison peut à Cnéius dévoiler ses secrets ; Quelques gens éprouvés, dont le zèle est habile. Du moment que l'émeute aura troublé la ville. Loin du toit paternel entraîneront Cnéius. C'est au nom d'Agrippine et de Germanicus Qu'aux publiques fureurs la victime est livrée. La perte d'Agrippine est de loin préparée. Par les mêmes moyens nous pourrons voir un jour Les amis de Pison la frapper à son tour. ACTE Y, SCÈNE I. 3i TIBÈRE. Séjan, ne donnons point d'exemple redoutable: Que le peuple en fureur intimide un coupable; Qu'il n'exerce jamais le droit de l'immoler. SÉJAN. Vous avez le sénat; mais Pison veut parler. Ordonnez. TIBÈRE. Que Pison près de l'heure suprême, Sans même se défendre ou s'accuser lui-même, Pour un fils innocent implore mes faveurs. Et de Germanicus désigne les vengeurs. Qu'attend-il ? Son arrêt ? Oh ! quelle nuit propice , Si Pison de sa main prévenait son supplice ! Si je ne craignais phis ses insolens discours ! SÉJAN. Je vous entends, César. TIBÈRE. Porte-lui des secours; Que tes prétoriens s'enflamment de ton zèle; Prodigue mes trésors : va , ministre fidèle ; Rends la paix à César, à Rome, à tout l'État, Et reviens sans délai rassurer le sénat. SÉJAN. Vos vœux seront remplis. ( Il sort. ) ^ 3i6 TIBÈRE. SCÈNE IL TIBÈRE. Encor cette victime. Je renonce au pouvoir si je renonce au crime : A la haine, au remords je dois me résigner, Tout oser, mais tout craindre. Et c'est donc là régner! Quel prestige maintient cet empire suprême, Pesant pour les sujets, pour le tyran lui-même? Un seul , maître de tous , ordonnant de leur sort , Et promettant la vie, ou prescrivant la mort! Un seul ! et les Romains tremblent devant un homme! Les Romains! Où sont-ils? Dans les tombeaux de Rome. Les Romains ! deux encor sont dignes de ce nom : Cette fière Agrippine et le fils de Pison. Gnéius est vertueux ; c'est un héros peut-être : Au temps de ses pareils Cnéius aurait dû naître. Mais que sont désormais les pères de l'Etat? Un fantôme avili qu'on appelle sénat. O lâches descendans de Dèce et de Camille ! Enfans de Quintius! postérité d'Emile! Esclave-s accablés du nom de leurs aïeux, Ils cherchent tous les jours leurs avis dans mes yeux, Réservent aux proscrits leur vénale insolence, Flattent par leurs discours , flattent par leur silence , Et, craignant de penser, de parler et d'agir, Me font rougir pour eux, sans même oser rougir. ACTE V, SCÈNE III. 317 SCÈNE III. TIBÈRE, SÉNATEURS, LICTEURS. TIBÈRE. Veillons, pères conscrits, Rome n'est pas tranquille; Un illustre accusé tremble dans son asile; Et de Germanicus les imprudens amis Pourraient , en le vengeant , déshonorer mon fds. Sa veuve a de Pison résolu la ruine. Oserait-elle?... On vient. Qui s'avance? SCÈNE IV. TIBÈRE, AGRIPPINE, sénateurs, licteurs, GUERRIERS. AGRIPPINE. Agrippine. Aujourd'hui, sénateurs, j'ai dénoncé Pison. TIBÈRE. Que voulez-vous encore? AGRIPPINE. Obtenir son pardon. TIBÈRE. Son pardon ! AGRIPPINE. Ma démarche a lieu de vous surprendre : 3i8 TIBÈRE. Cësar, écoutez-moi; sénat, veuillez m'entendre. TIBÈRE. Parlez. AGRIPPIIVE. J'avais rempli mon devoir rigoureux ; Et, bientôt l'abjurant pour un droit généreux. Mon cœur s'applaudissait: j'apprends en mon asile Que demain le pardon pourrait être inutile. Ces guerriers à l'instant sont venus m'annoncer Que Pison par des cris s'entendait menacer, Qu'on demandait sa tête, et qu'un ordre suprême Convoquait le sénat au sein de la nuit même. Leurs voix contre Pison ne s'élèveront plus ; Comme eux je viens le rendre aux vertus de Cnéius. A de longs repentirs mon courroux l'abandonne. Auguste a pardonné : Germanicus pardonne. De ses persécuteurs il fut long-temps l'appui; Sa veuve en l'imitant reste digne de lui : Il lui suffit des pleurs qu'il vous a fait répandre; Les regrets des Romains ont bien vengé sa cendre; Et , dût ce pardon même être accusé d'orgueil , Des hommages sanglans souilleraient son cercueil. TIBÈRE. Qu'entends-je! le sénat peut souffrir ce langage! Romains dégénérés, prêts à tout esclavage. Au gré de son caprice, Agrippine, en un jour, Pourra-t-elle accuser, pardonner tour à tour? Non; que Pison périsse, ou qu'il se justifie. ACTE V, SCÈNE V. ^19 Flétrir un sénateur en lui laissant la vie! Non : respectez sa gloire , et surtout l'équité ; Non : du sénat romain gardez la dignité. Cet insolent pardon n'a rien de magnanime : Si Pison fut coupable, on vous demande un crime Envers les saintes lois dont vous êtes l'appui ; Et, s'il est innocent, le crime est envers lui. SCÈNE V. TIBÈRE, AGRIPPINE, CNÉIUS, séna^teurs, LICTEURS, GUERRIERS. CNÉIUS. Sénat! TIBÈRE. Venez, Cnéius; joignez-vous à Tibère: Défendez avec moi l'honneur de votre père : Celle qui l'accusait ose lui pardonner, Tandis qu'ailleurs peut-être on veut l'assassiner. AGRIPPINE. Moi! grandsDieux! moi, Tibère! Ah! faut-il me défendre? CNÉIUS. A vous justifier pourquoi daigner descendre? Le nom seul d'Agrippine interdit le soupçon , Et vous ne craignez pas les secrets de Pison. Mais vous, pères conscrits, vous devez tout connaître: On vient de m'arracher du toit qui m'a vu naître; 320 TIBERE. J'entends partx)ut les cris de ce peuple égaré; Partout le nom d'un père aux insultes livré; Partout Germanicus! Agrippine! vengeance! Pison!... Sur l'Empereur on garde le silence. J'apprends que le sénat vient d'être convoqué; J'accours : je n'aurai pas vainement invoqué Votre appui, la justice et nos lois tutélaires; Envoyez vos licteurs , vos tribuns militaires : Que l'accusé , couvert de votre autorité , Sorte de son palais , et parle en liberté ; Sans délai devant vous ordonnez qu'il se rende : Devant vous , sénateurs , que Tibère l'entende. AGRIPPINE. Oui; vous reconnaîtrez, j'en atteste les Dieux, Contre Germanicus un complot odieux. C'est son ombre, c'est lui, c'est moi que l'on outrage. TIBÈRE. Et César encor plus ; mais il brave l'orage. Rassurez vos esprits justement effrayés; Par moi-même à l'instant des secours envoyés... c N É I II s. Des secours! AGRIPPINE. Qui? TIBÈRE. Séjan , la garde du prétoire. AGRIPPINE. séjan ! ACTE V, SCÈNE V. ^21 CNÉIUS. Séjan ! AGRIPPINE. Guerriers, c'est un jour de victoire. Vous n'étiez point venus demander au sénat De venger un héros par un assassinat. Eh! qui peut le venger, quand sa veuve pardonne? Ne pensez pas, Cnéius, que je vous abandonne. A de vils meurtriers opposons mes amis. Et l'aspect d'Agrippine, et les larmes d'un fils. Le dieu se cache encor, mais je vois la victime : Pison pouvait subir un arrêt légitime ; Aux lois, à la clémence on voudrait l'enlever; Des secours de Séjan courons le préserver. CNÉIUS. Agrippine, à ces traits on doit vous reconnaître. Courons; et que Séjan... Dieux! je le vois paraître! AGRIPPINE. Quel est ce fer sanglant qu'ose agiter sa main ? SCÈNE VI. TIBÈRE, AGRIPPINE, CNÉIUS, SÉJAN, SÉNATEURS, LICTEURS, GUERRIERS. SÉJAN. Ee poignard que Pison s'est plongé dans le sein. OEuvres posthumes. I. 21 ^22 TIBERE. AGRIPPINE. Pison ! par quel motif? SÉJAN. Vous le savez sans doute. TIBÈRE. Parle aU sénat qui juge, à César qui t'écoute. s É J A N. Je vois ici Cnéius; et vous aurez appris Qu'une foule homicide exaltait dans ses cris Le vainqueur des Germains, sa veuve magnanime; Qu'au nom de leurs vertus on réclamait un crime. Mais les prétoriens me prêtaient leur appui, Ils appelaient Pison; j'arrivais jusqu'à lui, Quand déjà, croyant voir la troupe forcenée, Pison, d'un coup trop sûr, tranchait sa destinée. Dès qu'il entend parler de César et des lois , D'une âme ferme encor, mais d'une faible voix: « C'en est fait, me dit-il; la trahison m'assiège; « Tu sais quels ennemis m'ont préparé le piège : « On les nomme, on les vante; et, certain de périr, « Je leur prouve du moins qu'un Romain sait mourir. « Il faut, sans leur parler de crime ou d'innocence, « Annoncer que Pison succombe à leur puissance , fc Leur présenter ce fer, ainsi qu'à mes amis, te Le porter au sénat, le donner à mon fils. » c JV É I u s. Donne. ACTE V, SCENE VI. 323 3 É J A N. > (( Et si l'on croyait mon trépas légitime, t( Que Pison condamné soit la seule victime. « Fier, orgueilleux peut-être en ma calamité, « Je n'ai point de Tibère imploré la bonté; « Mais qu'à mon dernier vœu Tibère soit propice: « Pour un fils innocent j'implore sa justice. » Il expire à ces mots. Soit pitié, soit remord, Tout frémit dans la place en apprenant sa mort; Des plus séditieux j'ai vu tomber la rage, Pareille aux flots mourans à la fin d'un orage. Tout ce bruyant amas, par la haine assemblé, Morne et silencieux s'est en foule écoulé; Et les mêmes Romains qui demandaient vengeance. Qui de Pison vivant prononçaient la sentence. De leur succès honteux semblent déjà confus. Et vont donner des pleurs à Pison qui n'est plus. AGRIPPINE. César, et vous, sénat, vous venez de l'entendre : On attaque Pison; Séjan court le défendre; Mais Séjan n'a porté que d'impuissans secours; Pison n'est plus, lui-même il a tranché ses jours; Séjan seul est témoin de cette mort si prompte; Des discours de Pison Séjan vient rendre compte; Pison, nous dit Séjan, parle de trahison; Et Séjan tient le fer qui poignarda Pison ! TIBÈRE. Aux leçons du malheur Agrippine indocile 21. 324 TIBÈRE. Commence à fatiguer ma bonté trop facile; Et détourne avec art des soupçons odieux, Quand le sénat sur elle ouvre déjà les yeux. Séjan m'est nécessaire; et qu'aucun ne l'ignore: J'honore un tel ministre, et prétends qu'on l'honore. Quant au vœu de Pison, sans peine j'y souscris; Cnéius a des vertus dont je connais le prix : Que d'un malheureux père il garde la fortune; Plus d'orageux débats, de recherche importune. Pison long-temps encore aurait servi l'Etat, S'il avait mieux connu l'équité du sénat. D'un crime, je le sais, Pison fut incapable. CNÉIUS. Vous vous trompez. César; mon père était coupa])le. AGRIPPINE. Cnéius, après sa mort osez-vous l'outrager? CNÉIUS. Ecoutez, Agrippine, avant de me juger. SÉJAN. Ah! s'il eut des secrets, pouviez-vous les connaître? CNÉIUS. ' Aussi bien que Séjan connaît ceux de son maître. TIBÈRE. Seriez-vous un ingrat? M'insultez-vous, Cnéius? CNÉIUS. Mon père était coupable, et Tibère encor plus. A G m p p I N j: . Ciel ! ACTE V, SCÈNE YT. 3^5 T I lî 1> R K. Moi! César ! SEJAN. CNEIUS. césar. Oui , Tibère , vous-même. Hélas ! j'accuse un père : on verra si je l'aime. Agrippine à mes pleurs l'avait enfin rendu; Mon père, en l'apprenant, égaré, confondu, De la mort d'un héros s'est déclaré complice : Tibère commanda l'horrible sacrifice. Demain Pison lui-même aurait tout révélé : Tibère le savait, Pison s'est immolé! AGRIPPINE. Quel abîme! s É .T A N. Imposteur... C N É I U s. Ministre nécessaire, Avez-vous supprimé les ordres de Tibère? s É J A N. Que prétends-tu? la mort? CNÉlUS. Je ne sens point d'effroi, (^ésar est immobile et calme ainsi que moi. Vous tremblez , sénateurs : attendez en silence Que César d'un coup-d'œil vous dicte ma sentence. Et toi, ({ui dans un cœur de crimes déchiré '5'j.G TIBERE. Savoures le tourment que tu m'as préparé, Tyran profond, mais vil, honte et fléau de Rome, Eclipsé dans ta cour par l'ombre d'un grand homme. Quand, de tes attentats ministre infortuné, Pison par son complice expire assassiné. Tu m'offres des trésors teints du sang de mon père! Garde pour un Séjan les faveurs d'un Tibère. C'est le prix des forfaits; je ne l'accepte pas: Rien de toi, rien. César, pas même le trépas. Un sort plus glorieux doit être mon partage. Le poignard de Pison , voilà mon héritage. Ce fer me suffira. Tu pâlis, malheureux! Va, je te le rendrai teint d'un sang généreux; Un autre aura l'honneur de venger tes victimes; Séjan respire encor; tu puniras ses crimes: J'ai vécu, je meurs libre, et voilà mes adieux. Il est temps de placer Tibère au rang des Dieux, (Il se tue.) OEDIPE-ROI, TRAGÉDIE EN CINQ ACTES. l--*^>^/^ ^,^,^'^ PERSONNAGES OEDIPE , roi de Thèbes. JOGASTE , épouse d'OEdipe. CRÉON, frère de Jocaste. TIRÉSIAS, prophète. POLICLÈS. 1 berger PHORBAS. LE GRAND-PRÈTRE DE JUPITER. LE CHOEUR. Un enfant. Jeunes Thébaines. Les deux filles d'OEdipe. La scène esl dans la place publique de Thèbes. OEDIPE-ROI, TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. «««« ««•«»« »« SCENE PREMIERE. OEDIPE, LE GRxlND-PRÉTRE, LE CHOEUR. OE D I P E. XLnfans, du vieux Cadmus postérité nouvelle. Aux portes du palais quel danger vous appelle ? Pourquoi ces voiles saints, emblèmes des douleurs? L'encens fume partout; partout je vois des pleurs. Répondez pour le peuple, 6 vieillard vénérable: Que veut de supplians cette foule innombrable ? Il n'est rien dans ses maux qui me soit étranger. OEdipe, heureux encor s'il peut les soulager; OEdipe, dont la Grèce a vanté la fortune, Vient partager au moins l'adversité commune. LE GRAND-PRÊTRE. Digne chef de l'Etat , vous voyez en ces lieux 33o OEDIPE-ROI. Le pontife éploré du souverain des Dieux, Des sacrificateurs courbés par la vieillesse, Des enfans , des guerriers , fleur de notre jeunesse. Des branches dans les mains, ou ceints de verts rameaux, Ils implorent Pallas en ses temples gémeaux, L'autel hospitalier de vos dieux domestiques, Apollon de l'Ismène et ses feux phophétiques. Dans les flots du malheur une triste cité Lève péniblement son front ensanglanté. Un dieu sèche l'espoir de nos champs solitaires. Fait périr les enfans dans le sein de leurs mères, Sur les fils d'Agénor promène ses fureurs; Et l'avare Achéron s'enrichit de nos pleurs. Ce peuple, qui jadis vous dut sa délivrance. Fait reposer sur vous sa dernière espérance. L'Olympe vous protège : il vous a secouru Quand , des murs de Corinthe en nos murs accouru , Vous avez, jeune encore, affranchi cette terre Qui du sphinx inhumain fut long-temps tributaire. Par des bienfaits nouveaux cimentez vos bienfaits; Soyez encore OEdipe, et sauvez vos sujets; Pour nous avec les Dieux que la terre conspire; Ou bientôt, roi de nom, vous n'aurez plus d'empire; Et vos yeux, sur un sol par la mort habité. Ne verront qu'un désert où fut une cité. OE D I p E. Que ne puis-je, et les Dieux entendent ma prière. En me sacrifiant sauver la ville entière! ACTE 1, SCÈNE I. 33ï Dans le tominun péril chacun gémit pour soi; Mais les malheurs de tous sont rassemblés sur moi. La nuit d'un jour trop lent redouble les alarmes, Et' le jour me retrouve abreuvé de mes larmes. Dans les secours humains je n'ai rien oublié: Le frère de Jocaste, à Delphes envoyé, D'Apollon par mes soins consulte la prêtresse; Créon ne revient pas ; le temps fuit ; le mal presse ; Mais, quand sur nous enfin Delphes aura parlé, Du céleste courroux puisse OEdipe accablé Courber sous l'infortune un front sans diadème, ! S'il ne remplit du dieu la volonté suprême 1 LE GRAND -PRÊTRE. Rien ne dément le cours de vos prospérités. Déjà Créon s'avance à pas précipités: Sur son front satisfait on voit briller encore Ce laurier cher au dieu qu'à Delphes on implore, Et dont les supplians, devant lui prosternés. En abordant l'autel sont toujours couroimés. SCÈNE IL OEDIPE, CRÉON, LE GRAND-PRETRE, LE CHOEUR. OEDIPE. Approchez-vous, Créon; ces fortunés auspices Nous annoncent des Dieux devenus plus proj)ices. 332 OEDIPE-ROI. Le trépied prophétique exauce-t-il nos vœux ? CRÉON. Oui, si nous remplissons un devoir rigoureux: Dans la seule équité plaçons notre espérance. Puis-je hors du palais parler en assurance ? OE D I P E. Ah! le salut de tous m'est plus cher que le mieiu Parlez devant le peuple, et ne redoutez rien. CRÉON. Apollon nous prescrit de réparer un crime. C'est parmi les Thébains , ici , qu'est la victime. OEDIPE. Nommez-la. CRÉON. Nous devons chercher le criminel. La misère, l'opprobre, un exil éternel, Tel est l'arrêt porté contre sa tête impie. Le sang fut répandu ; Thèbe entière l'expie. OE D I p E. Quel sang, des immortels allume le courroux? CRÉON. Le sang du grand Laïus , qui régnait avant vous. OEDIPE. Et parmi les Thébains son meurtrier respire ! Si j'obtins de Laïus et la veuve et l'empire. Pour remplir mon devoir et venger son trépas Je ne demande au ciel que de guider mon bras. Où trouver l'artisan des publiques alarmes ? ACTE I, SCENE IL 333 Je n'ai point vu le roi que regrettent vos larmes; Mais, si l'on m'a dit vrai, ce prince infortuné Loin des remparts thébains périt assassiné. c R É o N. Il tomba sous les coups d'une main meurtrière, Quand des Etats voisins il touchait la frontière. Succombant tour à tour, après un long effort. Les compagnons du roi partagèrent son sort. Un seul a reparu; mais, indigné peut-être D'avoir osé survivre au trépas de son maître. Il a loin de nos murs enseveli ses jours. Si l'on peut toutefois en croire ses discours. Sous des brigands armés Laïus perdit la vie. ŒDIPE. Par la haine sans doute elle était poursuivie; Et leur main sacrilège, en cet événement, Fut des complots cachés le vénal instrument. -' CRÉON. On forma des soupçons; on parla de complices; On voulut du forfait suivre tous les indices. Telle est d'un peuple ému la première chaleur: Du nom de la vengeance il nourrit sa douleur. On négligea depuis des rigueurs légitimes; Le sphinx à chaque instant dévorait ses victimes; Et jusqu'au souvenir d'un désastre passé Par le danger présent fut bientôt effacé. 0£ D I P E. Quand vous avez, Thébains, oublié la justice, 334 OEDIPE-ROL 1 Ne vous étonnez pas que le ciel vous punisse. Si vos maux sont cruels, vos maux sont mérités : Fallait-il que des Dieux, justement irrités, Au sein de vos remparts le courroux vînt descendre ? D'un héros massacré vous entendiez la cendre. Successeur de Laïus, je veux être son fils; De ses mânes vengeurs j'apaiserai les cris ; Pour la seconde fois j'affranchirai ces rives. Rassurez-vous, enfans, dont les tribus plaintives De pleurs religieux ont baigné ces autels: La voix des supplians fléchit les immortels. Vous, pontifes, rentrez au fond du sanctuaire; Et vous, sage Créon, mon allié, mon frère. Venez avec OEdipe, auprès de votre sœur. Dans son cœur gémissant verser quelque douceur. Thébains , remplissons tous un devoir qui nous presse ; Ecoutez, retenez, rappelez-vous sans cesse Les ordres', les sermens, les vœux de votre roi. LE c H OE u R. Pour tout le peuple, OEdipe, ils seront une loi. OE D I P E. Citoyen comme vous, et, dans le rang suprême, Aux décrets du pouvoir obéissant moi-même. Je jure de venger l'héritier de Cadmus; Je jure de punir l'assassin de Laïus. Oui, puisque notre loi n'admet pas les supplices, Que banni des cités, exclu des sacrifices. Privé de l'eau lustrale et de l'aspect des Dieux, \CTE I, SCENE III. 335 Misérable partout, et partout odieux, Aveugle, vagabond, mendiant un asile. De tous les champs thébains le meurtrier s'exile. LE CHOEUR. Ces malheurs lui sont dus. OE D I P E. Qu'ils retombent sur moi Si jamais, oubliant mon devoir et la loi, Je cache en mon palais sa tête criminelle. Si, malgré ma défense, un Thébain le recèle. Que des fruits de la terre il soit déshérité; Sans amis, sans épouse et sans postérité. Qu'il meure solitaire, en digne appui du crime, Sous la contagion dont le poids nous opprime. LE C H OE U R. Puisse-t-il du proscrit partager les tourmens! OE D I p E. Vous, qui de votre Olympe entendez mes sermens. Epargnez les Thébains en frappant le coupable; Et, tandis que des cieux la foudre inévitable Ira dans leur repaire atteindre les forfaits. Sur un peuple innocent répandez vos bienfaits. ( Il sort avec Créou et le grand-prêtre. ) SCÈNE III. LE CHOEUR. Voix mélodieuse et puissante 336 OEDIPE-ROI. Qui du trépied divin dévoiles les secrets, Delphes te fait entendre, et Thèbes gémissante Adore en tremblant tes décrets. Armez-vous pour sa délivrance, Gloire, fdle de l'espérance; Fille de Jupiter, immortelle Pallas; Diane protectrice; Apollon tutélaire. Dont la main nous guérit, dont le char nous éclaire, Et dont le carquois d'or lance au loin le trépas. Près des morts sans mausolées Le danger sèche les pleurs; Et les mères désolées Avortent dans les douleurs. Chaque jour mille victimes. En peuplant les noirs abîmes. Dépeuplent nos champs déserts: Tels, sous des flèches rapides. On voit les oiseaux timides Tomber du sommet des airs. Tout périt; des morts sans nombre Souillent ce pompeux séjour; Ce qu'épargne la nuit sombre Est dévoré par le jour. Mères, épouses plaintives. Font retentir sur nos rives Le nom du dieu de Délos; Ses temples et ses images Ne reçoivent pour hommages ACTE I, SCÈNE III. 337 Que de stériles sanglots. Bacchiis, jeune amant d'Erigone, Allume tes flambeaux qui ramènent les jeux; Dieux des monts Lyciens, Dieux enfans de Latone, Préparez vos traits et vos feux. Et toi, dieu puissant d'Olympie, Viens foudroyer le Mars impie Qui fait peser sur nous son bras ensanglanté : Que le monstre inbumain coure et se précipite Dans les mers de la Thrace, où mugit Ampbitrite, Sur des bords inconnus à Tbospitalité. OEuvi'es posthumes. I. 22 338 OEDIPE-ROI. ACTE IL SCENE PREMIERE. OEDTPE, LE CHOEUR. oi: D I p E. J USQUE dans mon palais vos plaintes retentissent; Mais, quand sur vous encor les maux s'appesantissent, jj'oracle vous promet un avenir plus doux; Et, si pour apaiser le céleste courroux Vous croyez découvrir quelque nouvelle voie. Docile a vos conseils, je la tente avec joie, LK CHtQEÎTR, îl est, fds de Polybe, un prophète sacré, Chez le peuple thébain dès long-temps révéré; L'éternelle lumière, à ses yeux éclipsée, Éclaire encor son âme, et luit dans sa pensée; Rien ne fuit sa science; et d'un regard certain H lit dans l'avenir les arrêts du destin: Le dieu qui nous poursuit le protège et l'inspire; Au sein (le nos remparts Tirésias respire. oi; n [ p t:. Je le sais-, et déjà vo«; vœux sont exaucés; ACTE II, SCÈNE I. 339 Sur l'avis de Créou, mes ordres empressés Ont de Tirésias réclamé Tassistaiice : Guidé par un enfant , je le vois qui s'avance. Puisse-t-il mettre un terme à nos calamités! SCÈNE IL OEDIPE, TIRÉSIAS, LE CHOEUR, un enfant. OE D 1 P E. Aveugle, à qui les Dieux, contre nous irrités, Ont des temps à venir révélé le mystère, A qui rien n'est caché, dans les Cieux, sur la terre, Parlez, Tirésias : vous savez nos malheurs. Et , vous seul , des Thébains pouvez tarir les pleurs. Un mal contagieux ravage mon empire : Delphes a prononcé : pour que ce mal expire , Il faut que de Laïus l'assassin criminel Subisse avec opprobre un exil éternel. Vous, confident des Dieux, et notre unique asile, Nommez cet assassin; qu'il parte, qu'il s'exile: Pour un homme, et surtout pour un homme inspiré, Secourir les humains est un devoir sacré. TIRÉSIAS. Hélas! LE CHOEUR. Faites cesser la publique infortune. TIRÉSIAS. O vérité céleste, aux mortels importune! 22. 34o OEDIPE-ROI. Quel tourment de savoir ce qu'on doit ignorer! OEDIPE. A d'injustes regrets pourquoi donc vous livrer? TIRÉSIAS. Souffrez que je retourne en mon foyer paisible. OE D I P E. Aux maux que nous souffrons restez-vous insensible ? TIRÉSIAS. Ah! je ne devais point aborder ce séjour. OE D I p E. Songez que ces remparts vous ont donné le jour. TIRÉSIAS. Si vous saviez l'objet de vos vœux téméraires! LE CHOEUR. Des Tlîébains supplians exaucez les prières. TIRÉSIAS. Infortunés Thébains, qu'osez-vous souhaiter? Pour guérir tant de maux, faut-il les augmenter? OE D I p E. Laisserez-vous périr Thèbes qui vous vit naître? TIRÉSIAS. Je m'en remets aux Dieux : ils feront tout connaître. OEDIPE. Cessez de prolonger ces importuns débats. TIRÉSIAS. Vous l'exigez... mais non; je ne parlerai pas. OKBTPE. Si je ne puis fléchir ce silence implacable, ACTE II, SCENE IL 3/ii Du meurtre Je Laïus je vous croirai coupable. T I R É s I A s. Ah! puisqu'il est ainsi, puisqu'il faut révéler Des horreurs qu'à jamais j'aurais voulu celer. Vous-même avez porté les lois qui vous condamnent ; Sortez de ce palais que vos crimes profanent; Fuyez , roi des Tliébains ; terminez nos revers : C'est vous que , sur le mont redoutable aux pervers , A signalé du dieu la voix terrible et sainte; De ces murs désolés vous qui souillez l'enceinte; Vous, qu'au salut de tous il faut sacrifier; Vous, qui du grand Laïus êtes le meurtrier. CBDIPE. Moi! , L E C H OE U R. Grands Dieux î ŒDIPE. Qu'as-tu dit, prophète sacrilège? TIRÉSIAS. J'ai dit la vérité; sa force me protège. OE 1) I P E. A m'accuser ainsi qui t'a donc excité? TIRÉSIAS. Vous, imprudent, vous-même: en vain j'ai résisté. OE D I p E. Réponds; déclare enfin le nom de l'homicide. TIRÉSIAS. Voulez-vous me tenter, ou me rendre timide? 34^. OEDIPE-ROL OE D I P E. Mettre un terme à nos maux , voilà mon seul dessein. T I R É s I A s. Je l'ai dit; de Laïus vous êtes Fassassin. OEDIPE. D'horreur et de courroux tout mon cœur se soulève! T I R É s I A s. Et que sera-ce encor, malheureux, si j'achève? OE D I p E. Qu'importent tes discours? ils ne sont qu'un vain bruit. TIRÉSIAS. Dans le lit nuptial le crime vous poursuit. OEDIPE. Tremble. Il est des vengeurs de mon pouvoir suprême. TIRÉSIAS. Apollon plus puissant se vengera lui-même. OE D I p E. Ah! Grêon veut régner, et voilà mon forfait. TIRÉSIAS. Créon ne vous nuit point; vous seul avez tout fait. OEDIPE. Gloire, empire, trésors, science de la vie, Sans donner le bonheur, vous irritez l'envie! Ai-je envahi l'Etat? m'a-t-on vu sans pudeur Par la ruse ou la force assurer ma grandeur? Thèbes m'a fait son roi; ma puissance vient d'elle; Et Gréon, cet ami que j'ai cru si fidèle. ACTE II, SCÈNE IL 34:^ Levant jusqu'à mon troue un œil usurpateur. Déchaîne contre moi ce prophète imposteur, Aveugle sur mon sort, sur le sort de l'empire. Mais non sur l'intérêt, le seul dieu qui l'inspire. Toi prophète! et comment l'as-tu pu devenir? Depuis quand? où lis-tu? d'oii sais-tu l'avenir? N'y peux-tu découvrir que d'horribles présages? Quand l'aigle à voix humaine infestait ces rivages. Quand il fallait sauver un peuple gémissant, Pourquoi ton art divin restait-il impuissant? TIRÉSIAS. Tirésias, des Dieux révérant la puissance, Ne leur demande point raison de leur silence. Ils vous ont à plaisir prodigué leurs faveurs Pour vous précipiter du sommet des grandeurs. OEDIPE. Je n'ai rien fait aux Dieux, et ma victoire est pure; J'employai le courage et non pas l'imposture; Je n'interrogeai point un mortel inspiré, Ni le chant des oiseaux , ni le trépied sacré : Si le Ciel me frappait, ou serait sa justice? Fuis auprès de Créon, va trouver ton complice; Va : mais n'espérez pas de rester impunis ; Vous vouliez me bannir, et vous serez bannis : Dans les secrets des Dieux voilà ce qu'il faut liie; Et, si je n'épargnais ta vieillesse en délire, Cette main, te payant par un juste trépas, D'un vil agent du crime eût purgé mes états. 344 OEJ3IPE-ROI. TIRÉ SI AS. Vos menaces n'ont rien qui doive me confondre. Vous régnez ; cependant j'ai droit de vous répondre. Avoué par le ciel, et sujet d'Apollon, Quel besoin puis- je avoir de l'appui de Créon? Reprochez-moi la nuit qui couvre ma paupière; Si vos yeux sont encore ouverts à la lumière, Ils sont fermés déjà sur vos calamités. Savez-vous bien quels lieux par vous sont habités? Quelle épouse avec vous partage la puissance? Savez-vous seulement qui vous donna naissance? Non, tout vous est caché. P'iéau de vos parens, De ceux qui ne sont plus, de ceux qui sont vivans, A leur voix , avec eux , on verra les furies , Unissant contre vous leurs mains de sang flétries, Vous chasser, vous vomir du trône et de ces lieux. Misérable, et privé de la clarté des cieux. Où ne parviendront pas vos sanglots lamentables? Quel Cithéron bientôt, dans ses bois redoutables, Ne prolongera point les cris d'un malheureux Qui, se liant jadis par un hymen affreux. Sur le trône thébain fut jeté par l'orage, Et dont l'éclat trompeur n'est qu'un brillant naufrage? Voyez- vous des enfers tous les maux amassés, Sur vous, sur vos enfans, tomber à flots pressés? Dites qu'avec Créon je suis d'intelligence; Préparez, consommez ime injuste vengeance; Avant vous nul mortel, exemple de douleur, ACTE II, SCÈNE IL 345 N'aura porté si loin le crime et le malheur. OEDIPE. Tu mens au nom du ciel, et le ciel te déteste; Mais pourquoi, dans ces lieux, ta présence funeste Outrage-t-elle encore un peuple désolé? TIRÉSIAS. Je ne vous cherchais point : vous m'avez appelé. ŒDIPE. Insensé! pouvait-on prévoir un tel outrage? TIRÉS1A.S. Je vous semble insensé : vos parens m'ont cru sage. OE D I P E. Qui? Polybe! réponds. TIRÉSIAS. Tout se dévoilera : Ce jour vous fera naître, et ce jour vous perdra. OE D I p E. Des mots mystérieux! TIRÉSIAS. Œdipe les devine. Ce qui fît vos grandeurs fera votre ruine. CffiDIPE. Ah! quand tu dirais vrai, je bénis mes destins: Mon sang est trop payé : j'ai sauvé les Thébains. TIRÉSIAS. Enfant, reconduis-moi. La vérité vous blesse: Sachez-la tout entière avant que je vous laisse. C'est en face du peuple , ici , qu'est l'assassin , 346 OEDIPE-ROI. Cru long-temps étranger, mais cependant Thébaiii. Bientôt privé du jour, qui maintenant l'éclairé. Sur un trône aujourd'hui, demain dans la misère, Il ne lui restera qu'un horrible avenir. Et d'un bonheur passé le cuisant souvenir. Il se verra le fils et l'époux d'une mère. L'héritier de la couche et l'assassin d'un père; Il sera de ses fils frère et père à la fois : J'ai tout dit. Jouissez, régnez, enfant des rois; Revoyez ce palais où Thèbes vous implore ; Quand du sein de la nuit, qui les recèle encore, Apparaîtront au jour ces funestes secrets. Vous saurez si les Dieux m'ont dicté leurs décrets, ( Il sort avec OEdipe et l'enfant. ) SCÈNE m. LE CHOEUR. D'où part-il ce forfait insigne, Que le Tartare veut cacher? Quel est-il, l'assassin que Delphes nous désigne De son prophétique rocher? Il est temps qu'il se bannisse; C'est le jour de la justice; ' Apollon d'un vain bruit n'a point frappé les airs. Et déjà sur le coupable Fond un bras inévitable, Armé de feux et d'éclairs. ACTE II, SCÈNE IIL 347 Des saintes hauteurs du Parnasse L'oracle est parti comme un trait. Un taureau vieillissant, dans la sombre forêt, Vaincu, va cacher sa disgrâce. Ainsi, loin des cités, le coupable aura fui. Cherchant d'un pied furtif un antre solitaire ; Mais l'arrêt prononcé dans les flancs de la terre S'élance et vole autour de lui. Tirésias d'un parricide Accuse OEdipe, notre Roi; Nous devons, en silence, attendre avec effroi Que l'avenir entre eux décide. Mais d'un prince adoré des enfans de Cadmus Tout révèle à nos yeux l'infaillible innocence: De Polybe, à Corinthe, il reçut la naissance: A-t-il jamais connu Laïus? Voyant l'avenir sans nuage, Apollon lit au fond du cœur. Rien n'abuse les Dieux : le devin le plus sage Est homme et sujet à l'erreur. O ciel! instruit par lui-même, OEdipe, d'un art suprême, En d'horribles dangers, nous prêta le secours. Choisis une autre victime : Comment soupçonner d'un crime Celui qui sauva nos jours? 348 OEDIPE-ROI. ACTE m. SCÈNE PREMIÈRE. CREON, LE CHOEUR. CRÉON. _Lje croirai-je, Thébains? je suis, dit-on, coupable; De reproches sanglans c'est le Roi qui m'accable! Veut-il, en répétant d'injurieux discours, M'enlever votre estime et la paix de mes jours? Au malheureux Laïus je dois porter envie , Si le Roi près de vous a pu noircir ma vie. Mais il vient. La colère éclate dans ses yeux. SCÈNE IL OEDIPE, CRÉON, le choeur. OE D I P E. Perfide; oses-tu bien me braver en ces lieux, A l'aspect, sous les murs du palais oii je règne? Suis-je donc sans pouvoir? crois-tu que je te craigne? t ACTE III, SCENE IL • 349 Est-ce mon trône, enfin, que tu veux usurper? Par un stérile espoir tu t'es laissé tromper; Tu brigues, mais en vain, la faveur populaire; Sur tes projets, Créon, ma fortune m'éclaire: J'ai su les découvrir; je saurai me venger. CRÉON. Daignez m'entendre, Œdipe, avant de me juger. OE D I P E. Va, renonce aux détours de ta vaine éloquence. CRÉON. Si je suis criminel, quelle est donc mon offense? ŒDIPE. Eh bien , Tirésias ici même a parlé : C'est d'après vos conseils qu'il était appelé. CRÉON. Et d'après le désir de cette ville entière. ŒDIPE. Répondez ; quand Laïus termina sa carrière , Le devin par les Dieux était-il inspiré? CRÉON. Oui : tout rendait hommage à son nom révéré. ŒDIPE. Avait-il, sur OEdipe, observé le silence? CRÉON. Jamais il n'en parla, du moins en ma présence. ŒDIPE. Et pourquoi taire alors ce qu'il dit aujourd'hui? 35o OEDIPE-ROL CRÉON. Je ne sais. Son motif n'est connu que de lui. OE D I P E. Mais vous n'ignorez pas du moins ce qui vous touche? CRÉON. Parlez. La vérité sortira de ma bouche. OEDIPE. Du meurtre de Laïus je me vois accusé. CRÉON. Vous? OE D I p E. Par Tirésias. Sans vous l'eût-il osé? CRÉON. Je vous ai répondu. Voulez-vous me répondre? OEDIPE. Oui , Créon , je le veux , mais pour mieux vous confondre. CRÉON. De Jocaste, ma sœur, n'êtes-vous point l'époux? OEDIPE, Cet hymen fait ma gloire. CRÉON. Elle règne avec vous. OE D I p E. Ses désirs sont mes lois, pour elle je respire. CRÉON. Je suis, après vous deux, le premier de l'empire. OE D [ p E. Et d'un indigne ami telle est la trahison ! ACTE 111, SCÈNE IL 35i CRÉON. Je ne vous trahis point; consultez la raison. Sur un trône envié la crainte vous réveille; Exempt d'inquiétude , à vos pieds je sommeille. Vous régnez sans jouir; de vos faveurs comblé, Je jouis du pouvoir sans en être accablé. Pour aller jusqu'à vous, c'est moi que l'on implore; Moi que, pour vous fléchir, on sollicite encore; Et ma main, tous les jours, tarissant quelques pleurs, Dispense vos bienfaits , et jamais vos rigueurs. Pourrais-je préférer à ce noble avantage L'éclat trop acheté d'un royal esclavage, Fouler aux pieds les droits d'une longue amitié, Et m'armer sans pudeur contre mon allié? Si d'un projet si noir je me trouve complice. Vous m'entendrez moi-même ordonner mon supplice. Du décret d'Apollon daignez vous informer; Tous ceux qui m'ont suivi pourront le confirmer. Près de Tirésias éclairez ma conduite; D'un sévère examen je ne crains pas la suite; Mais ne renoncez pas aux utiles secours D'un ami, doux trésor, peu connu dans les cours; Et songez que du temps la suprême puissance Sait dévoiler le crime et prouver l'innocence. OE D I P E. JjC temps aussi, Créon, peut mûrir vos complots: Mais ne présumez pas qu'en un lâche repos J'attende qu'un perfide ait assuré ma perte; 3^^ OEDIPE-ROI. Attaqué sourdement, j'attaque à force ouverte: Par lequité sévère un trône est affermi. CRÉOIV. Eh bien! qu'ordonne OEdipe à Créon, son ami? OE D I P E. De sa cour et de Thèbe OEdipe vous exile. CRÉON. Je resterai dans Thèbe, où j'ai le droit d'asile. OE D I p E. Vous désobéissez aux volontés d'un roi ? C R É O ]V. Oui : son pouvoir n'est rien, séparé de la loi. OE D I p E. Vos crimes... CRÉON. Prouvez-les. C^DIPE. Vous parlez en rebelle. CRÉON. Vous, en tyran. ŒDIPE. Thébains ! CRÉOJV. C'est moi qui les appelle Nos libertés, nos jours ne sont pas votre bien; Vous êtes roi de Thèbe, et j'en suis citoyen. il'i ACTE 111, SCENE III. 353 SCÈNE III. OEDIPE, CRÉON, JOCASTE, le choeur. JOCASTE. OEdipe , et vous , Créon , quelle fureur soudaine Allume entre vous deux les flambeaux de la haine? Vos cris dans le palais sont venus jusqu'à moi. Des Thébains consternés vous augmentez l'effroi: Chaque jour, chaque instant redouble leurs alarmes. Dans le danger public, réunis par vos larmes, Ah! du moins respectez une épouse, une sœur, La présence du peuple et surtout son malheur. CRÉON. Votre époux me bannit. OE D I P E. Votre frère conspire. CRÉON. Dieux puissans! s'il dit vrai, que devant vous j'expire! JOCASTE. Vous l'entendez, OEdipe; il atteste les Dieux. OE D I p E. Vains sermens ! je connais son art insidieux. N'importe: à mon pouvoir rien ne peut le soustraire; Qu'il ne soit point banni , puisqu'il est votre frère. Dans les remparts thébains je veux bien le souffrir; Mais, du moins, à mes yeux qu'il craigne de s'offrir. OEuvres posthumes, I. '2 S 354 OEDIPE-ROI. Je crois, par cet arrêt, écouter l'indulgence. CRÉON. Telle est votre faveur! quelle est votre vengeance? D'un frère et d'un ami voilà donc les adieux! Sur vos prospérités puissent veiller les Dieux ! Puissent-ils m'épargner la douleur de vous plaindre! Mais , si par des retours qu'un roi même doit craindre , Les destins sur OEdipe étendent leur courroux, Pour essuyer vos pleurs je serai près de vous. (Il sort.) » SCÈNE IV. OEDIPE, JOCASTE, le choeur. JOCASTE. Vous avez entendu son adieu magnanime : Contre lui, cependant, quel sujet vous anime? Sur vos jours glorieux pourrait-il attenter? OE D I P E. Oui. Ce Tirésias, qu'il m'a fait consulter. Du meurtre de Laïus ose accuser OEdipe ! JOCASTE. De vos dissensions voilà donc le principe! D'un aveugle devin les frivoles discours Du long bonheur d'OEdipe ont pu troubler le cours! A de justes mépris livrez-vous sans scrupule : Ces mortels qui, trompant la faiblesse crédule. ACTE m, SCÈNE IV. 355 Prétendent dévoiler l'avenir à nos yeux, Sont de vils imposteurs parés du nom des Dieux. Laïus, en écoutant leur crainte tyrannique. Sans préserver ses jours, perdit son fils unique. On citait d'Apollon l'oracle solennel; On menaçait ce fils du meurtre paternel; Souvenir déchirant ! sa tremblante paupière N'était pas même encore ouverte a la lumière: Des pontifes affreux, par le zèle endurcis. Près du lit d'une mère ont condamné son fils. Ils étaient criminels pour éviter un crime. Il semblait qu'en naissant l'innocente victime D'un funeste avenir pressentît la douleur; Et son premier soupir fut le cri du malheur. CffiDIPE. Mais du meurtre d'un père a-t-il été complice? JOCASTE. Qui? lui! mon fils! Un père ordonna son supplice; Arraché de mes bras, à la mort destiné. Mon fils, en un désert, périt abandonné. Laïus, durant le cours d'un sinistre voyage, Rencontra des brigands, et tomba sous leur rage: C'était loin de nos murs, en un triple chemin; Mon fils n'eut point de part à cet acte inhumain. C'est un crime étranger que cette ville expie ; Tout prophète est menteur, et tout oracle impie; Les célestes arrêts n'ont point d'obscurité; Les Dieux d'un trait divin marquent la vérité. 23. 356 OEDIPE-ROL CffiDIPE. Ou'avez-vous dit, Jocaste? JOCASTE. Eclaircissez ce trouble. OEDIPE. En voulant le calmer, chaque mot le redouble. JOCASTE. Quel mot, dans mes discours, l'aurait donc redoublé? OE D I p E. En un triple chemin Laïus fut immolé! JOCASTE. Ainsi l'on raconta cet horrible homicide. OEDIPE. Mais où fut-il commis? JOCASTE. En Phocide. OEDIPE. En Phocide! JOCASTE. A l'endroit t)ii Daulis se présente aux regards , Où Delphes sur les monts prolonge ses remparts. OE D I p E. En quel temps? JOCASTE. La nouvelle était encor récente Quand vous vîntes régner sur Thèbes gémissante. OE D i p E. Quels sont, 6 Jupiter, tes ordres révérés? ACTE III, SCÈNE IV. SSy JOC ASTE. Vous frémissez! pourquoi? OE D I P E. Bientôt vous le saurez. Mais, avant, de Laïus dépeignez-moi l'image. JOCASTE. Il n'était point flétri par les rides de l'âge; Et, malgré la vieillesse, on voyait dans ses yeux Étinceler encor le sang des demi-Dieux; Sur son front héroïque, en sa démarche altière, La majesté d'un roi se peignait tout entière: Le dirai-je?... souvent j'ai cru revoir en vous Les yeux, le port, les traits de mon premier époux. OE D I P E. Ai-je, sans le savoir, prononcé ma sentence? JOCASTE. Pour vous d'un tel rapport quelle est donc l'importance? OEDIPE. Le prophète aurait-il deviné mon destin ? Encore un mot: fixez mon esprit incertain. JOCASTE. Expliquez-vous. ŒDIPE. Laïus , en quittant ses provinces , Avait-il cet éclat qui distingue les princes? Des soldats devant lui répandaient-ils l'effroi? JOCASTE. Cinq guerriers seulement suivaient le char du roi. 358 OEDIPE-ROL OE D I P E. C'était lui ! JOCASTE. Quel mystère ! et qu'allez-vous m'apprendre ? OE D I p E. Un témoin vous a dit ce que je viens d'entendre ? JOCASTE. Un compagnon du roi. OE D I p E. Ne fut-il point frappé? JOCASTE. Blessé légèrement, il est seul échappé. OE D I p E. Est-il dans ce palais ? JOCASTE. Non : quand votre vaillance De Laïus au tombeau vous donna la puissance, Quand Thèbes vous nomma son maître et mon époux , Les yeux baignés de pleurs , Phorbas à mes genoux Me pria de souffrir qu'en un rustique asile Il cachât sa présence à la cour inutile, Se réservant encor, pour ses derniers instans, La garde des troupeaux, soin de ses premiers ans. J'ai rempli les désirs d'un serviteur fidèle: C'est le moindre bienfait que méritait son zèle. OE D I p E. Ordonnez qu'au plus tôt il se rende en ces lieux. ACTE III, SCENE IV. 35() J O C A s T E. J'y consens ; mais pourquoi ce désir curieux ) Qu'importe ce vieillard ? ŒDIPE. Il vit périr son maître, j o c A s T E. Que dira-t-il de plus? ŒDIPE. Ce que j'ai fait peut-être. JOCASTE. A ma tendresse au moins daignez vous confier; Dites-moi quel secret peut tant vous effrayer. ŒDIPE. Vous allez concevoir et partager ma crainte. Je naquis héritier du sceptre de Corintlie ; Cependant, jeune encor, j'ai quitté sans retour Et Polybe et Mérope, à qui je dois le jour. Ils m'aiment; loin de moi la douleur les accable. Mais un de leurs sujets, heureusement coupable, M'a fait abandonner les foyers paternels : Cet homme osa me dire, en des jeux solennels, Que Mérope et le roi ne m'avaient point fait naître. Je rougis de l'affront que je leur fis connaître; Tous deux loin de leur cour bannirent l'imposteur. Un soupçon toutefois s'éleva dans mon cœur: Je partis, résolu de consulter encore L'oracle d'Apollon qu'à Delphes on implore. J'aborde avec respect ce trépied souterrain ,, 36o OEDIPE-ROI. Ces feux toujours veillaiis sur des autels d'airain; Du laurier solennel je couronne ma tête : Quisuis-je? 6 Cintliien! Dieu du jour! Dieu prophète! Des destins, m'écriai-je, apprends-moi le secret. Déjà muet, craintif, j'attendais mon arrêt; Déjà la Pythonisse, errante, éclievelée, Sous le pouvoir du dieu gémissait accablée : Sur le trépied fatal je la vis tressaillir, Les autels se voiler, les feux sacrés pâlir; La foudre à longs replis vint sillonner les ombres; La terre au loin trembla dans les cavernes sombres; Et des flancs du rocher, qu'habite un saint effroi, J'entendis retentir et monter jusqu'à moi Ces mots affreux : OEdipe égorgera son père. j o c \ s T K. OEdipe? ô ciel! OE D I P E. OEdipe épousera sa mère. OEdipe produira des enfans odieux. j o c A SX E. Quel oracle! OE D I p E. En quittant ces formidables lieux, Certain de ma vertu , je conçois l'espérance D'échapper au destin à force de prudence. D'enchaîner l'avenir, de triompher du dieu. Et je dis à Corinthe un éternel adieu. ACTE III, SCÈNE IV. 36i J O C A. s T E. Je respire! ŒDIPE. Ah! tremblez. Aux champs de la Phocide, De ce triple chemin, route affreuse, homicide, Un voyageur osa me disputer l'accès. Vous m'avez peint son âge et sa taille et ses traits. Il était sur un char : cinq guerriers de sa suite Voulurent, mais en vain, me contraindre à la fuite; Le vieillard me frappa d'un coup mal assuré; Je m'élançai soudain, de vengeance altéré; Irrité par le nombre et devenu terrible, Je frappai le vieillard d'un coup plus infaillible. JOCASTE. Il périt? OE D I P E. Il périt. Ses compagnons blessés, A mes pieds tour à tour tombèrent renversés, JOCASTE. Dieux ! ŒDIPE. Si ce voyageur, ce vieillard vénérable Etait... concevez-vous un sort plus déplorable? Nul Thébain désormais ne peut me recevoir: Plus d'asile pour moi; plus d'amis, plus d'espoir: L'arrêt , l'arrêt terrible est sorti de ma bouche : Un roi fut ma victime, et j'ai souillé sa couche. Tous mes jours sont flétris, tous mes pas sont impurs. 362 OEDIPE-ROI. Quel parti prendre, 6 Ciel? fuir à jamais ces murs... Fuir! où fuir, malheureux? chez les miens Pet qu'y faire? Au sein de mon pays mettre un pied téméraire ! Pourquoi ? pour m'y baigner dans le sang paternel ! Pour unir à ma mère un enfant criminel? Grands Dieux, qui dans vos mains tenez ma destinée,] Epargnez-moi ce sang, cet horrible hyménée; Frappez: l'heureux OEdipe, à l'abri des forfaits. En tombant sous vos coups bénira vos bienfaits! j o c A s T E. Dans vos prospérités mettez plus d'assurance. OEDIPE. J'ose écouter encore une ombre d'espérance : J'étais seul à Daulis, en ce fatal chemin Cil mon bras indigné versa du sang humain; Seul. JO CASTE. Eh bien? OEDIPE. Quand Laïus périt sur cette route, Phorbas l'accompagnait; il a dit vrai sans doute; Et, si par des brigands le Roi fut égorgé, Ah! peut-être sur eux ma main l'aura vengé. j o c A s T E. Oui , Phorbas a parlé ; c'est lui qu'il faut en croire : ïhèbes de son rapport conserve la mémoire; Vous l'entendrez lui-même; et, sans plus de délais. Je vais mander Phorbas; rentrons dans le palais. ACTE III, SCÈNE IV. 3G3 Bannissez, cher époux, la crainte qui vous presse; D'Apollon, consulté, qu'avait dit la prêtresse? Par la main de son fils, Laïus devait périr: Ce fils, 6 Citliéron, tes bois l'ont vu mourir: Delphes, pour le sauver, fut stérile en miracles: C'est un trépied menteur qui rendit vos oracles. La fortune avec vous a toujours combattu; Reposez-vous sur elle et sur votre vertu. (Elle sort avec OEdipe. ). SCÈNE V. LE CHOEUR. Conduis-nous, 6 Minerve! éclaire-nous sans cesse. Puissions-nous conserver, par tes heureux secours. Dans nos mœurs l'austère sagesse, La sainteté dans nos discours! En un muet effroi que notre âme révère Ces lois dont l'Olympe est le père. Ces immuables lois qui descendent des cieux , Faites sans les humains , des humains souveraines , Des Dieux mêmes contemporaines, Eternelles comme les Dieux. On méconnaît en vain la suprême justice. Un roi, de ses grandeurs se laissant enivrer. Tombé du faîte au précipice, Fléchit sous un pouvoir qu'il feignait d'ignorei'. Nous , plus soumis et plus sincères , 364 OEDIPE-ROL Aux Dieux vengeurs du peuple , à ces Dieux nécessaires , Offrons un hommage épuré. Malheur à qui , du ciel blessant le privilège , Foule aux pieds ses décrets, arbitres des humains! A l'usurpateur sacrilège Qui s'ouvrit, pour régner, d'homicides chemins! Au courtisan pusillanime Qui, pour les voluptés, pour les trésors du crime. Dans le crime a trempé ses mains! Et pourquoi nous mêler aux danses, aux cantiques? Pourquoi de jeux sacrés, de larmes et d'encens, A Delphes, aux champs olympiques. Fatiguer des dieux impuissans? Leurs oracles sont vains, et l'on cesse d'y croire; Apollon, déchu de sa gloire. Voit mépriser l'arrêt qu'a dicté son autel. Jupiter, sous tes lois si le monde respire, Roi des Dieux, prouve ton empire; Révèle ton règne immortel. ACTE IV, SCÈNE I. 365 ACTE IV. SCENE PREMIÈRE. JOCASTE, LE CHOEUR, JEUNES THÉBAINES. JOCASTE. XL E DOUTANT du devin la menace frivole, Le Roi n'écoute plus ma voix qui le console; Et, tel que dans l'orage un pilote égaré, Il répand la frayeur dont il est pénétré. Jeunes filles, portez cet encens, ces offrandes; Aux autels d'Apollon suspendez ces guirlandes , Et bientôt, sur vos pas, moi-même à ses genoux J'irai... mais un vieillard s'avance auprès de nous. ( Les jeunes Thébaines s'en vont. ) SCÈNE IL JOCASTE, POLICEES, LE CHOEUR. POLICEES. Enseignez-moi, Thébains, le palais de vos princes. 366 OEDIPE-ROI. Je veux parler au roi qui régit ces provinces. LE CHOEUR. Vous voyez son épouse , et voici son palais. POLICEES, à Jocaste. Daignent sur vous les Dieux verser tous leurs bienfaits! JOCASTE. Puissent nos vœux du moins apaiser leur colère ! POLICEES. Elle est bien loin d'OEdipe; OEdipe a su leur plaire. JOCASTE. Et qui donc êtes-vous, généreux étranger? POLICEES. Mon nom est Policlès, et je suis un berger. JOC ASTE. Votre pays? POLICEES. Corinthe; et Mérope m'envoie Pour apporter ici la douleur et la joie. JOCASTE. La joie et la douleur! Mérope! expliquez- vous. POLICEES. Ah ! n'ayez point de crainte. OEdipe , votre époux , Doit être par le peuple élu roi de Corinthe. JOCASTE. En me l'interdisant, vous m'inspirez la crainte. Polybe n'est plus roi ! POLICEES. Polybe est au cercueil. ACTE IV, SCÈNE IL 367 JOCASTK. Hélas! de mon époux vous augmentez le deuil. Rassurons cependant sa pieuse tendresse: Que l'on cherche le Roi , qu'il vienne , qu'il se presse. Qu'étes-vous maintenant , vains oracles des Dieux ! Pour ne point se souiller par un meurtre odieux, Un fils, loin de Polybe, en gémissant s'exile; Et sous le poids des ans Polybe meurt tranquille! SCÈNE III. JOCASTE, OEDIPE, POLICEES, LE CHOEUR. OEDIPE. Un désastre nouveau viendrait-il m'accabler ? JOCASTE. Écoutez ce vieillard: cessez de vous troubler. OE D I P E. Se peut-il qu'à sa voix mon trouble se dissipe? JOCASTE. Le sceptre de Corinthe attend l'heureux Œdipe. OE D I p E. Mais Polybe mon père est roi de ce séjour. POLICLÈS. Polybe ne voit plus la lumière du jour. OE D I p E. Quel mal , quel accident l'enlève à ma tendresse ? 368 OEDIPE-ROI. POLICLÈS. Le plus puissant des maux : l'incurable vieillesse. OE D I P E. O Delphes! dans tes murs qui voudra désormais De l'autel prophétique implorer les décrets? Verra-t-on maintenant la piété craintive Ecouter, observer d'une oreille attentive, Les chants mystérieux du peuple ailé des airs? Mes crimes prétendus sont au fond des enfers : Sur les pas de Polybe ils viennent d'y descendre. Mais ne puis-je donner des larmes à sa cendre ? Quoi, mon père n'est plus! et moi, fils odieux, J'ose de son trépas remercier les Dieux! JOCASTE. Il vous reste son peuple; et ce peuple est fidèle. OE D I p E. Il me reste une mère. Ah! du moins puisse-t-elle Ne point courber son front sous des Dieux irrités. Et ne jamais survivre à ses prospérités ! Je n'irai point, Jocaste, affronter sa présence. JOCASTE. Le ciel ordonne-t-il cet excès de prudence? Cher OEdipe , un mortel , qui se dit inspiré , Vous rend-il innocent, ou coupable, à son gré? L'inceste est-il plus vrai que n'est le parricide ? Au fond de votre cœur votre avenir réside : Une veuve , une mère , en proie à ses douleurs , Attend la main d'un fils pour essuyer ses pleurs. ACTE IV, SCÈNE III. 3G9 POLICLÈS. De Corintlie au plus tôt revoyez le rivage. OE D I P E. Une femme, étranger, m'interdit ce voyage. POLICLÈS. Quelle femme en nos murs vous cause tant d'effroi ? OE D I p E. Mérope, qui jadis épousa votre roi. POLICLÈS. Mérope ? 6 ciel ! comment pourrait-elle vous nuire ? OE D I p E. Les Dieux par un oracle ont daigné m'en instruire. POLICLÈS. Quel est donc cet oracle, et qu'a-t-il annoncé? OEDIPE. Le crime et le malheur. Je me vois menacé De porter sur mon père une main criminelle. Menacé de flétrir la couche maternelle. POLICLÈS. Ainsi, pour conjurer les destins en courroux... OE D I p E. De mes plus chers parens j'ai fui l'aspect si doux. POLICLÈS. Pourquoi vous imposer un exil tyrannique? OE D I p E. Je vous l'ai dit : la crainte en fut la cause unique. POLICLÈS. D'une vaine frayeur je puis vous délivrer. OEuvres posthumes. I. 2 4 370 OEDIPE-ROI. OE D I P E. Malgré la voix des Dieux m'osez-vous rassurer? POLICLÈS. Mérope à vos destins fut toujours étrangère. OEDIPE. Polybe son époux... POLICLÈS. N'était point votre père. OE D I p E. Du nom sacré de fils Polybe m'a flatté. POLICLÈS. Polybe dès long-temps vous avait adopté. OE D I p E. Qui le déterminait à cacber ma naissance? POLICLES. Ses fils morts, le besoin d'affermir sa puissance. OE D I p E. Quel étonnant secret ! qui donc l'a dévoilé ? POLICLÈS. Polybe. En expirant il a tout révélé. OE D I p E. Et nul autre que lui ne savait ce mystère? POLICLÈS. Seul du secret du roi j'étais dépositaire. ŒDIPE. Seul ! et par quels moyens y fûtes-vous admis ? POLICLÈS. ' A Polybe autrefois mes mains vous ont remis. ACTE IV, SCÈNE III. 371 ŒDIPE. C'est donc vous, ô vieillard, vous qui m'avez fait naître? p o L I c L È s. Non. OE D I P E. Quels sont mes parens ? POLICEES. Je n'ai pu les connaître. OE D I p E. Quoi! leur nom, leur destin, tout m'est-il enlevé? POLICEES. Je ne sais que les lieux où vous fûtes trouvé. OEDIPE. Trouvé ! quels sont ces lieux témoins de mon enfance ? POLICEES. Sur le mont Cithéron, délaissé sans défense... JOCASTE. Ciel! OE D I p E. Achevez. POLICEES. Des cris d'une plaintive voix Vous perciez faiblement la profondeur des bois. J'approche ; un dieu sans doute auprès devons m'amène : Des liens suspendus aux rameaux d'un vieux chêne Nouaient les pieds sanglans d'un enfant malheureux. ŒDIPE. Vous pâlissez, Jocaste, à ce récit affreux! 24. 372 OEDIPE-ROI. P O L I C L È s. Vos pieds de ces liens portent les cicatrices. OE D I p E. Ah! je reconnais trop ces funestes indices! p o L I c L È s. Le nom d'OEdipe, enfin, qui vous est demeuré, Des maux de votre enfance est un gage assuré. OE D I p E. Vous sauvâtes mes jours? p o L I c L È s. Si j'eus cet avantage, Instruit de vos destins, un autre le partage. OEDIPE. Et qui donc? PO Lie LE s. Un mortel né dans les champs thébains. Il détacha vos nœuds, vous remit en mes mains, Me dit , baigné de pleurs et glacé par la crainte : « Recueillez cet enfant; menez-le dans Corinthe; « Par des parens cruels il est sacrifié... » CœDIPE. Quel était ce thébain sensible à la pitié? p o L I c L È s. Un berger de Laïus. OE D I p E. ^ Et son nom ? POLÏCLÈS. Je l'ignore; ACTE IV, SCENE III. 373 Mais dans mon souvenir son image est encore. ŒDIPE. Eh! qui dissipera ces nuages confus? Qui pourra m'indiquer ce berger de Laïus ? Thébains, dirigez-moi dans ma route incertaine. LE c H OE u R. Un berger de Laïus! interrogez la Reine. j o c A s T E. OEdipe, au nom du ciel, ne m'interrogez pas. LE CHOEUR. Vous saurez tout peut-être; on amène Phorbas. OEDIPE. Phorbas ! LE CHOEUR. Il fut pasteur. JOCASTE. Evitez sa présence. OE D I p E. Vous pleurez! JOCASTE. D'Apollon redoutez la vengeance. Nous avons irrité l'inexorable dieu. ŒDIPE. Je connaîtrai mon sort. JOCASTE. Vous le voulez : adieu. ŒDIPE. Vous fuyez un époux! 374 OEDIPE-ROI. JOCASTE. Quel nom terrible et tendre! Je ne puis plus vous voir, vous parler, vous entendre. O de tous les humains le plus infortuné! Enfant né pour le trône, en naissant condamné, Un envieux destin vous entoura de pièges. Périssent l'hyménée et ses feux sacrilèges, Et la mère, et l'épouse, et son coupable amour, Et le sein malheureux qui vous donna le jour! (Elle sort.) SCÈNE IV. OEDIPE, POLICEES, PHORBAS, LE CHOEUR. OEDIPE. Quel sombre adieu! Pourquoi des sanglots et des larmes? Quel mélange d'horreur, de tendresse et d'alarmes! Frémir au nom d'époux! Je vois que sa fierté S'indigne en rougissant de mon obscurité. N'importe. De mon sort fixons l'incertitude, Dussé-je en mon berceau trouver la servitude. Par un fils couronné des esclaves chéris Pourront m'aimer du moins et m'appeler leur fils. PHORBAS. Devant le roi de Tlièbe à quoi bon me conduire ? OE D I P E. Sur la mort de Laïus tu peux seul nous instruire. ACTE IV, SCÈNE IV. '^1^ P H O R B A s. Ciel! ŒDIPE. Approche. Quels traits! Où donc les ai-je vus? PHORBAS. A Daulis. OE D I P E. A Daulis! PHORBAS. Où je suivais Laïus. OE D I p E. Tu fus blessé? PHORBAS. Par vous. OE D I p E. Je suis donc l'homicide ! Mes heureux compagnons sont morts dans la Phocide. Pour un affreux destin j'ai conservé le jour. POLICLÈS, regardant Phorbas. Est-ce lui? OE D I p E. Lorsqu'après tu revis ce séjour, Tu dis que des brigands avaient frappé ton maître? PHORBAS. J'ai commis cette faute : il le fallait peut-être. ŒDIPE. Pourquoi ? 376 OEDIPE-ROI. PHOR BAS. Je vous ai vu ; jugez de mon effroi : Vous possédiez le trône et l'épouse du roi; Thèbes vous entourait de sa reconnaissance. Comment parler? j'ai fui loin de votre puissance; Sous un rustique toit mes jours étaient cachés : J'y gardais mon secret, et vous me l'arrachez! OE D I P E. C'en est fait! POLICLÈS. C'est lui-même. Il est glacé par l'âge; Ses cheveux sont blanchis : mais plus je l'envisage... OE D I p E. Phorbas vous est connu ? PHOR BAS. Que veut cet étranger? POLICLÈS. C'est lui, roi des Thébains, c'est ce même berger... OE D I p E. Est-il vrai ? POLICLÈS. Qui jadis me remit votre enfance. Il peut de vos parens vous donner connaissance. PHORBAS. Moi! craignez d'écouter, éloignez l'imposteur. POLICLÈS. Des troupeaux de Laïus n'étiez-vous point pasteur? ACTE IV, SCÈNE IV. 377 P H O R B A s. Oui. PO Lie LÈS. Du mont Cithéron vous recherchiez les ombres: Je guidais , comme vous , dans ces profondeurs sombres , Les troupeaux de Polybe , à mes soins confiés. PHORBAS. Pourquoi retracez-vous des temps presque oubhes? PO Lie LE s. Non, je ne croirai pas que votre cœur oublie L'enfant qui, sans nous deux, allait perdre la vie. PHORBAS. Qu'as-tu dit! POLICLÈS. Cet enfant règne aujourd'hui sur vous. PHORBAS. I Ah! puisses-tu des Dieux éprouver le courroux! OE D I p E. Reponds sans te permettre un vœu si téméraire. PHORBAS. Il parle en imprudent; il dit ce qu'il doit taire. OE D I p E. Tu parleras toi-même , et fût-ce malgré toi. PHORBAS. Épargnez un vieillard; que voulez-vous de moi? CaiDIPE. As-tu livré l'enfant? 378 OEDIPE-ROL PHORBAS. Mes mains le délièrent. OE D 1 P E. Au berger que tu vois tes mains le confièrent? PHORBAS. A lui. Ce jour fatal eût dû finir mes jours. OEDIPE. Suis-je ton fils? PHORBAS. Mon fils, exposé sans secours! OE D I p E. L'enfant fut exposé? PHORBAS. Par un ordre suprême. OE D I p E. Qu'ordonnait-on ? PHORBAS. Sa mort. OE D I p E. Qui? PHORBAS. Son père lui-même. OEDIPE. Quelle raison dictait cet arrêt odieux? PHORBAS. La peur de l'avenir, un oracle des Dieux. OE D I p E. Où naquit cet enfant ? ACTE lY, SCÈNE IV 379 PHORB AS. Ces remparts Font vu naître. ŒDIPE. Il est né d'un Thébain, d'un esclave peut-être? PHORB A s. Plût au ciel ! ŒDIPE. Sous le chaume? PHORB AS. Au palais de Laïus. œ:dipe. Et de qui? PHORB AS. Par pitié, n'exigez rien de plus. OE D i P E. De qui? PHORB AS. Voyez la Reine; elle sait tout. OE D I p E. Son père? p H O R B A S. Son père était Laïus; Jocaste était sa mère. LE CHOEUR. Dieux puissansî OE D I p E. Inhumains, pourquoi me secourir? Vous étiez moins cruels en me laissant mourir. 38o OEDIPE-ROI. PHORB AS. Prenez nos derniers jours. OE D I P E. Je vous ferai justice. Craignez mon désespoir; fuyez votre supplice. Mes forfaits sont connus; les oracles certains: Les voiles déchirés : j'ai rempli mes destins. Celui qui m'a fait naître a péri ma victime; Sous le toit de Laïus je vis au sein du crime; Il faut venger son ombre, et les Dieux et les lois; O soleil ! je t'ai vu pour la dernière fois. ( Il sort avec Policlès et Phorbas. ) SCÈNE V. LE CHOEUR. Gloire, édifice mobile, Elevé sur le néant; O félicité fragile, Éclair qui luis un instant; OEdipe est éclipsé; vous fuyez loin d'OEdipe. Il fut grand ; il fut roi ; tant d'éclat se dissipe : Un souffle des destins a terni sa splendeur. Ah! pour Thèbes consternée Quelle humaine destinée Aura le nom de bonheur? OEdipe! à nos rives tremblantes I ACTE IV, SCÈNE V. 38f Ta généreuse main prodiguant les bienfaits, De Taigle altéré de forfaits Abattit les ailes sanglantes : Mais, au sommet de ton pouvoir, La foudre a plané sur ta tête; Tu t'écroules sous la tempête, Submergé dans l'opprobre et dans le désespoir. Ton sort fut-il jamais prospère? C'est dans la même couche, et dans le même sein. Qu'un incestueux assassin Se vit enfant, époux et père! Ah! comment le lit paternel N'a-t-il pas demandé vengeance? Comment souffrait-il la présence D'un enfant, d'un époux, d'un père criminel? Le temps sévère, mais juste. Tenant l'œil toujours ouvert. Hymen, de ton voile auguste A vu l'inceste couvert. Qui viendra maintenant dissiper nos ténèbres ? Sans toi, fils de Laïus, en ces remparts funèbres. Tous les yeux se fermaient au soleil qui nous luit; Mais le héros tutélaire Qui nous rendit la lumière. Nous replonge dans la nuit. 3Si OEDIPE-ROI. ACTE V. SCÈNE PREMIERE. LE GRAND-PRÊTRE, LE CHOEUR. LE GRAND-PRÊTRE. Jljlite des Thébains, déjà sur ces rivages Un fléau destructeur n'étend plus ses ravages; Les Dieux sont apaisés, mais, hélas! à quel prix! Comment annoncerai-je à vos cœurs attendris Tous les maux rassemblés dans ces lieux homicides ? Les fleuves des Etats soumis aux Labdacides N'ont point assez de flots pour laver les forfaits Qui du fils d'Agénor ont souillé le palais. le c h oe u r. Expliquez-vous. LE GRAND-PRÊTRE. Jocaste a vu son jour suprême. Elle a reçu la mort. LE C H OE U R. Ciel ! de qui ? ACTE V, SCENE I. 383 LE GRAND-PRÊTRE. D'elle-même. LE CHOEUR. La Reine? LE GRAND- PRETRE. Pâle et sombre, elle quittait ces lieux; Ses longs regards semblaient prononcer des adieux. Seule, au fond du palais elle s'est retirée; Elle a fermé la chambre à l'hymen consacrée. C'est là que , suppliante , elle adresse , à genoux , Des vœux et des sanglots à son premier époux; Elle invoque, en pleurant, la couche solennelle. Autrefois vertueuse, aujourd'hui criminelle, Où, sur la foi d'hymen et des autels chéris, Au fils de son amour elle a donné des fils. OEdipe, cependant, que la fureur entraîne, Ignorant , comme nous , le destin de la Reine , Veut au moins , par le glaive , échapper au remord ; Il implore à grands cris le bienfait de la mort; Il demande à revoir une épouse trop chère, La mère de ses fils , hélas ! qui fut sa mère. A ses vaines clameurs on ne répondait pas. Mais je ne sais quel dieu précipitait ses pas : Sous l'effort de ses mains conduites par la rage, La porte, en se brisant, laisse un libre passage; Il entre: autour de lui nous courons effrayés; Il appelle Jocaste; elle était à ses pieds. La mort décolorait son front sans diadème; 384 OEDIPE-ROL Cet éclatant tissu, marque du rang suprême, Prêtant au désespoir un horrible secours. De ses jours malheureux avait tranché le cours. Tout gémit. Le Roi seul, dans un affreux silence, Contemple ces débris, et tout-à-coup s'élance: Une agrafe où brillaient l'or et les diamans. Et qui de votre reine ornait les vêtemens. Devenant pour OEdipe une arme meurtrière. De ses yeux déchirés arrache la lumière. Leurs vestiges encore, attestant ses douleurs, Avec des flots de sang laissaient tomber des pleurs. Des maux que peut unir la colère céleste Nul aujourd'hui ne manque a ce couple funeste. Modèle d'un bonheur qui s'est évanoui. D'infortune et de crime assemblage inoui. LE C H OE U R. Et maintenant OEdipe est délaissé peut-être? Que fait-il? LE GRAND-PRÊTRE. Devant vous OEdipe va paraître. Il veut, hors du palais, avant de fuir ces lieux, Etaler au grand jour, montrer à tous les yeux. Le fils deux fois coupable, et la tête proscrite Sur qui des immortels la vengeance est écrite; Celui qui de son père a tranché les destins; Qui de sa mère... On ouvre; et le voici, Tliébains. Contemplez votre roi. E^e malheur qui l'accable Arracherait des pleurs à la haine implacable. ACTE V, SCÈNE I. 385 LE C H OE U R. O spectacle effrayant, mais digne de pitié! Ah ! quel que soit le crime , il est trop expié ! SCÈNE IL OEDIPE, LE GRAND-PRÊTRE, LE CHOEUR. ŒDIPE. Ciel ! où fuir ? où traîner mon existence affreuse ? Où suis-je? et quelle est donc cette voix généreuse? O Fortune, où vas-tu? Gloire, où m'as-tu conduit? LE CHOEUR. Dans l'abîme des maux. OE D I P E. O longue, 6 sombre nuit! Immense obscurité! ténèbres éternelles! LE CHOEUR. Cher OEdipe! ŒDIPE. C'est vous? vous, mes amis fidèles? * LE CHOEUR. Avec tant de rigueur quel dieu vous a puni? ŒDIPE. Apollon commandait; mes mains ont obéi. LE CHOEUR. o décret inhumain! fatale obéissance! OEuvres posthumes. I. 2 3 386 OEDIPE-ROL ŒDIPE. Périsse le cruel qui, durant mon enfance, Sauva dans les forêts OEdipe abandonné, Et brisa les liens dont j'étais enchaîné ! C'est lui qui m'a rendu meurtrier de mon père, Frère de mes enfans, et mari de ma mère. LE CHOEUR. Votre supplice , OEdipe , est pire que la mort. OE D I P E. Ah! tout blessait ma vue; et, même au sombre bord, J'aurais de mes parens trouvé l'aspect funeste: Ici, qu'aurais-je vu? les enfans de l'inceste, Thèbes, ses murs, ses tours, ses temples et ses dieux. Tout ne fut-il donc pas interdit à mes yeux? J'ai prononcé l'arrêt; et je suis la victime. Oui , j'ai cessé de voir les témoins de mon crime ; Mais je puis les entendre, et c'est mon désespoir. Cithéron ! dans tes bois pourquoi me recevoir. Ou ne pas m'engloutir sous ton ombre éternelle? O Corintheî ô maison que je crus paternelle! Polybe, en fils de roi devais-tu m'élever? Etait-ce un assassin qu'il fallait conserver? O chemin de Daulis! 6 Delphes! 6 Phocide! De quel sang j'abreuvai ton sentier parricide! Hymen, horrible hymen! toi qui m'as enfanté. C'est toi qui rends OEdipe aux flancs qui l'ont porté. Tu produis, tu confonds des frères et des pères, Des fils et des époux, des femmes et des mères; ACTE V, SCENE IL 387 Tout ce qui des humains peut exciter l'effroi , Des forfaits , des malheurs inconnus avant moi ! Amis, délivrez-moi du fardeau de la vie: Approchez. Craignez-vous de toucher un impie? Mes crimes, mes tourmens, n'iront pas jusqu'à vous: Terminez-les. LE GRAND-PRÊTRE. Créon s'avance auprès de nous. Il vient pour vous prêter un appui secourable. OE D I P £. Hélas! envers Créon je fus aussi coupable. SCÈNE III. OEDIPE, CRÉON, LE GRAND-PRÊTRE, LE CHOEUR, LES deux filles d'oedipe. CRÉON. Je ne viens pas, Œdipe, en ces extrémités, Insulter sans pudeur à vos calamités. Vous, Thébains, du soleil respectez la lumière: N'étalez point aux yeux de cette ville entière Son roi que les destins ont privé sans retour Des saintes eaux du ciel et des rayons du jour. Ce palais fut le sien : qu'on ouvre les portiques. Des parens, réunis dans les maux domestiques, Prodiguent aux parens des soins consolateurs, Et par des pleurs au moins répoiident à des pleurs. 25. 388 OEDIPE-ROI. OE D 1 P E. Ainsi votre vertu punit mon injustice! Vengez-vous, 6 Créon, par un dernier service; Non pas en me rouvrant le palais de Laïus; Mon aspect l'a souillé : je n'y rentrerai plus. *Je demande une grâce. Ai-je droit de l'attendre? CRÉON. Oui. Tout ce que les Dieux n'ont pas voulu défendre. OEDIPE. Ne songez point à moi : daignez de votre sœur Recueillir les débris, étendus sans honneur. OEdipe, loin d'ici cachant son existence, De ses parens , trop tard , subira la sentence. J'irai sur ma colline, encore abandonné. Retrouver le tombeau qu'ils m'avaient destiné. Mes fils, du sort jaloux bravant le long outrage, Seront, avec le temps, les fils de leur courage. Mais que seront , grands Dieux ! mes filles , qui toujours Dans les bras paternels voyaient couler leurs jours? Qui toujours recevaient d'une bouche innocente L'aliment préparé par ma main caressante? Ah! prenez-en pitié. Ne puis-je, en ces momens. Les couvrir de mes pleurs, de mes embrassemens ? Pour la dernière fois les presser, les entendre? Ciel ! de faibles sanglots ! un cri naïf et tendre ! Est-ce vous, mes enfans? c R É O ]Y. J'ai deviné vos vœux. ACTE V, SCENE III. 389 OE D I P E. Pour prix de vos bienfaits, ayez un règne heureux. Oh! oui. Je les entends. Mais, hélas! où sont -elles? Mes filles, approchez de ces mains paternelles; Pressez , baisez ces mains , ces mains qui m'ont puni : Je ne puis plus vous voir, 6 filles d'un banni! Je pleure... et de mes yeux c'est le dernier usage; Je pleure , mais sur vous , mais sur votre héritage. Si dans les jeux publics vous traînez vos malheurs, Seules dans vos maisons vous reviendrez en pleurs. Où seront vos époux? quelle famille amie Osera, par l'hymen, s'unir à l'infamie? Du meurtre de son père un père ensanglanté Vous fit sortir des flancs qui l'avaient enfanté: Vous entendrez les mots d'inceste et d'adultère; Jamais les noms si doux et d'épouse et de mère. Créon , vous remplacez et votre sœur et moi : Aimez-les , ô Créon , donnez-m'en votre foi ; Qu'elles ne portent point la peine de mes crimes : Désormais, d'un coupable innocentes victimes, Pauvres, dans l'abandon, sans appui, sans époux, Songez qu'elles n'ont rien, rien que le ciel et vous. Oh! recueillez encor, vous, mes filles si chères. Non des conseils perdus, mais des vœux, des prières : Que vos paisibles jours soient bénis par les Dieux! Thébains, de votre roi recevez les adieux. ( Il sort avec ses deux filles et Créon. ) 390 OEDIPE-ROI. SCÈNE IV. LE GRAND-PRÊTRE, LE CHOEUR. LE C H OE U R. Cruel abaissement, que tant de gloire amène! LE GRAND-PRETRE. Le songe et le réveil : telle est la gloire humaine. Le voilà ce héros, ce roi libérateur! Egaré sur un trône, il rêva la grandeur. Qu'en a-t-il conservé? la mémoire importune. Près du bonheur extrême est l'extrême infortune; Et nul homme, à l'abri de ces retours affreux. Ne peut, avant sa mort, porter le nom d'heureux. OEDIPE A COLONE, TRAGÉDIE EN CINQ ACTES. PERSONNAGES OEDIPE. ANTIGONE. POLYNICE. THÉSÉE. CRÉON. LE CHOEUR. Athéniens. Soldats thébains. OEDIPE A COLONE, TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE. OEDIPE, ANTIGONE. ŒDIPE. AILLE d'un père aveugle, 6 ma chère Antigone! Je n'irai pas plus loin; la force m'abandonne. En quel lieu sommes-nous? n'est-il point habité? N'y trouverai-je point, dans mon adversité, Un secours nécessaire et quelque bienveillance? • Le plus faible tribut suffît à l'indigence : L'habitude des maux les rend moins accablans. Cherche un appui solide à mes pas chancelans. ANTIGONE. J'aperçois les débris d'un rocher solitaire. Venez: asseyez-vous; reposez-vous, mon père. OE D 1 P E. Ah î j'en avais besoin. Demeure auprès de moi. 394 OEDIPE A COLONE. AWTIGONE. Toujours; et de mon cœur c'est la plus douce loi. OE D I P E. Mais le nom de ce lieu? ANTIGONE. Moi-même je l'ignore. Parmi les habitans aucun ne vient encore. Je vois des oliviers, des pampres, des cyprès, Une cité prochaine, ici quelques forêts. Des filles de la nuit le temple respectable S'élève, et sert d'entrée à ce bois formidable. OE D I p E. Quelle cité, ma fille, a frappé tes regards? ANTJGOJVE. Athènes, si j'en crois l'orgueil de ses remparts» OE D I p E. Athène! et c'est le bois des terribles déesses! O ma fille! Apollon va remplir ses promesses. Ici, près des remparts de l'auguste cité. Il a marqué la fin de ma calamité. Vous , qui ne punissez que les vrais parricides , Accueillez votre OEdipe , 6 chastes Euménides ! Je sais que les Thébains , que mes fils odieux M'envîront le repos que j'espère en ces lieux : Daignez donc me couvrir d'un regard tutélaire. Et contre leurs efforts tournez votre colère. ANTIGOINE. Que par son Antigone OEdipe consolé ACTE I, SCÈNE I. SqS D'un fatal souvenir ne soit plus accablé : Qu'OEdipe , dans mes bras, vive heureux et tranquille ! ŒDIPE. O ma douce compagne et mon unique asile ! O d'un faible vieillard jeune et faible soutien î Tes yeux furent mes yeux; mon exil fut le tien. Les malheurs sur OEdipe ont épuisé leur rage, Plus grands de jour en jour, mais moins que ton courage» Dès parens inhumains, des fils dénaturés. Ont poursuivi mes jours aux larmes consacrés. D'un père criminel fille innocente et pure, Seule , seule pour moi tu sentis la nature. J'ai des fils, des parens; je ne suis point proscrit: Ah ! de la main des Dieux ton bonheur est écrit. Et ces Dieux, implorés par ma reconnaissance, Ne m'auront pas en vain promis ta récompense. ANTIGONE. Je l'ai déjà, mon père; elle est auprès de vous: Mais je vois des vieillards qui s'avancent vers nous. L'humanité se peint sur leurs fronts vénérables. Et sans doute à nos vœux ils seront favorables. Tout mortel, à cet âge, instruit par le malheur. Des mortels affligés sait plaindre la douleur. I 396 OEDIPE A GOLONE. SCÈNE II. OEDIPE, ANTIGONE, LE GHOEUR. L E C H OE U R. Ciel ! un aveugle assis sur cette roche aride ! Déplorable étranger, vierge au regard timide, Que cherchez- vous tous deux en ce bois redouté? ANTIGONE. La pitié, des secours, et l'hospitalité. OE D I P E. Quel est le nom des lieux où le destin m'amène? LE CHOEUR. Vous êtes dans Golone, auprès des murs d'Athène. OE D I p E. Ma fille vous a fait un fidèle rapport. LE CHOEUR. D'un œil compatissant nous voyons votre sort. OE D I p E. Sans doute, parmi vous l'infortune est sacrée? LE c H OE u R. Thésée, un fils des Dieux, gouverne la contrée. OE D I p E. Et, digne d'un tel sang, ce prince est généreux? LE CHOEUR. Nous ne le vantons point ; mais son peuple est heureux. OE D 1 p E. G monarque, en effet, né pour le rang suprême! ACTE I, SCÈNE IL 397 Ne peut-il un moment se rendre ici lui-même? LE c H oë u R. Vous serez satisfait ; bientôt vous l'y verrez. Aujourd'hui, visitant ces rivages sacrés, Il vient au dieu des mers offrir un sacrifice. ŒDIPE. Il entendra mes vœux. LE c H OE u R. Et leur sera propice. Il soutient les mortels qui n'ont plus de soutien: Mais vous , qui des héros désirez l'entretien , Dites-nous quel pays , quel rang vous a vu naître ? OE D I P E. O ma fille! ANTIGONE. Il se cache. A quoi bon le connaître? ŒDIPE. Mon rang et mon pays? LE CHŒUR. Eh bien , vous hésitez ? ANTIGONE. Ne vous suffit-il point de ses calamités ? ŒDIPE. Entre les Dieux et moi que mon secret repose. LE CHCœUR. Des maux que vous souffrez seriez- vous donc la cause? ŒDIPE. Pourquoi concevez-vous des -Soupçons odieux ? 398 OEDIPE A COLONE. LE CHOEUR. Et pourquoi des secrets entre vous et les Dieux? OE D I P E. N agravez point encor le tourment qui m'accable. LE C H OE U R. Sous ces tristes lambeaux cachez -vous un coupable? ŒDIPE. Ah! ces tristes lambeaux sont les débris d'un roi. LE CHOEUR. De quelque dieu vengeur subissez -vous la loi? ŒDIPE. Que ferai-je, Antigone? ANTIGONE. 1 A peine je respire. LE CHOEUR. Votre nom ? vos parens ? quel était votre empire ? ŒDIPE. Croirai-je que mon nom pourra les désarmer? ANTIGONE. Hélas ! à votre sort il faut vous conformer. OE D I p E. Forêts du Cithéron! vallon de la Phocide! Infortune de Thèbe et du sang labdacide! LE c H OE u R. Vous êtes donc Thébain ? du sang de Labdacus ? ] OEDIPE. On vous aura parlé de ce fds de Laïus... j ACTE I, SCENE IL 399 LE CHŒUR. D'OEdipe! ociel! fE. O bonheur ! ^ POLYNICE. Un coupable en vos bras paternels! OE D I P E. Un fils. O des humains arbitres éternels, Étendez jusqu'à lui votre main tutélaire; Adoptez ma clémence et non pas ma colère; Et n'exaucez jamais les souhaits imprudens D'un père au désespoir qui maudit ses enfans! ANTIGONE. Le ciel , Ifis de punir , nous est donc favorable ! POLYNICE. Le ciel tonne sur nous. Est-il inexorable? ŒDIPE. Grands Dieux , je vous entends ; vous l'ordonnez ; je pars. 43o QEDIPE A COLONE. SCÈNE III. OEDIPE, ANTIGONE, POLYNICE, THÉSÉE, LE CHOEUR. THÉSÉE. Je viens auprès de vous, suivi de ces vieillards, OEdipe; ces éclairs, ces foudres sans orages D'un grand événement sont toujours les présages. LE c H OE u R. OEdipe, expliquez-nous ces signes redoutés. OE D I P E. Thésée, enfans d'OEdipe, et vous, peuple, écoutez. LE CHOEUR. Quel feu brille en ses traits ! THÉSÉE. Quelle voix solennelle ! OEDIPE. OEdipe va mourir, et la foudre l'appelle. POLYNICE. Mourir ! ANTIGONE. Mon père! THÉSÉE. OEdipe! LE CHOEUR. Ociel! ACTE IV, SCENE III. 43i OE D I P E. Séchez VOS pleurs. Ne déshonorez pas la fin de mes malheurs. Coupable, infortuné, mais trop cher Polynice, Aux filles de la nuit prépare un sacrifice; Pénètre dans leur temple ; embrasse leurs genoux ; Ton père a pardonné; désarme leur courroux. Antigone , mon guide , ah î si le Roi lui-même Doit seul être témoin de mon instant suprême, Ah! du moins, à mon tour, je guiderai tes pas Non loin des lieux secrets marqués pour mon trépas. O clarté douce et pure, et si long-temps perdue, O lumière des cieux , tu m'es enfin rendue ! Mercure et Proserpine ont ouvert les chemins : C'est par ici , marchons. Vous , amis des humains , Vous, derniers protecteurs d'OEdipe et d' Antigone, Chœur des sages vieillards révérés dans Colone, Jouissez à jamais d'un heureux avenir; Oubliez mes revers ; gardez mon souvenir. Sur la terre d'exil si la vertu plaintive D'un destin tyrannique est un moment captive , Triomphante elle échappe à des fers odieux , Et, libre en expirant, renaît au sein des Dieux. ( Ils s'en vont tous , excepté le Chœur. ) 432 OEDIPE A COLONE. SCÈNE IV. LE CHOEUR. O roi des mânes funèbres, O vous, reine des ténèbres, Et toi , gardien redouté ; Noires sœurs, mort secourable. Asile du misérable , Sommeil de l'éternité ! Ouvrez les royaumes sombres ; Accueillez parmi les ombres La victime du malheur : Battu par un long orage, Du moins qu'OEdipe au rivage Puisse aborder sans douleur. Pourquoi vivons-nous encore? Heureux celui qu'une aurore A vu naître et voit mourir ! Sous le dais, sous la chaumière. Ouvrir l'œil à la lumière, C'est commencer à souffrir. Nul jour n'est digne d'envie: Chargé du poids de la vie, ACTE IV, SCÈNE IV. 433 L'homme se plaint au berceau ; Il gémit dans la jeunesse; Et les pleurs de sa vieillesse Vont se tarir au tombeau. OEuvres posthumes. I. iiO 4M OEDIPE A COLONE. »'«.'«'«.^«'-% '«•««^ '«^'«/% '«/^'%'^''%^ '%'^/V'%'^^ ^"'V^ ACTE V. SCENE PREMIERE. ANTIGONE, LE CHOEUR. A.NTIGONE. J E reviens en ce lieu par les ordres d'un père : J'y cherche, mais en vain, Polynice mon frère. LE CHOEUR. Il offre encor ses vœux aux filles de la Nuit. ANTIGONE. Soudain le temple ouvert se referme à grand bruit. Est-ce mon frère, 6 ciel! que j'aperçois dans l'ombre, Les cheveux hérissés, le front pâle, l'œil sombre, Avec de longs sanglots précipitant ses pas? SCÈNE IL AINTIGONE, POLYNICE, LE CHŒUR. POLYNICE. C'est trop long-temps souffrir : achevez mon trépas. ACTE V, SCENE IL 435 ANTIGONE. •nice ! Polyni( POLYNICE. Ma sœur, ah! si tu peux m'entendre, Viens, ouvre-moi tes bras; ma sœur, viens me défendre. ANTIGOIVE. Tu l'appelles, mon frère ? elle est auprès de toi , Ses bras te sont ouverts. POLYNICE. Je t'entends! je te voi! Ton aspect de mes maux calme la violence ; Les filles de l'enfer respectent ta présence. ANTIGONE. Elles t'ont répondu?... POLYNICE. Par un oracle affreux. ANTIGONE. Sans daigner accepter ton encens et tes vœux? POLYNICE. Elles n'exaucent pas les vœux d'un cœur impie. C'est par le châtiment que le crime s'expie. ANTIGONE. O mon frère! POLYNICE. Abandonne un frère infortuné; Suis l'exemple des dieux qui m'ont abandonné: Ne leur adresse plus tes plaintes téméraires. A la sombre lueur des lampes funéraire^, 28. 436 OEDIPE A GOLONE. J'entrais d'un pied timide en ce lieu révéré Où les rayons du jour n'ont jamais pénétré. Aux marches de l'autel des terribles déesses Déjà courbant mon front voilé par les prêtresses, Humblement prosterné, j'offrais en criminel Des larmes, de l'encens, le pardon paternel. O prodige! à l'instant où, d'une voix contrainte, Je parlais d'espérance, en éprouvant la crainte, Mon encens rejeté s'est perdu dans les airs; Une effrayante voix, qui sortait des enfers, A glacé tous mes sens par ces mots formidables: « Les pères sont démens; les Dieux sont équitables; « Tu serviras d'exemple aux fils dénaturés; « Retourne aux champs thébains de ton sang altérés. » Sur le livre vengeur j'ai vu les Euménides Inscrire Polynice au rang des parricides; Leurs flambeaux, leurs serpents ministres de fureur. Embrasaient à la fois et déchiraient mon cœur: Aux autels arraché par des mains invisibles. Je fuyais en criant sous les fouets inflexibles ; Et les portes d'airain, se fermant après moi. M'ont vomi loin du temple, et m'ont poussé vers toi. A ]N T I G o IV E. o trop funeste sort! malheureux Polynice! POLYNICE. Étéocle! il faut donc mériter mon supplice! A N T I G o ]V E. Non; fuis les champs thébains; demeure auprès de moi; ACTE V, SCÈNE 11. 437 Mettons la Grèce entière entre le crime et toi. POLYNICE. La peine, un glaive en main, suit les pas du coupable: Les Destins ont dicté Farrét irrévocable. ANTIGONE. Des Destins menaçans que l'arrêt soit trompé ! POLYNICE. OEdipe fugitif leur est-il échappé ? ANTIGONE. OEdipe à la vertu resta du moins fidèle. POLYNICE. Malgré mon repentir je suis séparé d'elle. ANTIGONE. Par ce père expirant... POLYNICE. Il me pardonne en vain. ANTIGONE. Dirai-je par ta sœur? POLYNICE. J'ai flétri son destin. ANTIGONE. Par le Ciel qui te voit... POLYNICE. C'est le Ciel qui m'opprime. ANTIGONE. Par ce fatal oracle... POLYNICE. Il me condamne au crime. 438 OEDIPE A GOLONE. A N T I G O N E. Au nom de tes sermeiis... POLYNICE. Les Dieux m'ont dégagé. A N T I G O N E. Cruel! tu vas périr. POLYNICE. Je périrai vengé. ANTIGONE. D'un frère ! POLYNICE. D'Étéocle. A N T I G O N E. Arrête ! POLYNICE. Le perfide! Ses horribles conseils m'ont rendu parricide. Je veux punir sur lui jusqu'à mes attentats. Il vit heureux! tranquille! il règne en mes états! Et moi , de mes amis trahissant le courage , Je pourrais, à des pleurs confiant mon outrage, Prince indigne du jour, et dans l'ombre caché, Laisser le sceptre aux mains qui me l'ont arraché ! Je cours à la victoire. ANÏIGONE. A ta perte. POLYNICE. N'importe. If ACTE V, SCENE IL /|39 Céder m'est impossible, et mon destin l'emporte. Tu n'as point mérité ce destin rigoureux; Je vais finir mes jours; que les tiens soient heureux. Seulement, 6 ma sœur, exauce ma prière; Accorde à Polynice une grâce dernière. A NT I GO NE. Si ce n'est pas un crime, et si j'ai ce pouvoir... POLYNICE. Non : ce n'est pas un crime , et c'est même un devoir. Que mon corps ne soit point privé de sépulture; Dans un frère coupable honore la nature. Adieu. Si tu n'as pu terminer mes malheurs, Du moins sur mon tombeau je sentirai tes pleurs. ( Il sort. ) SCÈNE III. ANTIGONE, LE CHOEUR. ANTIGONE. Inutiles efforts ! il fuit ! il m'abandonne ! Grands Dieux! avec OEdipe enlevez Antigone; Et, si deux fils ingrats vous ont trop offensés. Que mes vœux innocens ne soient point repoussés. De tous leurs attentats je veux payer la dette; Du crime et de la mort que mon sang les rachette; Redemandez ma vie, et ne poursuivez plus Le reste infortuné des enfans de Cadnius. 44o OEDIPE A COLONE. LE CHOEUR. Thésée auprès de vous s'empresse de se rendre. ANTlCxONE. C'est la mort de mon père, hélas ! qu'il vient m'apprendre. SCENE IV. ANTIGONE, THÉSÉE, LE CHOEUR. THÉSÉE. Ce martyr étonnant de la fatalité. Qui fut vainqueur du crime et de l'adversité, Dont les maux sont finis, dont la gloire commence, Entre sa fille et moi s'approchait en silence Des bords ou le Céphise, entouré de cyprès, Morne et silencieux coule au sein des forêts. Lieux ou Pyrithoûs, des héros le modèle. M'a juré pour la vie une amitié fidèle. C'est là que le vieillard, suivant l'arrêt des Dieux, Bénit son Antigone, et lui fait ses adieux. Pur, et sanctifié dans les eaux salutaires. Il reçoit de ma main les habits funéraires ; Tous deux nous parcourons , pleins d'une sainte horreur. Ces bois religieux qu'habite la terreur : Le jour fuyait ; la nuit de ses ailes pesantes Couvrait des noirs cyprès les têtes imposantes; A travers les rameaux, la foudre à longs éclats ACTE Y, SCÈNE IV. 44i En nuage de feu marchait devant nos pas : Je contemplais OEdipe, admirant en moi-même ' Un émule d'Alcide à son heure suprême; Mais, bientôt il s'arrête : « Allons, voici l'instant, « Voici l'endroit, dit-il, où ma gloire m'attend, u Du secret de ce lieu premier dépositaire, « A votre successeur apprenez ce mystère ; « Et, lorsque de ses jours le flambeau s'éteindra, « Qu'il en instruise encor le roi qui le suivra. Il « Tel est l'ordre du Ciel : il veut que , d'âge en âge , (( De l'éclat de vos murs ce secret soit le gage. « Adieu. J'eus une fille ; elle a besoin d'appui : « Elle fut ma compagne; elle est seule aujourd'hui. « Vous lui conserverez un asile fidèle; « Ce qu'elle a fait pour moi , vous le ferez pour elle. » Ainsi parlait OEdipe; et mes embrassemens S'unissaient à mes pleurs, consacraient mes sermens. D'un habitant des cieux la voix s'est fait entendre : « OEdipe, il faut partir; pourquoi te faire attendre? « L'Olympe te réclame. » A ces mots solennels , J'ai reçu du héros les adieux éternels. Il a quitté la terre: une céleste flamme De son sein prophétique a passé dans mon ame; Et, loin de l'Univers moi-même transporté, Je respirais l'Olympe et l'immortalité. D'un demi-dieu mourant la vénérable tête S'élevait rayonnante au sein de la tempête. Il n'est plus. A vos yeux je viens de dévoiler 44^ OEDIPE A COLONE. Tout ce qu'il m'est permis d'oser vous révéler. Espérez , Antigone , un avenir prospère : Thésée existe encore; ayez encore un père: Et nous, plaçant OEdipe entre les immortels y A son nom protecteur élevons des autels. ANTIGONE. Thésée, à mes chagrins vous mêlez quelques charmes; Mais d'un père exilé j'ai recueilli les larmes : De sa gloire aujourd'hui si les Dieux sont témoins, J'ai des frères encor qui réclament mes soins. Faites-moi reconduire aux lieux qui m'ont vu naître. Le céleste courroux s'adoucira peut-être. Mes frères sont armés; que le glaive inhumain S'apaise au nom d'OEdipe et tombe de leur main. Je veux placer entr'eux les larmes d' Antigone, Partager leur péril et non pas leur couronne, Et, si le sort jaloux choisissait un vainqueur. Compagne du vaincu, partager sa douleur. THÉSÉE. Je vous seconderai, fille et sœur généreuse. Qui jamais plus que vous mérita d'être heureuse! Fléchissez les Destins : que les Dieux satisfaits Daignent à vos vertus égaler leurs bienfaits! ELECTRE, TRAGEDIE NON TERMINEE. PERSONNAGES ORESTE. ÉGISTHE. ISMÉNOR. CLYTEMNESTRE. ELECTRE. CHRYSOSTHÉMIS. LE CHOEUR DU peuple j>e Mycènes. Grecs , a3ii& d'Oreste. ÉLECTPtE, TRAGEDIE. k%f^^%/%.'VV^»'^%-'«''»*%^''^^'%'^«'^''^%^»''W%^'«''V%.'«/'W%r^,'^%/%,'%««'«.'^^/%/%.^^%/^/^««'V'%.^ Descend avec l'éclat qui suit le rang suprême. ' ACTE II, SCÈNE IL 4^9 SCÈNE IL ORESTE, ISMÉNOR, CLYTEMNESTRE , ELECTRE, LE CHOEUR. CLYTEMNESTRE. Agamemnon ! ORESTE. Grands Dieux! ELECTRE. Ombre d'Agamemiion î ORESTE. Toutes deux de mon père ont prononcé le nom. CLYTEMNESTRE. Pardonne. ELECTRE. Venge-toi. ORESTE. Quelle est cette captive? ISMÉNOR. Près du remords puissant c'est la vertu plaintive: L'une voudrait fléchir, l'autre appelle un vengeur; L'une... fut votre mère, et l'autre est votre sœur. ORESTE. Electre , ô ciel ! I s M É ]N O R. Electre. 46o ELECTRE. ORESTE. Elle a sauvé ma vie. Electre dans les fers ! tarder serait impie : Ah! délivrons ma sœur de ces liens honteux. I s M É N o R. C'est les rendre éternels, et vous perdre tous deux. Non ; pour qu'elle soit libre il faut qu'Egisthe expire. Satisfaites d'abord les dieux de votre empire; Offrez-leur tour à tour un encens solennel; Présentez-vous ensuite au tombeau paternel: Par des libations honorez l'ombre auguste, Son glaive dans la main , jurez-lui d'être juste ; Et, ces devoirs remplis, vous pourrez revenir Commander en ces lieux, délivrer et punir. ( Il sort avec Ores te. ) SCÈNE III. CLYTEMNESTRE, ELECTRE, le choeur. CLYTEMNESTRE. De quels chants tout-à-coup mon oreille est frappée! Ainsi toujours Electre, à me nuire occupée. Etale, en m'outrageant , ses fastueux regrets, Et d'un peuple sans frein caresse les excès! Egisthe peut d'un mot combler votre disgrâce ; Je vois que son absence enhardit votre audace : Craignez a son retour un juste châtiment. ACTE II, SCÈNE III. 461 ELECTRE. Ne puis-je regretter mon père impunément? C L Y T E M N E s T R E. Votre père! et vous seule étiez-vous sa famille? Ne reconnaissait-il qu'Electre pour sa fille? Il fut dénaturé; j'ai prévenu les Dieux; Et maudit soit le jour, à jamais odieux, Où je connus l'hymen , où sa chaîne abhorrée Aux filles de Tindare unit les fils d'Atrée! L'affront de Ménélas n'a pesé que sur moi : A la Grèce , à l'Asie , Hélène a fait la loi ; Hélène reconquise, à Sparte révérée. De son époux trahi règne encore adorée. Si mon front a ployé sous un joug oppresseur, Mère, j'ai dû venger ma fille et votre sœur: jL'Aulide dès long-temps m'avait justifiée; La triste Iphigénie y fut sacrifiée; Son sang fut répandu par la main de Calchas Pour acheter les vents et dix ans de combats. Votre père ordonna ce meurtre sacrilège. Avait-il des forfaits le sanglant privilège? Doux noms, liens sacrés, vous disparûtes tous; En cessant d'être père , il cessa d'être époux ; Il fut mon devancier dans le chemin du crime ; Et c'est lui qui m'apprit à choisir la victime. ELECTRE. O pudeur! on sait trop qu'un roi victorieux Sous le glaive adultère expira dans ces lieux; 46^ ELECTRE. On sait trop qu'une épouse... et vous en faites gloire ! Quand mon père n'est plus , vous frappez sa mémoire! Vous appelez forfait l'excès de son malheur ! C'est vous qui l'accusez du meurtre de ma sœur! Vous! La vengeance impie, un orgueil homicide, N'ont point versé le sang qui fuma dans l'Aulide, Mais les cris de vingt rois, mais le camp révolté, Mais la voix de Calchas et du Ciel irrité. Si mon père d'un crime avait été capable. Epouse, étiez-vous juge et bourreau du coupable? I Les Dieux, se réservant le soin de se venger, Vous chargeaient de le plaindre et non de l'égorger?! Oseriez-vous enfin vous offrir pour modèle? ! Ne redoutez-vous pas qu'à vos leçons fidèle. Et des mêmes raisons colorant sa fureur, Des cendres de mon père il ne sorte un vengeur? CLYTEMNESTRE. Vous l'appelez du moins : votre désir funeste Ne suit, n'entend, ne voit, ne respire qu'Oreste. ELECTRE. Oreste! il est errant, sans trône, sans pays; Oreste ! il est mon frère ; il était votre fils. CLYTEMNESTRE. Ai-je encor le plaisir et le droit d'être mère? ELECTRE. Il Un mot vous a rendu ce sacré caractère : | Vous cachez avec peine un impuissant regret. ACTE II, SCENE III. 463 CLYTEMNESTRE. Oui, VOUS me l'arrachez cet horrible secret; Mou forfait me poursuit : sensible et criminelle , La nature punit mon outrage envers elle. Faut-il vous dévoiler tous les tourmens d'un cœur Qui se débat en vain sous le remords vainqueur? Vous pleurez sans effroi , mais il est d'autres larmes. Un songe, hier encore, augmenta mes alarmes: C était dans ces momens où la naissante nuit Remplace un jour douteux qui baisse et qui s'enfuit; Quand le premier sommeil sur la terre en silence Vient effrayer le crime et calmer l'innocence, Il me semblait d'Io parcourir les forêts, Lieu sombre , lieu terrible , où parmi les cyprès Agamemnon repose au fond d'un mausolée: J'y vois son ombre errante et d'un crêpe voilée , Mais la couronne en tête, et dominant encor. Sur le tombeau royal planter un sceptre d'or; J'y vois Egisthe... hélas! j'ai dû le reconnaître. Toucher, saisir le sceptre, et soudain disparaître. Quand mes cris l'appelaient, 6 prodige nouveau ! A la place du sceptre un naissant arbrisseau Sortit avec effort du milieu des ruines; Des flots de sang humain fumaient dans ses racines: Etendant tout-à-coup ses rameaux attérés , Ce faible rejeton, grandissant par degrés. Bientôt roi des forêts, levant sa tête altière, D'un ombrage imposant couvrit Mycène entière; 464 ELECTRE. Et, sous ce vaste abri, le peuple de ces lieux, L'encensoir à la main, remerciait les dieux. ELECTRE. Ah! ma mère, écoutez leur volonté suprême: Ce naissant arbrisseau , c'est Oreste lui-même. Accordez un appui , maintenant précieux , A ses jeunes rameaux qui toucheront les ci eux. Celui d'Oreste un jour pourra vous être utile Contre Égisthe et le crime : il sera votre asile. C LY T E M N E s T R E. Vous insultez, Electre, à mes sens interdits. Que me proposez-vous î ELECTRE. De rappeler un fils. D'être encore une mère et d'oser le paraître; De ployer sous les Dieux, de les fléchir peut-être. Ayez pitié d'Oreste , et ne le craignez pas : Vous savez quel péril environne ses pas ; Hélénus le poursuit ; Mycène le réclame : Si le poids de la haine a fatigué votre ame, Oh! combien pour un fils errant, persécuté.^ Il est dur de haïr le sein qui fa porté ! Mon frère n'aura pas cet horrible courage. Moi-même, sous vos yeux subissant l'esclavage. J'étoufferai ces cris , ces transports douloureux Qu'un excès d'injustice arrache au malheureux : Vous n'entendrez de moi que le doux nom de mèr" Si vous aimez en cor, si vous sauvez mon frère. ACTE IT, SCÈNE 111. 465 Rendez-vous : que ce cœur amolli tout entier , Ose avec la vertu se réconcilier; Du Ciel et des humains obtenez votre grâce; Et si , du sein des morts , un époux vous menace , Pour imposer silence à ses mânes sanglans, Entre son ombre et vous rassemblez vos enfans. CLYTEMNESTRE. Non, je ne puis franchir la barrière du crime. Il ne me reste plus, sous le poids qui m'opprime, Que de stériles pleurs, des remords superflus, Et l'amer souvenir d'un bonheur qui n'est plus. Ce fils , de qui l'enfance eut pour moi tant de charmes, Cet Oreste, l'objet de mes secrètes larmes. Qui de mes derniers jours dut être le soutien, A l'épouse d'Egisthe Oreste n'est plus rien: 11 faut, en gémissant, subir ma destinée. Adieu: le Ciel ramène une horrible journée; Egisthe est près d'ici; ces lieux vont le revoir, j Evitez son aspect; je cours le recevoir. I Désormais inégale au poids du diadème, II Puissé-je auprès d'Egisthe, échappant à moi-même, i Bannir de mes chagrins l'insupportable nuit , : Et trouver un moment le repos qui me fuit ! ELECTRE. l Trouve-t-on le repos auprès de son complice? ( Ne vous en flattez pas : il est dans la justice. Allez rejoindre Egisthe; et je vais, loin de vous, OEuvres posthumes. I. -JO 466 ELECTRE. Pleurer sur son tombeau mon père et votre époux. ( Tous s'en vont , excepté le chœur. ) SCÈNE IV. LE CHOEUR. Songe effrayant, songe homicide! Les malheurs du sang Pélopide Souilleront de nouveau ces lieux; Bientôt les artisans du crime Seront unis à leur victime : Voilà ce qu'annoncent les Dieux. Du roi chef des rois de la Grèce La voix terrible et vengeresse Pousse encor un cri souverain : Ce cri prolongé dans l'Averne, Eveille au fond de sa caverne trinnys aux cent pieds d'airain. Entre Thémis et la puissance L'horrible déité s'avance; Le fer luit du sein des tombeaux : Il arme sa main forcenée; Et d'un parricide hyménée Le sang éteindra les flambeaux. ACTE TU, SCÈNE I. 467 ACTE m. SCÈNE PREMIÈRE. ÉGISTHE, GLYTEMNESTRE. ÉGISTHE. JLjaissez-nous dans ces lieux, habitans de Mycène Et vous, à qui je dois ma grandeur souveraine, En ce jour solennel, goûtez, ainsi que moi, A l'abri du péril un bonheur sans effroi. GLYTEMNESTRE. En ce jour ! ÉGISTHE. L'ennemi de mon pouvoir suprême, Oreste, ce fléau d'Egisthe et de vous-même. Qu'aux rives de Grissa poursuivait Hélénus... GLYTEMNESTRE. Oreste ! ÉGISTHE. G'en est fait : Oreste ne vit plus. GLYTEMNESTRE. Mon fils ! 3o. 468 ELECTRE. ÉGISTHE. D'un nom si doux Clytemnestre l'appelle? NATHAN LE SAGE, DRAME EN TROIS ACTES, ET EN VERS, IMITÉ DE l'allemand DE LESSING. PERSONNAGES. SALADIN, sultan. NATHAN , négociant juif. OLIVIER DE MONTFORT, templier. DOM TREMENDO , patriarche de Jérusalem FRÈRE BONHOMME, moine. ZOÉ , crue fille de Nathan. BRIGITE , gouvernante de Zoé. Suite du Patriarche. La scène est à Jérusalem , sous le règne de Saladin. On voit d'un côté la maison de Nathan, de l'autre des pal- miers, une colline, et, dans le lointain, un monastère sur le mont Thabor. NATHAN LE SAGE, DRAME. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIER^:. NATHAN, BRIGITE. BRIGITE. vJuE le ciel soit loué! que béui soit ce jour! Quoi, Nathan, mon cher maître, est enfin de retour? NATHAN. J'ai visité de Tyr le fastueux rivage : A.ï-]e été trop tardif pour un si long voyage ? Chaque jour, chaque nuit, combien j'ai regretté Ma patrie et le toit par ma fille habité ! BRIGITE. Ne voyagez donc plus; c'est assez d'opulence. O Nathan, peu s'en faut que, durant votre absence, Ce toit de vos aïeux... NATHAN. N'ait été consumé: 472 NATHAN LE SAGE. De cet événement je viens d'être informé. Dieu veuille que ta voix n'ait plus rien à m'apprenclre î BRIGITE. La maison tout entière allait tomber en cendre. NATHAN. On l'aurait reconstruite. BRIGITE. Et Zoé n'était plus. NATHAN. Ces détails effrayans ne me sont pas connus. Zoé, dis-tu, Zoé m'allait être ravie! Ah , malheureux ! peut-être elle a perdu la vie. BRIGITE. Eh! non, non. NATHAN. Dis-tu vrai ? ne me trompes-tu pas ? BRIGITE. Non; car j'aurais du moins partagé son trépas. NATHAN. Pourquoi troubler ainsi ma tendresse inquiète? Sa vie est donc?.... BRIGITE. Certaine. NATHAN. Et sa santé? BRIGITE. Parfaite. NATHAN. Ma Zoé, mon enfant! ACTE I, SCÈ]N[E I. 4?^ BRI GITE. Ces noms sont-ils les siens? IVATHAIV. IMa Zoé , mon trésor ! le premier de mes biens ! BRIGITE. Peut-il être en effet compté parmi les vôtres? NATHAN. La nature et le sort m'ont donné tous les autres: Ce n'est qu'à la vertu que je dois celui-ci. I BRIGITE. n est vrai. Toutefois , souvenez-vous aussi Que l'on pourrait avoir un droit plus légitime; Qu'au temps oii les Français ont assiégé Solime, Dans le fort du combat, plusieurs jeunes enfans Pêle-mêle emportés, chrétiens et musulmans, Furent mis en dépôt sur le mont Solitaire Où Philippe en partant bâtit un monastère. NATHAN. Oui , que l'on voit d'ici : l'hospice du Thabor. Je n'ai rien oublié. BRIGITE. Souvenez-vous encor Qu'alors certains écrits prouvaient leur origine. NATHAN. Ces écrits sont perdus : Zoé fut orpheline; J'ai dû la recueillir, et mon droit est sacré. BRIGITE. Ce que l'on croit perdu n'est souvent qu'égaré. 474 NATHAN LE SAGE. NATHAN. Tu penses qu'il fallait lui fermer mon asile ? B R I G I T E. Depuis peu nous avons un patriarche habile : Il est notre voisin; il sait parler, agir. NATHAN. Des bienfaits découverts ne font jamais rougir. BRI GITE. Et Zoé! quelle foi, s'il vous plaît, est la sienne? Pour moi, bonne Française et meilleure chrétienne, J'ai resté près de vous; mais... NATHAN. T'en repens-tu? BRI GITE. Non; Car vous fûtes toujours si généreux, si bon! Vous n'êtes cependant, quoique l'on vous admire... NATHAN. Qu'un juif. Oui , c'est bien là ce que tu voulais dire. B R I G I T E. Vraiment, c'est grand dommage. NATHAN. Oh! sans doute. Et pourquoi Ne vois-je pas encor ma fille auprès de moi ? BRIGITE. C'est qu'elle sommeillait. Elle est un peu troublée. D'un péril qui n'est plus trop souvent accablée. Elle pense en dormant être au milieu des feux: ACTE 1, SCÈNE I. 475 Tranquille , cette nuit elle eiitr'ouvrait les yeux , En s'écriant : « Il vient : voila , voilà mon père ; a J'entends sa douce voix. » Si Zoé vous est chère La pauvre enfant vous aime, et jusques aujourd'hui Elle n'a respiré que pour vous et pour lui. NATHAN. Pour lui , dis-tu ? qui , lui ? B R I G I T E. Mais, lui... qui l'a sauvée. NATHAN. O bonheur! Et qui donc? qui me l'a conservée? B R I G I T E. ■C'est un jeune Français, un de ces chevaliers Qui rendent si fameux le nom de Templiers. L'ame de Saladin, pour lui seul adoucie, A ce chrétien captif avait laissé la vie. NATHAN. Que de ressorts cachés! quel étonnant destin! Un chevalier français qu'épargne Saladin ! B R I G I T E. Oui, sans doute, un Français, un Templier, vous dis-je. NATHAN. Dieu ! pour sauver Zoé tu faisais un prodige ! BRIGITE. 'I Sans ce brave chrétien... NATHAN. Cet homme est bien heureux ! Ne tardons plus; cherchons ce mortel généreux; 47^ NATHAN LE SAGE. Je veux le voir, Brigite. Ah! conduis-moi de grâce. B R I G I T E. Où donc ? NATHAN. A ses genoux, pour que je les embrasse; J'ai besoin de le voir. J'étais loin de ces bords; Mais vous avez sans doute épuisé mes trésors; Et , pour récompenser ce bienfaisant courage , Donné mes biens entiers et promis davantage? BRI GITE. Donné, promis : c'est bon ; mais quand l'aurions-nous pu? Il est venu, Dieu sait comment il est venu; Il est parti , Dieu sait quel séjour il habite. Le jour de l'incendie il accourut bien vite; Dans les torrens de flamme on le vit s'engager, Sans daigner seulement s'informer du danger : C'est un guerrier français : il est né magnanime. Envoyé par son Dieu pour sauver la victime, De Zoé solitaire il entendit les cris. Quand les toits embrasés s'écroulaient en débris, Quand déjà l'on pleurait son inutile zèle. On le vit tout-à-coup s'élancer avec elle. Poser d'un bras nerveux son précieux fardeau, Et, du plus grand sang froid secouant son manteau, Echapper à nos yeux dans la foule étonnée. NATHAN. Echapper, me dis-tu? la première journée! ACTE I, SCÈNE I. 477 B R I G I T E. Comment! durant trois jours après lui j'ai couru; Enfin sous ces palmiers il a pourtant paru. De mes courses bientôt je me suis repentie; Et tout autre à ma place eût quitté la partie. Moi, le matin, le soir, je ne le quittais pas; Je l'ai prié , pressé d'accompagner mes pas , De remplir de Zoé la timide espérance, De recueillir les pleurs de sa reconnaissance. Il avait beau me fuir, et souvent m'insulter: Ses refus outrageans n'ont pu me rebuter. Mais , depuis plusieurs jours , toute recherche est vaine ; Dix fois, sous les palmiers, sur le mont, dans la plaine, ' Partout j'ai demandé si quelqu'un l'avait vu : On ignore partout ce qu'il est devenu. Sur cela de Zoé la tête se dérange; j Car cette chère enfant s'imagine qu'un ange. Oui, qu'un ange, le sien, le gardien de ses jours. Est venu lui prêter de célestes secours. NATHAN. Un ange! BRICITE. Ce départ confirme sa pensée. NATHAN. Brigite a combattu cette erreur insensée? BRI GITE. Mais pas trop. 478 NATHAN LE SAGE. NATHAN. C'est à moi d'éclaircir tout ceci. Un ange! BRI GITE. Est-ce un grand mal ? Mais enfin la voici. SCÈNE IL NATHAN, ZOÉ, BRIGITE. ZOÉ. O mon père, c'est vous que le ciel me renvoie! Après tant de chagrin j'aurai donc quelque joie. Embrassez votre fille, et ne la quittez plus. Vos accens jusqu'à moi sont déjà parvenus. Votre voix cette nuit déjà s'est fait entendre. NATHAN. La tienne me ranime : elle est sensible et tendre. ZOÉ. Quels fleuves , quels déserts n'avez-vous pas franchis ! Et les monts jusqu'à vous n'ont pas porté mes cris, Les cris de votre fille aux feux abandonnée, Et loin de vos secours à mourir condamnée? Un ange protecteur, aussi jeune que beau, Et qui, dit-on, sur moi veilla dès mon berceau. Vit des sommets du ciel votre fille expirante; Il entendit rugir la flamme dévorante; D'un chevalier du Temple il prit le vêtement ; ACTE I, SCENE IL 479 Il s'élança pour moi des champs du firmament, Traversa tous les cieux , descendit dans Solime , Et sur son aile blanche enleva la victime. BRIGITE. L'ange est un Templier; l'aile blanche... NATHAN. 1 Un manteau. Brigite en mon absence a brouillé son cerveau. BRIGITE. Grâce à vous , votre fille a fort peu de croyance. Laissez en paix son ange: il est, sans conséquence, Admis du musulman , du juif et du chrétien. NATHAN. Non, l'imposture nuit; l'erreur n'est bonne à rien. De l'oubli des bienfaits pourquoi faire une étude? Pourquoi sanctifier jusqu'à l'ingratitude? Supposons-le, ma fdle; un ange est ton appui: Eh bien, tu lui dois tout; tu ne peux rien pour lui. Va, ne renonce point à la reconnaissance; Va, le prix du bienfait est en notre puissance: Offrons tous mes trésors à ton libérateur; Mais ce n'est point assez : conserve-lui ton cœur. Zoé, c'est un jeune homme avec l'ame d'un ange. Jusque-là tout est simple; et tu veux de l'étrange, Du miracle? Eh bien, soit. Peux-tu donc oublier Qu'il est Européen, Français et Templier? Dieu ne l'a-t-il donc pas tiré de sa patrie Pour qu'il vuit te sauver au fond de la Syrie ? 48o NATHAN LE SAGE. Ne l'a-t-il point conduit sur les bords du Jourdain ? N'a-t-il pas désarmé le bras de Saladin ? Quand vit-on devant Dieu s'abaisser plus d'obstacles ? Quel miracle est plus grand, s'il vous faut des miracles? ZOÉ. Souvent , sous les palmiers , il s'offrait à nos yeux ; Mais il a disparu. NATHAN. Pour remonter aux cieux? BRI GITE. Eli! laissez-lui son ange. NATHAN. Eh! laisse-là ton zèle. Viens, Zoé; par erreur ne deviens pas cruelle. Ecoute : si cet ange à qui tu dois tes jours, Etait abandonné , malade , sans secours ? ZOÉ. Malade ! lui ! mon sang s'est glacé dans mes veines. NATHAN. Les veilles, les besoins, le poids secret des peines, La chaleur du climat, tout l'aura consumé. Au ciel de l'Occident il est accoutumé : Sur la terre étendu, sans un ami... ZOÉ. Mon père! NATHAN. Sans or pour acheter l'amitié mercenaire, Il ne possède rien dans son état cruel, ACTE T, SCENE IL ^iSi Rien que sa conscience et les regards du Ciel. ZOÉ. Que je sauve à mon tour celui qui m'a sauvée. NATHAN. Ah ! d'un si noir tableau ton ame est soulevée ! Ton bienfaiteur souffrir! non, Zoé, non, jamais, Si tu sens le besoin de payer ses bienfaits; C'est Dieu qui les inspire et qui les récompense. ZOÉ. Oui, consolez mon cœur, soyez ma providence. Déjà l'événement répond à votre espoir; Cet appui, ce sauveur, je viens de le revoir; C'est lui; tenez, c'est lui, debout sur la colline. Les regards étendus sur la plaine voisine. Un palmier me le cache. Ah ! s'il tournait les yeux ! C'est que je pense à lui ; mais lui ! BRIGITE. Vraiment, tant mieux. Car, s'il nous aperçoit, il va prendre la fuite. ZOÉ. Il descend. NATHAN. Viens, rentrons. Va le trouver, Brigite; A ce brave jeune homme annonce mon retour. Va, dis-lui que Nathan veut le voir en ce jour; Dis-lui bien de presser l'heure douce et prospère Où nous lui rendrons grâce, où la fille et le père OEuvres posthumes. I. J 1 482 NATHAN LE SAGE. Jouiront du bonheur de tomber à ses pieds. ( Ils sortent. ) SCÈNE III. MONTFORT, BRIGITE. MO NT FORT. Vous me suivez toujours ! BRIGITE. Toujours vous me fuyez!- MONTFORT. Que voulez-vous encor? qu'avez- vous à me dire? BRIGITE. Que la jeune Zoé vous attend et soupire. Elle a versé des pleurs ; vous étiez loin d'ici : Vous voilà de retour; le père l'est aussi. MONTFORT. Qu'est-ce à dire? le père. BRIGITE. Oui, ce juif honnête homme, Riche , bon , généreux ; c'est Nathan qu'il se nomme. MONTFORT. Vous l'avez dit cent fois: Nathan, je m'en souviens. BRIGITE. Le Sage ; c'est le nom qu'il reçoit chez les siens. MONTFORT. Peut-être chez les siens qui dit riche, dit sage. Mais , que veut-il de moi ? ACTE I, SCÈNE III. 483 B R I G I T E. Vous rendre son hommage, Du sauveur de sa fille embrasser les genoux, L'offrir a vos regards, s'acquitter envers vous, Déposer à vos pieds une immense fortune. MONTFORT. Femme, retirez-vous; ce discours m'importune. Quand j'expose mes jours, ce n'est point pour de l'or. BRIGITE. Ce que vous avez fait... MONTFORT. Je le ferais encor. Allez: ne troublez point ma douce solitude. Sans trésor, il est vrai, mais sans inquiétude. Je viens près des palmiers goûter quelque loisir; Je rêve sous leur ombre, et c'est mon seul plaisir. Adieu. BRIG TE. Je n'ose pas insister davantage: Je crois qu'il est encor revenu plus sauvage. ( Elle sort. ) SCÈNE rv, MONTFORT, F. BONHOMME. F. B O N H O M M E , à part. C'est lui. Voyons. MONTFORT, à part. Ce moine a de secrets desseins. 3i. 484 NATHAN LE SAGE. F. B O N H O M M E , à part. Dur métier] MONT FORT, à part. De quel œil il regarde mes mains! F. BONaSOMME. Chevalier ! MONTFORT. Je n'ai rien; j'en suis fâché, mon père. F. BONHOMME. Je suis frère servant. MONTFORT. Soit. Je n'ai rien, mon frère. F. BONHOMME. Dieu vous saura toujours gré de l'intention : (A part.) Mais... par où commencer? la méchante action! MONTFORT. Vous voulez me parler ? F. BONHOMME. Eh! mais vraiment sans doute; En secret toutefois. MONTFORT. Aucun ne nous écoute. F. BONHOMME. Voyez-vous le sultan? M o N T F O B T. Une fois je l'ai vu. F. BONHOMME. Oh ! vous le reverrez : vous en êtes connu. ACTE 1, SCÈNE IV. 485 C'est bien dommage, au fond , qu'avec tant de lumières Il n'ait pas pris encor du goût pour nos mystères. Affable, bumain, parfait, s'il devenait cbrétien! MONTFORT. Quant à moi, j'aurais cru qu'il ne lui manquait rien. F. BONHOMME. Pardon, si près de vous je fais une démarche Singulière à mon sens ; mais , dit le patriarche... Avez-vous aperçu le patriarche? MONTFORT. Non. F. BONHOMME. Le patriarche dit qu'il a toujours raison ; Il veut qu'on obéisse et, surtout, que l'on croie. Je suis un pauvre moine , et c'est lui qui m'envoie. MONTFORT. Et vers moi, s'il vous plaît, pourquoi vous envoyer? F. BONHOMME. Oh ! vous l'allez savoir. Vous êtes chevalier : Il a fondé sur vous une grande espérance. Dom Tremendo prétend que, si votre vaillance Veut remplir un décret par le Ciel arrêté, Vous pouvez, d'un seul coup, sauver la chrétienté; Qu'envers un infidèle aucun bienfait ne lie. Il parle de Judith , des murs de Béthuiie , De Débora, d'Aod; car il est fort savant. Connaît bien l'Ecriture, et la cite souvent. 486 NATHAN LE SAGE. MONTFORT. Au fait. F. BONHOMME. Il faut, dit-il, qu'un jour Saladin meure. Ce jeune chevalier peut le voir à toute heure... MONTFORT. Un crime?... F. BONHOMME, à part. Bien ! fort bien ! il n'acceptera pas. MONTFORT. Et votre patriarche a compté sur mon bras? F. BONHOMME. N'allez pas me trahir. Foi de frère Bonhomme , Je le trouve un grand saint, mais un bien méchant homme. De goûts, d'avis, d'humeur nous différons parfois: Il est de Salamanque, et je suis Champenois. MONTFORT. Sait-il que Saladin fut toujours magnanime? F. BONHOMME. Il s'en doute fort peu. MONTFORT. Sait-il quelle victime Il lui plut d'épargner? F. BONHOMME. Vous. Il ne sait pourquoi. Il ne comprend pas bien... MONTFORT. Sans peine je le croi. ACTE I, SCÈNE IV. 4B7 Un seiitiiiient sublime a de quoi le surprendre. Vous lui raconterez ce qu'il ne peut comprendre. F. BONHOMME. Je vous écoute. MONTFORT. Un mois s'est à peine écoulé Depuis qu'en combattant, par le nombre accablé, Je fus conduit captif au Soudan de Syrie. A ses yeux, dans sa cour, j'allais perdre la vie; Le col nu, le front calme, et d'un œil sans effroi Je contemplais le fer déjà levé sur moi. Ma jeunesse, un maintien que n'ont pas les esclaves Frappent son ame altière : un brave aime les braves. Fixant bientôt sur moi des regards attendris. Il crie : « Assad î mon frère ! arrêtez. » A ces cris Vers les yeux du grand homme on se tourne en silence : On attend ses décrets. Tout-à-coup il s'élance Jusqu'à moi; dans mes bras il arrive éperdu; Ecarte avec sa main le glaive suspendu; Tremblant, baigné de pleurs, et d'une voix humide : « Jeune Français , dit-il , toi que rien n'intimide ! c( J'ai vu par tes chrétiens mes états ravagés ; « Par tes mêmes chrétiens mes enfans égorgés « Ont péri loin de moi , loin de leur tendre mère : « N'importe. En te voyant j'ai cru revoir mon frère. « Dès long-temps, mon Assad a rejoint ses aïeux: « Va , c'est lui qui te sauve ; il revit à mes yeux : « Va, jeune homme, ce front oii se peint le courage 488 NATHAN LE SAGE. « Ne m'aura pas en vain présenté son image. « Ses traits, ses traits chéris, dont je te vois paré, « D'un chrétien qui me hait font un être sacré. « Conserve-les long-temps , et bénis sa mémoire. « Tu vivras. » F. BONHOMME. Le grand prince ! MONTFORT. Aussi grand que sa gloire. Ce fer, qu'il m'a laissé, lui percerait le sein! Un chevalier français n'est pas un assassin. Je veux bien lui cacher ce complot homicide; Car le dieu qu'il imite h ses destins préside. Si votre patriarche invoque une autre main. Si même des guerriers attaquaient Saladin , Quand je reconnaîtrais la bannière chrétienne, Ce manteau , cette croix n'ont rien qui me retienne : De mon cœur seulement je recevrais la loi ; Et c'est mon bienfaiteur qui doit compter sur moi. F. BONHOMME. Me voilà soulagé: j'avais bien des alarmes. MONTFORT. Vous pleurez? F. BONHOMME. Ce n'est rien. MONTFORT. Ne cachez point vos larmes; Elles vous font honneur, homme simple et pieux: ACTE I, SCÈNE IV. 489 Vous n'êtes point savant , mais vous en valez mieux. Adieu. Je vais finir ma course solitaire. F. BONHOMME. Et moi, content de vous, je rentre au monastère. Dans peu , le patriarche entendra mon récit. Je conçois à quel point ce que je vous ai dit A dû vous inspirer l'horreur et la surprise; Mais on sert quelquefois des maîtres qu'on méprise; Et, contraint d'obéir, on gémit sans témoin. Adieu. Dans ce couvent que vous voyez de loin Songez que vous avez un serviteur fidèle. Dom Tremendo croira que j'ai manqué de zèle; Car il ne comptait point sur un cœur généreux. Je n'ai pas réussi: je m'en vais bien heureux! ■i--r3r-»9-tf'^r-i 490 NATHAN LE SAGE. ACTE IL SCENE PREMIERE. SALADIN. « Jl ouRQUOi marcher, dit-on , sans suite, sans escorte?» Pourquoi pas? «Mais l'usage! » On s'y fera. Qu'importe? « Un sultan! quel abus! » je ne sais point de loi Qui me force à traîner une cour après moi. Régner, régner toujours, s'ennuyer par décence, Se condamner sans cesse à la magnificence: Voilà les vrais abus. Mes sujets sont soumis ; Parmi les musulmans je n'ai que des amis ; Quelle main peut d'ailleurs changer les destinées? Celui qui nous fait naître a compté nos journées. Des traces d'incendie! ah! oui, c'est la maison De ce juif estimé pour ^ droite raison. Excepté les chrétiens, tout Solime le vante. Est-il vrai que sa fille, une fille charmante, Jusqu'ici de Moïse ait ignoré la loi? Qu'elle révère un dieu, mais n'ait point d'autre foi? Eh bien , un dieu suffit : la nature l'atteste ; Notre cœur le révèle; il faut un dieu. Le reste... Le père est juif pourtant. Cet homme est singulier. ACTE II, SCÈNE IL 491 SCÈNE II. SALADIN, NATHAN. NATHAN, à part. C'est donc à moi de voir ce jeune templier! Oui; s'il a de Brigite épuisé la constance. Mes efforts plus heureux vaincront sa résistance. SALADIN, à part. Je ne me trompe pas ; c'est bien lui ; c'est Nathan. NATHAN, à part. J'entends du bruit. Ô ciel ! j'aperçois le sultan. Fuyons. On est toujours assez près de son maître. SALADIN. Demeure. Que crains-tu? je voudrais te connaître. Ton nom est Nathan? NATHAN. Oui. SALADIN. Le sage Nathan? NATHAN. Non. SALADIN. C'est le peuple du moins qui t'a donné ce nom. NATHAN. Le peuple! il peut errer. SALADIN. Quelquefois il est juste. %2 NATHAN LE SAGE. NATHAN. Mais si par raillerie il donne un titre auguste , Ou si le riche avare est un sage à ses yeux? SALADIN. Tu me prouves déjà que l'on t'a jugé mieux. Tu chéris la raison; tu parais la connaître: Gela seul fait le sage. NATHAN. Et chacun pense l'être. SALADIN. D'un ton moins réservé réponds à mon accueil. L'excès de modestie est un excès d'orgueil. Je te crois honnête homme: en toi j'ai confiance. NATHAN. Je saurai mériter toujours la préférence: Tu seras satisfait des qualités, du prix. SALADIN. Du prix? que me dis-tu? NATHAN. Tu peux avoir appris Qu'en voyage long- temps... SALADIN. Laisse-là ton voyage. Tu réponds en marchand; Saladin parle au sage. NATHAN. Commande. Que veux-tu ? SALADIN. Chaque peuple a sa loi , ACTE II, SCENE IL 493 Ses dogmes, ses martyrs, ses prophètes, sa foi. Eclairé par l'étude et par l'expérience, Sans doute, tu connais la meilleure croyance? NATHAN. Saladin, je suis juif. SALADIN. Et je suis musulman. Mais, né dans la Syrie et né fils d'un sultan. Sans trop examiner les dogmes de nos prêtres. J'ai cru ce qu'autrefois avaient cru mes ancêtres. Un sage avec lenteur doit tout approfondir. Dis-moi quel fut ton choix; je veux aussi choisir: îîe flatte Mahomet, ni Jésus, ni Moïse; *^ En homme libre et franc réponds à ma franchise. Te voilà tout-à-coup rêveur, silencieux! Il Ta réponse n'est pas écrite dans mes yeux. Je le vois, ma demande a surpris ton oreille: Les sultans ne font pas de question pareille; 1 Je le sais : néanmoins , tu l'avoûras , Nathan , La question n'est pas indigne d'un sultan. Allons, réfléchis, pense avant de me répondre. NATHAN, à part. Il est vrai : la demande a lieu de me confondre. J'ai cru, moi, qu'il allait m'emprunter de l'argent, Et c'est la vérité qu'il faut donner comptant! Singulière monnaie ! elle a pu sembler belle Lorsqu'on l'appréciait à sa valeur réelle ; Mais depuis bien long-temps elle a fort peu de cours, 494 NATHAN LE SAGE. Et son poids est , surtout , ignoré dans les cours. SALADIN, à part. Il est embarrassé. NATHAN, à part. Quel fut mon choix? qu'importe? Alors qu'il veut entrer, l'ami frappe à la porte; Le prince apparemment prend d'assaut la maison. Comment unir ensemble et prudence et raison ? Être juif, rien que juif, c'est bien fort pour un sage: N'être pas juif du tout, c'est bien plus fort. SALADIN. Courage. NATHAN, à part. Pourquoi pas musulman ? me dira-t-il soudain ? SALADIN. Eh bien , Nathan ? NATHAN. De grâce, un moment, Saladin. ( à part. ) L'adresse est nécessaire en affaires semblables. Fort bien : dans l'Orient, on aime encor les fables; C'est le meilleur moyen d'éclairer des enfans, Des hommes, des vieillards et, surtout, des sultans. SALADIN. Es-tu prêt? NATHAN. Je le crois. SALADIN. Réponds sans plus attendre. ACTE II, SCENE IL 495 NA.THAN. Tous les chefs des états puissent-ils uous entendre! s A L A D I N. Voilà parler en sage, en homme sûr de soi. Quelle est donc ta réponse? NATHAN. Un moment. Permets-moi De te conter d'abord une histoire authentique. Une histoire morale, et d'un auteur antique. SALADIN. Pourquoi pas? à coup sûr tu la conteras bien. NATHAN. Bien, non; mais à l'auteur je ne changerai rien. SALADIN. Modeste avec orgueil ; c'est ton vice ordinaire. NATHAN. Un père avait trois fils qu'il aimait comme un père: Il avait hérité d'un effet précieux. D'une bague , trésor chéri de ses aïeux : C'était un diamant d'un éclat admirable. Un don rendait surtout la bague inestimable : Elle faisait aimer son heureux possesseur: Se faire aimer, c'est là le premier bien du cœur. Dans ces épanchemens de naïve tendresse Que, lorsqu'on n'est point père, on appelle faiblesse, Sous le sceau du secret souvent il a promis La bague de famille à chacun de ses fils; Mais la vieillesse arrive; il faut choisir. Que faire? 496 NATHAN LE SAGE. Il consulte un habile et discret lapidaire, Et fait tailler par lui deux autres diamans Au modèle donné de tous points ressemblans , Et si fort qu'ils trompaient jusqu'aux regards du père: Il ne reconnaît plus la bague héréditaire. Son cœur est soulagé du poids qui l'accablait: Chacun de ses enfans sera donc satisfait. En secret tour-à-tour le vieillard les appelle, Les bénit, leur remet la bague paternelle, Lève les mains au ciel , qu'il invoque pour eux , Et meurt heureux lui-même, en laissant trois heureux. SA LADIN, après un silence. La suite de l'histoire; et qu'en veux-tu conclure? NATHAN. La suite se devine : éclats , débats , rupture ; Enfin devant le juge on vint plaider ses droits, Juge intègre et vieilli dans l'étude des lois. On parla longuement pour éclaircir l'affaire. Plus on l'éclaircissait et moins elle était claire. La bague existait bien, mais comment la trouver? Tous les trois affirmaient; nul ne pouvait prouver. Saladin voudra bien me pardonner, j'espère, Si je n'y vois pas mieux que le juge et le père. SALADIN. ïlst-ce là me répondre? Eh! Nathan, les objets Sont si fort différens. NATHAN. Les mêmes à -peu-près. ACTE II, SCÈNE IL 497 Des deux parts nulle preuve et constante et réelle. Tradition partout qu'on croit partout fidèle. Ce qu'à riiistorien nous ajoutons de foi Est pour nous certitude, et devient notre loi. Mes parens n'ont pas cru ce qu'ont cru tes ancêtres. Faut-il, pour nos rabbins, abandonner tes prêtres? Ou bien dois-je abjurer la foi de mes aïeux, Parce que les sultans n'ont point pensé comme eux? On peut persécuter, mais non forcer à croire. Le cœur est toujours libre. SALADIN. Achève ton histoire. NATHAN. Chacun des trois , nommant ses frères imposteurs , Jurait de les punir, d'employer des vengeurs. Poignard, flamme, poison, tout ce qui peut détruire; Car il est plus aisé d'égorger que d'instruire. SALADIN, après un silence. Mais le juge? NATHAN. Le juge! il leur dit : « Ecoutez; Ici, devant mes yeux, si vous ne présentez Ce père, seul arbitre et témoin nécessaire. Je ne puis débrouiller ce pénible mystère. Pensez-vous que la bague à l'instant va parler ? Mais que dis-je? un seul fait peut tout me révéler: La bague paternelle est facile a connaître. Par le sublime don de faire aimer son maître; OEuvres Posthumes. I. ' vJ2 498 NATHAN LE SAGE. Vous en convenez tous. Reste donc à savoir Quelle bague a reçu ce merveilleux pouvoir; Quel frère clans vos cœurs obtient la préférence. Vous n'en aimez aucun ; j'entends votre silence; De vos seuls intérêts je vous vois occupés ; Vous êtes donc tous trois et trompeurs et trompés. Par trois bagues en vain vous étonnez ma vue ; La bague primitive est sans doute perdue : Alors, voulant caclier la perte à ses enfans, Le bon père aura fait tailler trois diamans. » SAL ADIN. Bien, fort bien, à merveille. NATHAN. « Ayez plus de prudence : Recevez mon avis et non pas ma sentence. Du sang qui vous unit respectez mieux les droits. Une bague est écbue à chacun de vous trois ; Chacun de vous la tient d'un père respectable. Croyez tous trois avoir la bague véritable. Se peut-il qu'un vieillard qui vous a tous chéris Ait, en faveur d'un seul, deshérité deux fils? D'un brillant exclusif, par un choix sacrilège, A-t-il voulu fonder l'éternel privilège ? Imitez envers vous son tendre attachement ; Aimez -vous comme il fit, tous trois également, Et prouvez cet amour par votre bienfaisance. Consolez la douleur; secourez l'indigence, Dans son asile obscur cherchez l'adversité. ACTE II, SCENE IL 499 Et de votre manteau couvrez sa nudité. Quand des trois diamans la céleste puissance Aura de père en fds versé son influence, Un juge plus habile, après mille et mille ans, Devant ce tribunal citera vos enfans. » Ainsi parla le juge équitable et modeste. s A L A D I IV. Sage! ils t'ont bien nommé, chaque mot me l'atteste. NATHAN. Si le sultan croyait pouvoir juger enfin? Si ce mortel promis se trouvait Saladin ? SA L ADIN. Moi , grand Dieu! moi , Nathan ? les mille et mille années De bien long-temps encor ne seront terminées. Saladin n'aura pas l'audace de juger: Et sur le tribunal un autre doit siéger. Cet utile entretien m'a plu, je le confesse; Je goûte ton esprit; j'estime ta sagesse. Que de gens, par la haine et l'orgueil séparés. Vivraient fort bons amis , s'ils s'étaient rencontrés ! Sans croire à ton messie, à sa terre promise, Puisque ton cœur est bon, je suis de ton église. NATHAN. Sans être convaincu que l'ange Gabriel Ait apporté jadis une plume du ciel, Sans compter avec toi par les ans de l'hégire, Je révère ton ame, et bénis'ton empire. 32. 5oo NATHAN LE SAGE. SALADIN. Nathan, sois mon ami. Viens, donne-moi ta main. NATHAN. Oui , j'aimerai toujours l'ami du genre humain. SALA D IN. Je ne m'étonne plus si, depuis son enfance. Tu n'as pas à ta fille enseigné de croyance. NATHAN. Un autre dans la suite exercera ces droits. s A L A D I N. Qui? NATHAN. Peut-être un époux. SALADIN. A-t-elle fait un choix? NATHAN. En faveur d'un chrétien je la crois décidée. SALADIN. D'un chrétien, me dis-tu? d'où lui vient cette idée? NATHAN. Va, ce jeune chrétien ne t'est point odieux: C'est celui qui trouva grâce devant tes yeux ; La grâce a rejailli sur moi, sur ma famille : Tu conservas ses jours; il a sauvé ma fille. SALADIN. Lui ! NATHAN. Dans un incendie. ACTE II, SCENE IL 5oi SALADIIV. A-t-il eu ce bonheur? Comme son regard fier annonce sa valeur ! Mon frère, mon Assad, dont il offre l'image, Aurait eu, comme lui, ce généreux courage. NATHAN. Quoi! de ton frère Assad il rappelle les traits! SALADIN. C'est lui-même. Autrefois, la fille d'un Français Devint, m'avait-on dit, l'épouse de mon frère; Et même il adopta la foi de l'étrangère. Un soupçon m'est venu, peut-être sans raison. NATHAN. Moi, j'en sais davantage, et j'ai plus d'un soupçon: Mais rien n'est mûr encor; il faut que je m'adresse, Pour savoir un secret qui, je crois, t'intéresse, A ce dom ïremendo. SALADIN. C'est un méchant chrétien. NATHAN. Malgré lui quelquefois un méchant fait du bien. SALADIN. Puisses-tu réussir! il est beau d'y prétendre. Mais je veux quelquefois vous voir et vous entendre, Toi, ton aimable fille, et ce jeune Français. Adieu. Je dois donner l'exemple à mes sujets. Voici pour eux , Nathan , l'heure de la prière : Je vais offrir mes vœux à l'équitable père ' 5o2 NATHAN LE SAGE. Qui, sans haine et sans choix, de ses dons bienfaisante Fit un partage égal entre tous ses enfans. (Il sort.) SCENE III. NATHAN, MONTFORT. NATHAN. Souvent un homme illustre est Fombre de sa gloire: Mais avec tant d'éclat ne pas s'en faire accroire! Passer sa renommée ! un vainqueur ! un sultan ! C'est que le vrai héros n'est pas un charlatan. Allons , préparons-nous : le Templier s'avance. En effet, c'est Assad. Oh, quelle ressemblance! Si jeune, il paraît triste, et soupire tout bas! Bon : l'écorce est amère , et le fruit ne l'est pas. J'aime assez ce regard; il est fier et sensible. A mes vœux, chevalier, seriez-vous inflexible? MONTFORT. Vous m'êtes inconnu. NATHAN. Je vous dois tout pourtant; Et je viens m'acquitter d'un devoir important. MONTFORT. J'ai deviné, je pense, et vous êtes le père... NATHAN. De la jeune Zoé , qu'une main tutélaire Sauva d'un grand péril. ACTE II, SCÈNE III. 5o3 M O I\ T F O R T. Je suis lioiiiinc et chrétien ; Je n'ai rien fait pour vous; vous ne me devez rien. Et moi-même, en ce temps, accablé d'infortune, Succombant sous le poids d'une vie importune, Je voulais, aux dépens de mes jours malheureux, Sauver... même une juive. NATHAN. Atroce et généreux ! Le bienfaiteur modeste affecte ce langage. Par un dédain féroce il échappe à l'hommage. Permettez-moi du moins de vous interroger. N'êtes-vous point captif, à Solime étranger? Pour vous prouver l'excès de ma reconnaissance Puis-je?... M o N T F o R T. Rien. NATHAN. Je suis riche. MONTFORT. Un juif dans l'opulence N'en vaut pas mieux pour moi. NATHAN. Fermez-lui votre cœur; Mais ne refusez pas cfe qu'il a de meilleur: Disposez de mes biens. MONTFORT. De vos biens ? pour quoi faire ? 5o4 NATHAN LE SAGE. Mes désirs sont remplis, car j'ai le nécessaire; Les fruits de ces palmiers servent à me nourrir, Et ce manteau suffît, du moins, pour me couvrir. Une tache peut-être a blessé votre vue? Oui: lorsque je sauvai votre fille éperdue, Cet endroit fut brûlé. NATHAN. Que cet endroit est beau! Qu'il plaît à mes regards ! pardon : sur ce manteau Une larme est tombée. MONTFORT. Et plus d'une peut-être. NATHAN. Je l'ai pensé. MONTFORT. Quel trouble en mon ame il fait naître l NATHAN. Prêtez-moi ce manteau, généreux Templier: Oui, daignez à ma fille un moment l'envoyer. MONTFORT. Et que prétendez-vous? NATHAN. Que sa bouche le presse ; Qu'elle verse à son tour des larmes de tendresse Sur cette tache heureuse où tombèrent mes pleurs, MONTFORT. Il m'attendrit; je cède à ses accens vainqueurs. O Nathan, le travail vous donna l'opulence; ACTE II, SCÈNE III. 5o5 Mais le Ciel vous donna cette douce éloquence. NATHAN. Il mit dans votre cœur la sensibilité; Et, si Brigite en vain vous a sollicité, La vertu la plus pure a fait votre rudesse ; Vous avez craint ma fille et sa tendre jeunesse, L'éloignement d'un père et jusqu'à vos bienfaits. MONTFORT. Ainsi devrait penser un chevalier français. NATHAN. Un chevalier français, et non pas tous les hommes? Ah ! la bonté du cœur nous fait ce que nous sommes. Il est des gens de bien sous différens climats; Pourriez-vous en douter? MONTFORT. Non, je n'en doute pas; Mais les signes divers marqués par la nature Les distinguent entr'eux. NATHAN. La couleur, la figure? MONTFORT. Il est certains pays dont le sol généreux En grands hommes fertile... NATHAN. En sont-ils plus heureux ? Songez donc qu'au grand homme il faut beaucoup de place. Des cèdres rassemblés dans un petit espace Se nuisent l'un à l'autre et gênent leurs rameaux. 5o6 NATHAN LE SAGE. Les grands hommes souvent furent de grands fléaux : Mais, quant aux gens de bien, la nature féconde, Pour s'aider, pour s'unir, les sema dans le monde. Ah! l'orgueil est à plaindre; il ne sait point aimer. Dans l'homme son égal l'homme doit s'estimer. Voyez au mont Thabor si la branche hautaine Qui s'élève et grandit sur la cime du chêne Pour la branche d'en bas affecte des mépris : Nés sous un même ciel, d'un même suc nourris. Le tronc et les rameaux sont enfans de la terre. MONTFORT. Mais quel peuple, Nathan, sanctifia la guerre? Quel peuple le premier, dans son orgueil cruel, Se nomma peuple élu , peuple chéri du ciel ; Et toujours asservi, mais dominant ses maîtres, Voulut leur imposer le dieu de ses ancêtres? C'est le juif qui , trompant musulman et chrétien , Osa dire avant eux : Le seul Dieu , c'est le mien. J'ai droit de mépriser ce peuple et sa croyance. Au pied de ses autels naquit l'intolérance. Ainsi, par les humains les humains sont proscrits; Par le glaive sanglant les dogmes sont écrits; Au nom du meilleur Dieu, l'Occident sacrilège Vint des temples chrétiens venger le privilège. Ici même, aujourd'hui, c'est pour le meilleur Dieu... Moi je suis templier ; vous êtes juif; adieu. Je vous laisse : oubliez ce que je viens de dire. ACTE II, SCÈNE III. 5o7 NATHAN. L'oublier! vous voulez en vain me le prescrire; Et c'est de ce moment que je m'attache a vous. Mon peuple! votre peuple! Eh! sont-ils donc à nous? Fûmes-nous consultés en recevant la vie? Qui de nous peut choisir son peuple et sa patrie? Nos parens à leur gré font un juif, un chrétien; Différence de mots. Dieu fait un homme. Eh bien! Laissons se disputer Jérusalem et Rome. Si dans vous, templier, mon cœur trouvait un homme Qui d'un titre nouveau voulut se contenter?.... MONTFORT. Vous le trouvez , Nathan ; vous pouvez y compter. Vous trouvez plus encore; un ami : je veux l'être. Malheur à l'insensé qui peut vous méconnaître. NATHAN. Je puis donc à Zoé porter un peu d'espoir? MONTFORT. Épargnez-moi, Nathan: voudra-t-elle me voir? NATHAN, apercevant Zoé à la fenêtre. Mais déjà, ce me semble, elle vient nous entendre. Ma fille, auprès de nous tu peux enfin descendre. Vous ne m'avez pas dit votre nom, chevalier? C'est un point délicat que j'allais oublier. MONTF ORT. Olivier de Montfort. NATHAN. Montfort ! 5o8 NATHAN LE SAGE. MOJVTFORT. Oui. NATUAN. De Yalence? MONTFORT. 11 est vrai. NATHAN. Votre père a vu le jour en France? MONTFORT. Pourquoi ces questions? NATHAN. Pourquoi cet embarras? MONTFORT. Quelquefois on croit voir... NATHAN. Ce qu'on ne cherchait pas. Vous avez un secret; demeurez-lui fidèle. Voici ma fille, adieu. Je vous laisse auprès d'elle. Je ne veux point gêner les mouvemens heureux D'un cœur reconnaissant et d'un cœur généreux. Je porte avec orgueil le beau nom de son père: Vous, son libérateur, soyez pour elle un frère. (Il sort.) ACTE II, SCÈNE IV. Sog SCÈNE IV. MONTFORT, ZOÉ. MONTFORT. Un frère ! ah î plus encor. Mais , Zoé , vous tremblez ! Zoé, ne fuyez point, calmez vos sens troublés. ZOÉ. C'est vous! MONTFORT. Moi. ZOÉ. Vous! si tard! MONTFORT. Ce reproche m'enchante. Que ses regards sont doux ! que sa voix est touchante ! ZOÉ. Ces regards, cette voix vous ont cherché long-temps: ' Vous étiez occupé de soins plus importans; Et, même, à vous revoir je n'osais plus prétendre. Vous ne répondez pas? MONTFORT. J'aime mieux vous entendre. ZOÉ. Braver les feux! la mort! un chevalier chrétien Le peut... pour une juive... et quelquefois pour rien. MONTFORT. Brigite a répété... Quel était mon délire ! 5io NATHAN LE SAGE. ZOE. Ce qu'elle a répété, vous avez pu le dire. MONTFORT. Je suis vaincu , puni : c'est assez vous venger. Juste ciel ! à ce point j'osais vous affliger ! Je ne mérite pas le pardon que j'implore. z o É. Ne vous grondez pas tant; c'est m'affliger encore. M ONT FORT. Ah! votre ame est sensible autant que votre voix. Vous me pardonnez donc? ZOÉ. Oui , puisque je vous vois. Vous allez me trouver bien simple et bien naïve; Mais Brigite est chrétienne , elle est persuasive. D'après tous ses discours, je croyais bonnement, Et cette vision m'agitait en dormant... Vous riez? MONTFORT. Achevez. ZOÉ. Que, durant l'incendie. Celui dont les secours m'avaient sauvé la vie... Etait... vous allez rire... était mon ange... à moi. MONTFORT. A cet ange gardien vous n'avez plus de fol , Et votre ame, en dormant, n'en est plus agitée? ACTE II, SCÈNE IV. 5ri Z O É. Non, mon ange gardien ne m'eût jamais quittée. M ONT FORT. Quoi ! même en la sauvant je ne la voyais pas ! J'ignorais quel trésor j'arrachais au trépas! Ai-je compté sans elle un jour digne d'envie? Non; c'est en ce moment que je connais la vie; Et, loin d'elle égaré... ZOÉ. J'avais un sort plus doux : Vous étiez loin de moi; j'étais auprès de vous, Quand le vent du désert, soufflant avec furie, De sables enflammés inondait la Syrie ; Quand la pluie et la foudre et les noirs aquilons Des monts retentissans fondaient sur les vallons , Je disais , il me fuit : au moins a-t-il au monde Des secours, un asile, un cœur qui lui réponde. Mais il veille sur moi; je ne l'ai point perdu; Paisible dans le ciel dont il est descendu. Sans doute il quitterait sa patrie immortelle. Pour me placer encor sous l'abri de son aile. De ses regards sauveurs mes pas sont entourés. Cent fois , dans les instans au repos consacrés , Livrant mon ame entière à votre bienfaisance, De mon soutien chéri j'ai rêvé la présence. Cent fois de ma fenêtre, au moment du réveil, Quand l'air frais du matin, quand les feux du soleil Venaient sourire au ciel et consoler la terre, 5i2 NATHAN LE SAGE. J'ai vu, sous les palmiers, dans le champ solitaire, Briller le manteau blanc de mon libérateur. Mes yeux, suivant partout cet astre bienfaiteur. Ont gravi sur le mont, ont parcouru la plaine. Quand des derniers rayons la lumière incertaine Rougissait par degrés les sommets duTliabor, Après vous , sur vos pas , mes yeux couraient encor. Quand la nuit s'étendait sur la voûte étoilée. Seule, aux palmiers, aux vents, à l'ombre, à la vallée, A la colline absente adressant mes adieux. Pour vous voir plus long-temps je regardais les cieux. M ONT FORT. O pure et douce ivresse! ô candeur ingénue! Pour punir un ingrat qui vous a méconnue. C'est vous qui de ses torts daignez le consoler! Zoé! de mon bonheur voulez-vous m'accabler? Ah! mon cœur ignorait jusques à l'espérance; Tu m'as guidé , grand Dieu î des rives de la France : Ta bonté désarmait le bras de mon vainqueur, Pour sauver par mon bras cet objet enchanteur. Achève, et que Zoé ne me soit plus ravie; Zoé, le charme unique et l'ame de ma vie. Que Saladin me compte au rang de ses sujets; Qu'il conserve un empire où régnent ses bienfaits; Moins grand, mais plus heureux, je ne veux d'autre empire Que le toit qu'elle habite et l'air qu'elle respire. Et vous, exaucez-moi; vous, daignez confirmer Ces vœux d'un ciKur brûlant que je viens de former. ACTE II, SCENE IV. 5i3 Vous avez sur mes jours une entière puissance. Le vertueux Nathan vous donna la naissance; Qu'il soit aussi mon père, et que des nœuds chéris... ZOÉ. Le sauveur de sa fille est devenu son fils. N'exigez pourtant pas que ma bouche prononce: C'est à Nathan qu'il faut demander la réponse. MO]?fTFORT. Souffrez donc que je cède à mon empressement. Pour ne vous plus quitter, je vous quitte un moment. Puisse un père accueillir l'hommage le plus tendre ! Au fortuné Montfort puisse-t-il faire entendre Ce nom sacré de fils, ce nom tant souhaité, Aussi cher à mon cœur qu'il fut peu mérité! OEuvres posthumes. I. 33 5i4 NATHAN LE SAGE. L-».-» */v'»%^-'^m/»/% *^^/v*^*.^fc v/%/*%.'»^^%^»-'%*/%'^ *-'%^%. »-'V'**<^/% *''»/%'%-'»>^%/^ %/*'%* ACTE III. SCENE PREMIERE. MONTFORT, NATHAN. MONTFORT. Oa grâce, sa beauté, sa candeur ingénue Ont porté dans mon ame une ivresse inconnue. Je ne vois que Zoé: toujours, oh! oui, toujours Auprès d'elle, avec vous, s'écouleront mes jours. N'est-il pas vrai , Nathan ? IS'ATHAN. Vous la verrez sans cesse. Vous lui devez, Montfort, toute votre tendresse. MONTFORT. O mon père! NATHAN. Un tel nom... MONTFORT. Vous en êtes surpris? NATHAN. Cher et brave jeune homme! ACTE ni, SCÈNE I. 5i5 MONT FORT. Et non pas votre fils! NATHAN. Mon ami. MONTFORT. Votre fils! NATHAN. Mon bienfaiteur. MONTFORT. Encore ! Et votre fils, Nathan, ce fils qui vous implore, Aura-t-il vainement embrassé vos genoux? NATHAN. Un moment, chevalier; arrêtez; levez- vous. MONTFORT. On peut rester sans honte aux genoux de son père. NATHAN. Levez-vous, quelle ardeur! quel bouillant caractère! Et cette croix, Montfort, ces vœux d'un chevalier? MONTFORT. Zoé , d'un seul regard , m'a fait tout oublier. M'opposez-vous des vœux dictés par l'imprudence , Que, sans le concevoir, bégaya mon enfance? NATHAN. Non. Mais dois-je répondre à ceux de votre amour, Sans savoir quel Montfort vous a donné le jour? MONTFORT. Eh! qu'importe? 33. 5i6 NATHAN LE SAGE. NATHAN. Oh! beaucoup, beaucoup, je vous assure. MONTFORT. Ainsi vous repoussez la voix de la nature! Vous divisez, Nathan, deux cœurs faits pour s'aimer. NATJIAN. Je ne divise poitit, mais je veux m'informer. Montfort , ce nom de père , il m'est doux de l'entendre. A l'accepter de vous si je pouvais prétendre. En comblant vos désirs , je serais trop heureux. Mais je me suis chargé d'un devoir rigoureux: Je veux jusqu'à la fin le remplir avec zèle; Et je cours sans larder où ce devoir m'appelle. (Il sort.) SCÈNE IL MONTFORT, ZOÉ, BRIGITE. BRI GITE. Eh bien, Nathan vous quitte, et vos vœux sont remplis. MONTFORT. J'implorais à ses pieds le tendre nom de fils : .le n'ai pu l'obtenir. ZOÉ. De Nathan! de mon père! MONTi;ORT. Oui, si je veux l'en croire, il est bon qu'il diffère. ACTE 111, SCÈNE II. ^17 B R 1 Cx I T E. Et quel est son prétexte? MONTFORT. Un devoir important. BRI GITE. Vous saurez son secret. Jurez auparavant D'aimer toujours Zoé, de la prendre pour femme, De faire son bonheur, et de sauver son ame. MONTFORT. Mais son père, avant tout, voudra-t-il consentir?... BRIGITE. Il y sera forcé : j'ose le garantir. MONTFORT. Il y sera forcé! j'ai peine à te comprendre. Forcé, dis-tu? son père? BRIGITE. Eh oui: forcé de rendre Ce qui n'est point à lui. Pourquoi dissimuler? C'est là le grand secret que Nathan veut celer: Sa Zoé n'est point juive. MONTFORT. Elle est... BRIGITE. Elle est chrétienne. MONTFORT. Fort bien. Sa piété fait honneur à la tienne : Tu sais donc convertir ? 5i8 NATHAN LE SAGE. BRI GITE. Ne ferais-je pas bien? Mais vous n'entendez pas : elle est d'un sang chrétien. MONTFORT. Nathan , le bon Nathan , lui cacha sa naissance ? BRI GITE. Jamais de ses parens elle n'eut connaissance. On ne sait point leur nom , leur foi , ni leur destin ; Mais elle est bien chrétienne , et rien n'est plus certain; Car c'est chez les chrétiens que Nathan l'a trouvée; Et c'est par un chrétien que Dieu l'a conservée. ZOÉ. Brigite aurait bien dû renfermer ce secret ; Et son excès de zèle est au moins indiscret. Restez ici, Montfort; je vais chercher mon père; Son cœur n'est point changé ; c'est en lui que j'espère. A lui seul est le droit de choisir mon époux. Si Nathan m'aime encor, Nathan sera pour vous. (Elles sortent. ) SCÈNE III. MONTFORT. Quel étrange secret m'a confié Brigite! J'en tirerai parti: la chose le mérite. Nathan peut-il forcer la fille d'un chrétien ? Mon bon religieux saurait... Il ne sait rien. Mais , le voici , je pense ; il est en compagnie. ACTE III, SCÈNE III. 5i9 Quel est ce court vieillard à mine rebondie? Il a Tair de se plaindre et de gronder tout bas, Et ses nombreux valets semblent compter ses pas. De pompeux vêtemens, une allure hautaine! Un regard dédaigneux, hypocrite avec peine! Oh ! c'est le patriarche ; il n'en faut point douter. Sans lui nommer personne , on peut le consulter. SCÈNE IV. MONTFORT,DOM TREMENDO, F. BONHOMME, SUITE. DOM TREMENDO, bas à frère Bonhomme. Oui , vous avez manqué de courage et d'adresse. F. BONHOMME. Il est vrai ; j'ai tremblé , j'ai rougi. DOM TREMENDO. Pauvre espèce! MONTFORT, à part. Ils sont fort occupés; différons un moment. F. BONHOMME. Je n'ai pas eu le don de mentir saintement. DOM TREMENDO. A quoi vous sert le frôc ? F. BONHOMME. Oh! la mauvaise honte! DOM TREMENDO. Sottise. ^'20 NATHAN LE SAGE. F. BOjy HOMME. Vous plaît-il de régler notre compte ? Pour trois commissions... DOM TREMENDO. D'un succès malheureux. F. BONHOMME. Trois écus parisis. DOM TREMEWDO. Tenez. F. BONHOMME. C'est encor deux : Car un et deux font trois. DOM TREMENDO. Pas toujours. F. BONHOMME, à part. 11 m'effraie. DOM TREMENDO. C'est un de temps en temps. F. BONHOMME. C'est trois, quand on nous paie. DOM TREMENDO. Oui, c'est trois, j'en conviens, lorsqu'on a réussi. Tant tenu , tant payé. L'Église en use ainsi. Devenez plus habile : en rendant un service , Qui sait? frère Bonhomme aurait un bénéfice; Mais il tremble, il rougit; il ne sait point mentir. Oh ! nous n'en ferons rien ; rien , pas même un martyr. ACTE III, SCENE IV. 52i F. BONHOMME. Tant mieux. ' MONTFORT, s'approchant de dom Tremendo. A VOS regards puis-je un instant paraître? DOM TREMENDO. La croix! le manteau blanc! tout jeune! ah! c'est peut-être.. Oui , c'est le Templier, F. BONHOMME. C'est lui, mon révérend. DOM TREMENDO. Ecoutez , observez , voyez comme on s'y prend. F. BONHOMME. Bon. DOMTREMENDO,à Montfoi t. Nous vous chérissons ; Saladin vous honore ; C'est le secret du ciel qui nous protège encore. De la cause de Dieu vous serez le soutien , La fleur des chevaliers, l'honneur du nom chrétien. M ONT FORT. Je demande... DOM TREMENDO. Ah! voyons. MONTFORT. Ce qui manque à mon âge : Des conseils. DOM TREMENDO. C'est parler en jeune homme bien sage ; Mais il faudra les suivre. 522 NATHAN LE SAGE. MOWTFORT. Aussi tel est mon vœu. En pensant avec vous, en raisonnant un peu... DOM TREMENDO. Penser est dangereux; raisonner, inutile; Croire, c'est ce qu'il faut: croire est bien plus facile. MONTFORT. Me commanderiez-vous de croire aveuglément? DOM TREMENDO. La raison quelquefois est bonne assurément. Employez la raison dans les choses vulgaires ; Mais, hors du temporel, dans toutes les affaires De Dieu, de son Eglise, elle est hors de saison. F. BONHOMME. Que de gens sont damnés pour avoir eu raison! DOM TREMENDO. Ah! pas mal. MONTFORT. Est-il vrai? c'est un malheur étrange. DOM TREMENDO. Rien n'est plus vrai. Si Dieu vous envoyait un ange ; Et tout ministre saint, confesseur de la foi. Est un ange ; si Dieu , qui vous adresse à moi , D'une grande action vous déclarait capable, On ne vous verrait point, par un orgueil coupable,, Opposer la raison à ce maître divin Qui créa la raison dont vous êtes si vain. Un jour sur ce point la nous reviendrons, j'espère. ACTE III, SCÈNE IV. 523 Il vous faut des conseils. Sur quel sujet? M ONT FORT. Mon père. Je suppose qu'un juif appelle son enfant Une fille, un objet aimable, intéressant, A l'ingénuité joignant une ame active, A la beauté qui plaît la grâce qui captive : Si la nature entr'eux ne forme aucun lien , Et si c'est, en un mot, la fille d'un chrétien; Si, trouvée, enlevée aux jours de son enfance, Elle ignore sa foi, ses parens, sa naissance....? DOM TREMENDO. Vous me faites frémir en me parlant ainsi. Voyons , expliquez-vous : qu'est-ce que tout ceci ? Procédons dans un ordre et clair et méthodique : Mon fils , la chose est grave. Est-elle hypothétique ? Ou bien , si c'est un fait arrivé récemment , Et qui peut-être encore arrive en ce moment ? MOWTFORT. Cela doit être égal. Quelle est votre pensée ? DOM TREMENDO. Egal! erreur, mon fils! Hérésie insensée! De la fière raison voyez donc les excès : Quand il s'agit du ciel et de ses intérêts , Egal ! eh non , vraiment : c'est chose nécessaire Que de savoir du moins sur quoi l'on délibère. Certes , il ne faut pas grande réflexion Pour un pur jeu d'esprit, pour une fiction ; 5^4 NATHAN LE SAGE. Mais , si ce n'était pas une simple hypothèse ; Si le cas arrivait dans notre diocèse; Alors... Oh! nous verrions... MOWTFORT. Alors? eh bien? DOM TREMENDO. Alors On poursuit , on dénonce , on appréhende au corps... MONTFORT. Ciel! DOM TREMENDO. Le juif prévenu de ces délits énormes. MONTFORT. De grâce... DOM TREMEINDO. Point de grâce : un procès dans les formes. MONTFORT. Si... DOM TREMENDO. L'on fait un exemple utile et signalé. MONTFORT. Il faut d'abord... DOM TREMENDO. Il faut que le juif soit brûlé. MONTFORT. Brûlé! DOM TREMENDO. Des saints canons tel est l'arrêt suprême Contre tout juif , impur et frappé d'anathême, Qui commet envers Dieu l'effroyable attentat ACTE III, SCENE IV. 5^5 De corrompre un chrétien, d'en faire un apostat. MONTFORT. Brûlé ! DOM TREMENDO. Remarquez bien qu'à l'égard de l'enfance Tout , de la part du juif, est censé violence. M O N T F G R T. Si l'enfant périssait, quand un zèle attentif S'intéresse... DOM TREMENDO. J'entends : mais on brûle le juif. MONTFORT. Brûlé! pour avoir eu l'ame honnête et bien née! Pour avoir secouru la jeune infortunée! DOM TREMENDO. Zèle impie, indiscret! pourquoi la secourir? Il était plus humain de la laisser mourir: Sa mort valait bien mieux que sa perte éternelle. Dieu ne veillait-il pas? sa bonté paternelle. Sans le secours du juif, pouvait la conserver. MONTFORT. Eh bien ! malgré le juif, il peut donc la sauver. F. BONHOMME. C'est embarrassant. DOM TREMENDO. Paix. MONTFORT. Un peu plus d'indulgence. 5^6 NATHAN LE SAGE. S'il n'éleva l'enfant dans aucune croyance, Si , lui laissant le choix d'un système adoptif... DOM TREMENDO. Oh ! c'est alors surtout que i'on brûle le juif. Oui ! des enfans chrétiens c'est ainsi qu'on dispose ! Passe pour juive encor : c'est croire à quelque chose. Tout en brûlant le juif, on aurait pu... mais rien ! Ne rien croire du tout! nous l'empêcherons bien. Adieu. MONTFORT. Ce que j'ai dit vaut-il qu'on s'en occupe ? Un problême! DOM TREMENDO. A résoudre. Oh ! je ne suis poins dupe. Je prétends que le juif soit cité devant moi. Elever des enfans qui n'ont ni foi ni loi ! Un bel auto-da-fé nous en fera justice. H faut qu'en tous les points le traité s'accomplisse: J'en ai l'original écrit sur parchemin , Bien scellé, bien signé: Philippe et Saladin. Je devine les noms qu'on ne veut pas m'apprendre; Le sultan me verra ; je lui ferai comprendre Qu'un aussi grand scandale anéantit les mœurs; Qu'un sultan qui permet de pareilles horreurs Compromet son salut, ses intérêts, sa gloire; Qu'un trône est renversé dès qu'on peut ne rien croire ; Qu'il y va de ses jours , et qu'à moins d'être un sot Qui veut régner en paix veut un peuple dévot. ( 11 sort avec F. Bonhomme et la suite. ) ACTE ITT, SCÈNE V. 627 SCÈNE V. MONTFORT, SALADTN. MO NT FORT. En qualité de moine, il est impitoyable: C'est bien , si diable y a , le pontife du diable. Mais Saladin pensif vient d'un autre coté, Seul... et qu'a-t-il besoin d'un éclat emprunté? Sultan, ton prisonnier... SALADIN. Toi ! ce nom m'humilie. Je puis te rendre libre, ayant sauvé ta vie; Tu l'es dès ce moment, jeune et brave chrétien; Mais j'envie aux Français un cœur tel que le tien. Voilà bien mon Assad ! c'est son image entière ; C'est sa voix , son courage , et sa franchise altière : Tel que je l'ai connu, je le retrouve en toi. Je puis te dire : Assad , qu'as-tu fait loin de moi ? Quel dieu conservateur te rend à ma tendresse? Quel souffle a rafraîchi ces fleurs de ta jeunesse? Du long sommeil d' Assad quels lieux furent témoins ? Dans ce rêve enchanteur tout n'est pas rêve au moins. Le temps fuit : j'ai vieilli ; mais les rides de l'âge N'ont point sur mon Assad étendu leur outrage. Aux jours de mon printemps je l'ai vu se flétrir; Mon automne embelli le verra refleurir. 5^8 NATHAN LE SAGE. Le veux-tu ? MONTFORT. Mais ta loi... SALADIJV. Tu vivras dans la tienne, Libre aux bords du Jourdain comme aux bord s de la Seine. Je ne demande point de raisins au pommier, De datte au sycomore et d'olive au palmier. MONTFORT. Sans cela , serais-tu si bon , si magnanime ? SALADIF. C'est toi que la bonté, toi que la gloire anime. MONTFORT. Moi! SALADIN. N'as-tu pas sauvé la fille de Nathan? Une fille charmante! MONTFORT. On t'a dit vrai , sultan : Elle charme, elle est belle; et j'ai sauvé sa vie. J'accours, à la lueur d'un horrible incendie. Chez Nathan: c'est ce juif que je ne connais pas. Le hasard , qui souvent paraît guider nos pas , Veut que mon action tourne à son avantage. SALADIN. Ton action est belle , et le hasard bien sage : Il guide donc les pas d'un chevalier chrétien! Le hasard t'a conduit chez un homme de bien. ACTE III, SCENE V. 329 MO NT FORT. Trop souvent le même homme a différentes faces. SALADIN. Attaclions-nous au fond et non pas aux surfaces. D'un examen stérile à quoi bon te charger? Jouis , et bénis Dieu , qui sait tout arranger. Mais, jeune homme, je crains cette rigueur extrême. Je ne suis pas toujours d'accord avec moi-même , Et j'ai bien quelquefois mes différens cotés. M ONT FORT. Mais tu n'as pas du moins des dehors affectée, L'étalage imposteur d'une sagesse austère. SA.LADIN. A qui donc en veux-tu ? pourquoi tant de mystère ? Des soupçons sur Nathan! qui pourrait t'en donner? M ONT FORT. Lui ? J'ai droit de me plaindre et de le soupçonner. Il était loin d'ici. Cette fille si belle, Cette Zoé... tu sais ce que j'ai fait pour elle; Français et Templier, j'ai rempli mon devoir. J'avais, depuis ce temps, refusé de la voir. Que je rougis! SALADIN. De quoi ? d'avoir été sensible Pour une juive ? toi ! le scrupule est risible. J'ignorais que le cœur eût des opinions. M O N T F O R T. Je rougis de céder à des impressions OEuvres posthumes. I. ^4 53o NATHAN LE SAGE. Dont j'avais si long-temps méprisé la puissance ; D'avoir été vaincu sans faire résistance. Par un discours flatteur le père me séduit, Me parle de Zoé , près d'elle me conduit. Cet instant me soumet au pouvoir d'une femme; Une seconde fois j'ai traversé la flamme : Mon cœur a tout senti, ma bouche a tout osé: J'ai demandé sa main ; Nathan m'a refusé. SALADIN. Refusé ! MONTFORT. Pas encor; mais il procède en forme. Il faut, auparavant, qu'il pense, qu'il s'informe. Il veut y réfléchir. Eh! n'a-t-il pas raison? Moi-même , quand le feu consumait sa maison , Quand j'entendais les cris de sa fille expirante , Avant de m'élancer dans la fournaise ardente, J'ai réfléchi long-temps, comme il fait aujourd'hui; Je me suis à loisir informé comme lui. Nathan est bien heureux d'avoir tant de prudence. s A L A D I N. Ta plainte est trop amère : allons, de l'indulgence; Montre au moins pour son âge un peu plus de respect. Je vois dans tout ceci le vieillard circonspect. Mais non le sot crédide ou le lâche hypocrite. Crois-tu donc qu'il voudra te faire israélite ? M ONT FORT. Je ne répondrais pas ([ue ce fût son projet ; ACTE III, SCENE V. 53r Mais certains préjugés, sucés avec le lait, Deviennent nos tyrans jusque dans la vieillesse. Et qu'importent les ris d'une feinte sagesse? En riant de ses fers, cesse-t-on d'en porter? SALADIN. Cette remarque est mûre et bonne à méditer. M ONT FORT. Si le sage Nathan , si ce parfait modèle , A l'esprit de sa secte aveuglément fidèle. Frondant nos préjugés, mais esclave des siens. Détournait de leur foi les filles des chrétiens; Si , les faisant chercher dès leur plus tendre enfance , Il trompait à loisir leur crédule innocence, Que dirais-tu, sultan? , s A L A D I N. Mais , je n'en croirais rien. M ONT FORT. Je saurai me venger. SALADIN. Sois tranquille, chrétien. M ONT FORT. Ce reproche m'accable, et je sens sa puissance. Si je savais comment dans cette circonstance Assad en eût agi ? SALADIN. Pas beaucoup mieux , je crois. Il se fût emporté peut-être autant que toi. A lui tant ressembler qui donc a pu t'instruire? 34. 532 NATHAN LE SAGE. Comme toi , par un mot , il savait me séduire. Si contre mon Nathan tu n'es point prévenu , Son caractère encor ne m'était pas connu. Mais il est mon ami ; tu l'es aussi sans doute : Ne restez pas brouillés sans vous entendre. Ecoute : Laisse-moi prendre au moins quelques renseignemens. Tes moines tracassiers, dans leurs emportemens, Voudraient, contre ce juif, armer l'Asie entière. Un chevalier n'est pas chrétien à leur manière : Prompt à rendre service, et lent à se venger... MOPTTFORT. Plus loin qu'il n^ fallait j'ai^pensé m'engager: Du vieux dom Tremendo si l'âpre caractère Ne m'avait effrayé... SALADIN. Gomment, dans ta colère, Sans m'avoir consulté, tu t'adresses d'abord Au patriarche ? M ONT FORT. Eh! oui. C'est un premier transport; J'en rougis à tes yeux; je me sens bien coupable, Si ton Assad en moi n'est plus reconnaissable. SA LADTN. Ta crainte et ta pudeur me l'ont déjà rendu. Cehii qui sait rougir aime encor la vertu. ACTE III, SCÈNE VI. 533 SCÈNE VI. SALADIN, MONTFORT, NATHAN, ZOÉ, BRIGITE, DOM TREMENDO, F. BONHOMME. NATHAN, à Saladin. Permets. SALADIN. Nathan lui-même , et sa fille , je pense. MONTFORT. C'est elle. SALADIN. Que d'attraits ! quelle aimable innocence ! Que son père est heureux! Zoé, plus je vous vois... Pardonnez-moi ces pleurs ; je fus père autrefois. ZOÉ. Je n'éprouvai jamais d'émotion plus tendre. DOM TREMENDO. Je dénonce Nathan. SALADIN. Nathan ! NATHAN. Daigne m'entendra. DOM TREMENDO. Je réclame vengeance. SALADIN. Un patriarche! 534 NATHAN LE SAGE. NATHAN. Et moi, Je réclame justice. SALADIN. Et tu l'auras. Pourquoi Dénoncez-vous Nathan ? DO M TREMENDO. Zoé n'est point sa fille: Elle ignore son nom, son pays, sa famille, Son Dieu. s A L A D I N. Qui vous l'a dit? DOM TREMENDO. Ce jeune Templier Sait bien tout le secret. SA LAD IN. Est-il vrai, chevalier? De qui le tenez-vous ? BRI GITE. Pardon. NATHAN. De vous, Brigite? SALADIN. Et vous, d'un tel secret qui vous avait instruite? NATHAN. Moi-même. BRIGITE. Trop de zèle... ACTE III, SCÈNE VI. 535 NATHAN. Est souvent dangereux: Le tien n'aura pourtant que des effets heureux. SALADIN. Mais adoptive ou non , cette Zoé si chère, Pourquoi crains-tu , Nathan , de l'unir... NATHAN. A son frère. SALADIN, MONTFORT, ZOÉ, BRIGITE. Se peut-il ? NATHAN. Je le crois. Votre nom , votre sort , Chevalier , quels sont-ils ? BIONTFORT. Olivier de Montfort ; Tel est mon nom. Ces lieux ont vu mourir mon père. NATHAN. Ne l'ont-ils point vu naître ? MONTFORT. On le disait. Ma mère Déposa mon enfance au sommet du Thabor, Dans l'hospice sacré que l'on habite encor. Elle revit bientôt les rives de la France. Par elle transporté dans les murs de Valence, De là, près de Philippe à la cour amené. J'y devins orphelin, sans être abandonné; Mais, né d'une Française, au fond de la Syrie, I^'instinct me commandait de revoir ma patrie. 536 NATHAN LE SAGE. Admis, depuis six mois, parmi les Templiers, Je suivis l'étendard des jeunes chevaliers Qui , dans les derniers temps , vinrent sur ce rivage Illustrer sans succès un injuste courage. Je fus pris au combat par un gros d'ennemis. Saladin sait le reste. SALADIN. Aujourd'hui, j'en frémis: D'après ce que j'entends , j'ai pu commettre un crime. NATHAN. On t'avait dit qu'Assad épousa dans Solyme... SALADIN. Une jeune Française. DOM TREMENDO. Et mourut bon chrétien. F. BONHOMME. Ah ! comme il était sage ! et comme il voyait bien l SALADIN. Mais, du nom de sa femme avait-on connaissance? NATHAN. On l'appelait Montfort; elle était de Valence. SALA DIN. Enfans, enfans chéris, que je presse en mes bras, Seriez-vous, tous les deux, fils de mon frère? ]MONTFORT. Hélas I ACTE III, SCÈNE VI. 537 DOM TREMENDO. Ce moine peut donner quelque nouvel indice. F. BONHOMME. Quinze ans déjà passés, le soir, en notre hospice, Une dame française amena deux en fans : Une fille, un garçon: le garçon de quatre ans, La fille de six mois. Servant du monastère, Je n'ai pu du secret être dépositaire. Leurs noms et leurs destins ne me sont pas connus ; Le gardien savait tout ; mais ce gardien n'est plus. NATH A.N. Frappé de certains bruits, au bout de deux années, J'allai voir ces enfans; mais de leurs destinées Tout vestige à l'hospice était anéanti ; Et le jeune Olivier lui-même était parti. Etonné qu'on l'eût seul amené dans la France, D'une bonne action je conçus l'espérance : Au sein de ma maison je recueillis la sœur, Zoé, qui sur mes jours versa tant de douceur, Zoé qui fut ma fille. ZOÉ. Et qui veut toujours l'être. SALADIN. Ah! que la vérité se fasse mieux connaître. Nulle preuve! DOM TREMENDO. Un instant. Nous en avons, je croi. Quand j'ai quitté Montfort, ce juif était chez moi; 538 NATHAN LE SAGE. Il venait m'informer de sa fausse démarche. J'ai répondu qu'au temps du dernier patriarche On avait de l'hospice, et par un ordre exprès, Porté chez ce prélat le dépôt des secrets ; Qu'il avait lui, le juif, tenté la Providence, Commis par des bienfaits le péché d'imprudence, Par des soins réprouvés blessé nos saintes lois; \ Que le grand Saladin protégerait nos droits; Qu'un juif ne doit jamais adopter que des juives. Enfin , j'ai devant lui fouillé dans nos archives. En ce coffret d'ébène un papier s'est trouvé. Au dos est en français : Olivier et Zoé. Plus bas en syrien, d\ui petit caractère, On lit : « De cet écrit respectez le mystère. « D'un enfant que l'on pleure il fera le destin ; « Remettez, sans l'ouvrir, la lettre à Saladin. » Les cachets sont entiers. Daignez les rompre, et lire. SALADIN. C'est la main de mon frère! à peine je respire. « O Frère bien aimé , cet écrit précieux (c N'affligera point ta grande ame. « Delphine de Montfort a dessillé mes yeux: « Persuadé par elle, en la prenant pour femme, « Ton Assad a quitté la foi de ses aïeux. « En attendant que sur la terre « La paix descende, enfin, des cieux; a Nous sauvons deux enfans des périls de la guerre. « Peut-être dans Solyme ils trouveraient la mort. ACTE III, SCÈNE VI. 5*^9 « L'un d'eux est notre fils, Olivier de Moiitfort; « Zoé, seul rejeton d'une auguste famille, « Des fils ravis à ton amour « Pourra te consoler un jour : « Zoé n'est point Zoé , mais Selima ta fille. » TOUS. Ciel! SALADIN. Selima! rends-moi mes enfans malheureux; Viens tarir tous les pleurs que j'ai versés pour eux. Montfort, je te la donne. Assad, 6 mon cher frère. Tu me conservais donc le bonheur d'être père! ZOÉ. Olivier ! MOKÏFORT. Selima! vous n'êtes point point ma sœur. NATHAN. Mes désirs sont comblés: ce n'était qu'une erreur. F. BONHOMME. C'est pourtant bien dommage; elle n'est pas chrétienne. NATHAN. Sultan , reprends ta fille. s ALADIN. Elle est aussi la tienne. NATHAN. , J'habitais avec elle; il faut nous séparer. 54o NATHAN LE SAGE ZOÉ. Jamais. SALADIN. Avec nous trois tu viendras demeurer. BRIGITE. Et moi donc? ZOÉ. Viens aussi. BRIGITE. Puis-je vivre loin d'elle? SALADIN. Venez , aimez-la bien , mais calmez votre zèle. DO M TREMENDO. Le bon cœur! SALADIN. Et, Nathan, que dites-vous du sien? DO M TREMENDO. On n'est pas, quoique juif, un plus homme de bien. SALADIN. Ainsi, vous l'absolvez du péché d'imprudence? DO M TREMENDO. Ahî du Dieu des Chrétiens je vois la providence. SALADIN. Souffrez, dom Tremendo, qu'il soit le Dieu de tous. Le soleil qu'il créa luit pour vous et pour nous. Célébrons cependant cette heureuse journée; Par un banquet d'amis qu'elle soit terminée. Là, sans vouloir du ciel régler les intérêts, tt8lfOTMr/-A ACTE III, SCÈNE VI. 54i Soyons, en nous aimant, dignes de ses bienfaits. Le reste, à Saladin passez quelque hérésie, Le reste est habitude, intérêt, fantaisie. Sur ce point déhcat si l'on veut s'accorder, L'Etat doit tout permettre, et ne rien commander. TABLE DES PIECES CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME. Avertissement de l'éditeur Page i CYRUS. — Analyse de Cyrus , par M. Sauvo 9 Cyrus , tragédie en cinq actes 19 PHILIPPE II , tragédie en cinq actes 89 BROTUS ET CASSIUS. — Épitre dédicat. à mon frère. i85 Brutus et Cassius, tragédie en trois actes 197 TIBÈRE , tragédie en cinq actes 247 OEDIPE-ROI , tragédie en cinq actes 827 OEDIPE A COLONE , tragédie en cinq actes 891 ELECTRE , tragédie non terminée 44^ NATHAN LE SAGE , drame en trois actes 469 /r > 264 fl!u Écliéonct U0l4Nnv ')n^ The Librory University of Ottowa Dote dut CE 39003 002381837b CE PQ 1966 .Al 1829 V006 COO CHFNlERf ACC« 12L6926 HAR OEUVRES CCHP